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Polanski, Gauguin… : les autodafés 2.0, une réponse à la culture de l’impunité ?

Sara Art Fondatrice - Redactrice en Chef

Dans cet édito il ne s’agit pas de raviver la controverse sur la séparation entre une œuvre et l’artiste, ni même de parler du film J’accuse de Roman Polanski, mais de constater la naissance d’une nouvelle vague moralisatrice réclamant à cor et à cri, le boycott d’artistes à la vie parfois dépravée et condamnable.

Le débat autour de la censure resurgit dans le quotidien américain New York Times, où une journaliste suggère le plus sérieusement du monde d’interdire une exposition du peintre Gauguin, accusé d’être un pédophile et un colonialiste.

« Paul Gauguin a souvent eu des relations sexuelles avec de très jeunes filles, ‘épousant’ deux d’entre elles et ayant des enfants d’elles. Nul doute que Gauguin a tiré parti de sa position d’Occidental privilégié pour profiter de toutes les libertés sexuelles dont il disposait. »

Notre époque penche vers la censure, au nom de valeurs nobles, d’idéaux, que nous sommes tous prêts à applaudir, seulement l’enfer est pavé de bonnes intentions. Partout dans le monde, ce nouvel ordre moral a le vent en poupe, les revendications de différents groupes militants s’attaquent aux œuvres artistiques, à la création. Pour cela il suffit de déplaire à une catégorie de la population, Voltaire en a fait les frais, le même sort fut réservé à la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, elle aussi jugée blasphématoire.

Chaque groupe catégoriel composant ce pays a des raisons parfaitement « légitimes » d’interdire des films, des romans… Prenons l’exemple du colonialisme. J’entends soudain un silence étourdissant et les murmures sidérés, mais ce n’est pas pareil, cela n’a rien à voir, ils n’ont pas le droit, ah bon ? Qui dit colonialisme dit envahir un pays, un territoire, tuer des millions de gens, voler des richesses, violer des femmes, spolier des terres, c’est un crime majeur impossible à nier. Les victimes de crimes nazis, de l’esclavagisme, du racisme, de l’homophobie, du patriarcat… pourront à leur tour clamer haut et fort leurs oppositions aux diffusions d’œuvres, mais à quel prix ?

Le cinéma, le théâtre, la littérature, la peinture, la sculpture, la danse, aucune expression artistique n’est à l’abri de la vindicte, au point de voir L’Observatoire de la liberté de création s’alarmer devant la montée de ce nouveau puritanisme et rappeler dans son manifeste :

« L’œuvre d’art, qu’elle travaille les mots, les sons ou les images, est toujours de l’ordre de la représentation. Elle impose donc par nature une distanciation qui permet de l’accueillir sans la confondre avec la réalité. C’est pourquoi, l’artiste est libre de déranger, de provoquer, voire de faire scandale. Et, c’est pourquoi son œuvre jouit d’un statut exceptionnel, et ne saurait, sur le plan juridique, faire l’objet du même traitement que le discours qui argumente, qu’il soit scientifique, politique ou journalistique. »

Avec ce titre « Is It Time Gauguin Got Canceled? » évoquant Fahrenheit 451, le roman de science-fiction dystopique de Ray Bradbury, le New-York Times met les pieds dans le four de la censure. Pouvons-nous vraiment accepter d’annuler (cancel) des pans de notre culture ? C’est-à-dire ni plus ni moins effacer du paysage des œuvres d’auteurs jugés immoraux.

Corneille et Molière étaient des macho, Léonard de Vinci, le génie italien, aimait les très jeunes hommes. Montherlant était un pédophile, pourquoi ne pas interdire ses pièces de théâtre ? Louis Aragon était un bolchevique, Charlie Chaplin a engrossé deux mineurs qu’il épousa pour échapper au scandale. On pourrait aussi interdire le film Lolita réalisé par Stanley Kubrick avec James Mason et Sue Lyon, adapté du roman de Vladimir Nabokov publié en 1955. L’héroïne de ce livre a 12 ans et demi, même si l’actrice incarnant son rôle avait 17 ans. Il n’en reste pas moins que l’on parle d’inceste et de l’attirance sexuelle d’un homme de 37 ans pour une pré-adolescente.

La « folie du politiquement correct » n’est plus sensible à l’analyse, au droit, elle cherche à infantiliser, asservir et exercer un contrôle, une hégémonie sur le savoir auquel nous avons accès, il est d’ailleurs assez ironique de constater que les victimes de violences : les femmes violées, harcelées, et souvent aliénées, les enfants jetés dans les bras de leurs agresseurs, et toutes les personnes blessées, déchirées par des comportements délictueux font face justement à la censure de leurs paroles et à la maltraitance des différentes institutions censées les protéger. Elles veulent être entendues, ne plus se heurter au mur de l’omerta et ne pas subir l’incapacité de la Justice à répondre aux agressions.

L’hypocrisie de ce système de censure préfère batailler contre les moulins à vent au risque d’appauvrir la connaissance, le patrimoine culturel et scientifique, car l’excommunication peut frapper toutes les disciplines. Cette tendance à lancer des anathèmes est hélas de plus en plus fréquente, dans une société de pulsions en mode Black Mirror, de réactions primaires, de l’immédiateté, abonnée aux likes, car il bien trop épuisant de construire une réflexion sur différents étages, on préfère la paresse des autodafés 2.0 et la consommation d’émotion express.

Dans ce meilleur des mondes des censeurs, le tribunal de l’inquisition des réseaux sociaux instaure son pouvoir de droit divin du bien indiscutable, intangible, un camp du Bien qui a une passion, il faut bien le reconnaître, celle de l’interdiction…

Pendant ce temps, la structure du système basée sur toutes sortes de connivences, d’abus, d’oppressions, du « circulez, il n’y a rien à voir« , pourra se maintenir en place, et ne sera pas examinée attentivement : les parties de codes infectées ne seront pas modifiées, et pour obtenir ce résultat, la meilleure méthode est de fabriquer des camps, des divisions… N’oublions pas la censure est aussi un instrument de propagande, l’industrie du cinéma, entre autres, a participé activement à la promotion d’un certain way of life, d’une vision du monde ; durant les guerres successives, les studios d’Hollywood ont répondu à chaque fois à l’appel des politiques, permettant ainsi le formatage des esprits dans une certaine mesure.

Le désenchantement face aux multiples iniquités de ce monde et méfaits d’hommes usant de leurs notoriétés pour échapper à leurs responsabilités ne doit pas oblitérer le désir d’éthique et de grandeur, le but n’est pas de boycotter des œuvres, ni de devenir soi-même le monstre que l’on combat, mais de changer des mentalités, d’élever le niveau d’éducation et de « conscientisation », de vivre dans un monde où le financement d’œuvres, de projets, est possible même si on n’est pas du sérail, un monde où pouvoir vivre simplement du fruit de son travail est réalisable, où un citoyen peut se promener dans la rue sans crainte d’être agressé, où le droit constitutionnel de manifester ne provoque pas des éborgnés, des amputés à coup de grenades explosives interdites dans tous les pays de l’Union Européenne, où la culture du viol, du harcèlement ne soit pas protégée au plus haut niveau, car ce sont des armes parmi d’autres, servant à entretenir un climat anxiogène, de haines, de casses, dans les entreprises, les institutions etc. Un monde aussi où les criminels sont mis hors d’état de nuire et, si possible, soignés, comme le préconise avec beaucoup de discernement Luc Frémiot, ex-procureur de la République de Douai.

Nous avons un choix à faire, celui du bon sens ou pas ? Faisons bien attention à ceux que nous souhaitons. Voulons-nous ouvrir des brèches dans lesquelles s’engouffreront tous les extrêmes et tous les manipulateurs de masse ? Sommes-nous certains d’être capables d’utiliser une arme aux conséquences aussi dévastatrices, alors que nous avons la possibilité de prendre une voie peut-être un peu plus longue mais sur laquelle nous avons la mainmise, même si elle requiert de l’investissement de notre part ? Ne succombons pas à la tentation de grille de lecture cloisonnée, binaire. Joignons plutôt nos forces pour dénoncer les vices d’une société inégalitaire !

 

Co-auteur de l’article Christophe A.