La sortie en DVD/Blu-Ray de Dark Waters par Darkstar était très attendue, tant le film de Todd Haynes (2019) nous avait marqués par son sujet, la maîtrise de son scénario, la sobriété des comédiens et de la mise en scène. Digne héritier des grands films américains de dénonciation des années 1970, Dark Waters passionne tant par la catastrophe sanitaire qu’il expose au grand public que par l’humilité de tous ceux et celles qui se sont mis au service de ce récit dont la prise de connaissance est tout simplement indispensable.
Dans le dossier de presse du film, Todd Haynes souligne avec sagacité que ce qui intéresse le spectateur d’un film de dénonciation, ce n’est pas tant ce qui est dévoilé – cela est évidemment déjà connu lorsque sort le film – mais le combat de David contre Goliath, la victoire d’un individu dans sa quête de vérité face aux puissantes forces liguées contre lui. L’histoire vraie racontée par Dark Waters constitue un parfait exemple de ce principe. En 1998, l’avocat américain Robert Bilott, spécialiste en questions environnementales, entreprend une action en justice contre le géant de l’industrie chimique américaine DuPont, dont l’usine Washington Works, en Virginie-Occidentale, est accusée par une communauté de citoyens de la région d’avoir déversé dans la nature des produits chimiques dangereux. L’obstination de l’avocat, qui s’attaque dans cette affaire à une industrie que son cabinet, Taft Law, défend à longueur d’année, permettra de mettre au jour un incroyable scandale de pollution à large échelle à base d’acide perfluorooctanoïque (APFO ; PFOA en anglais), causant de graves problèmes de santé à tous les êtres humains. Après plus de vingt ans de combat juridique, Bilott parvint à obtenir en 2017 auprès de DuPont un dédommagement de près de 700 millions $ pour les 3.500 clients qu’il représentait. En 2018, l’avocat a lancé un nouveau recours collectif contre plusieurs entreprises chimiques – dont DuPont – couvrant cette fois tout le territoire des Etats-Unis. Celle-ci est toujours en cours à l’heure où nous publions cet article.
Nous ne reviendrons pas en détails sur le film, qui a déjà été l’objet d’une critique élogieuse bien méritée sur ce site, nous nous attarderons simplement sur quelques traits saillants dont la plupart sont abordés dans les bonus intéressants du DVD/Blu-Ray (voir ci-dessous). Sur le plan narratif, d’abord, il faut souligner la transgression initiale sans laquelle cette affaire n’aurait jamais pu être amenée devant la justice. Dans un monde socialement cloisonné, il a fallu du courage au fermier Wilbur Tennant pour se rendre dans un univers incarnant le monde des affaires, qui tranche à ce point avec son environnement familier : un cabinet d’avocats moderne et terne, situé dans une grande ville (Cincinnati). Le contraste est souligné dans la scène où Tennant (remarquable Bill Camp) se rend en tenue de travail dans les bureaux de Taft Law où domine la triste uniformité des costumes-cravate. De son côté, on devine chez Robert Bilott un déracinement, lui qui a migré de la campagne vers la ville pour se spécialiser dans le droit des sociétés. Discrètement moqué par ses pairs pour ses origines provinciales, Rob traversera le mur invisible pour, littéralement, remettre les pieds dans la boue des fermes. Ce qui ajoute encore du sel au personnage, c’est la transgression ultime, extrêmement rare, qu’il va ensuite accomplir. Robert Bilott est un homme du sérail, un avocat habitué à défendre l’industrie chimique, qui décide un jour de se retourner contre elle et de lui porter un coup terrible. Cette conversion tenant lieu de rédemption redonne un peu d’espoir dans ce monde gouverné par la recherche du profit. L’ironie étant évidemment que c’est toute l’expérience acquise par Bilott qui lui permit de faire surgir la vérité dans une matière aussi complexe.
Ensuite il faut saluer l’humilité dont toute l’équipe du film a fait preuve en se mettant totalement au service du récit. Pour adapter une histoire vraie difficile à fictionnaliser car reposant sur des données extrêmement techniques, un travail de recherche considérable a été effectué, donnant au film un aspect presque documentaire. On comprend à ce titre le choix de Mark Ruffalo de proposer le projet à Todd Haynes, un cinéaste qui, comme son chef opérateur Edward Lachman, a la réputation d’être extrêmement rigoureux. Alors que le film s’intéresse à des individus bien réels, l’équipe a réalisé un travail en amont important, s’entretenant longuement avec tous les intervenants afin de se rapprocher le plus possible de la réalité des faits et des individus. Le couple Robert Bilott/Sarah Barlage a d’ailleurs été impliqué jusque sur le plateau de tournage. Le tournage a eu lieu là où les faits réels se sont déroulés, y compris dans les bureaux du cabinet de Taft à Cincinnati. Enfin, Dark Waters a le grand mérite de ne pas dénaturer les faits pour servir une logique cinématographique. Ainsi, le film ne se conclut pas par un triomphe ni dans la liesse provoquée par une justice enfin rendue à une communauté rurale purement et simplement empoisonnée pendant des décennies. On y voit au contraire la réalité d’une action en justice comme dans la « vraie » vie : une vaste zone grise striée de victoires incomplètes, de compromis… et de batailles juridiques qui se poursuivent.
Si Dark Waters est assurément un film engagé (dans le dossier de presse, il est précisé que la société de production Participant, qui avait également porté le projet Spotlight, « pour offrir une caisse de résonance au message du film, […] mènera une campagne destinée à combattre les substances chimiques persistantes, à les ramener dans le débat public et à exiger des mesures de protection plus fortes auprès des élus »), il ne l’est pas dans un sens politique forcément clivant. Il s’agit d’un film de dénonciation, de révélation de faits qui ne peuvent que révulser tout le monde, mais restent dramatiquement peu discutés ni représentés. A l’heure où Hollywood semble vivre dans un déni d’une réalité devenue sans doute trop tragique pour lui, où il tourne le dos aux héros qui ne portent pas d’accoutrement ridicule et ne sont dotés d’un super-pouvoir, Todd Haynes montre à quoi ressemble un véritable héros des temps modernes. Pas de glamour ni de charisme éclatant, juste un homme qui refuse de brader sa conscience et accepte de s’investir corps et âme dans un combat inégal et ingrat. Qui ne pourrait se réjouir d’une telle lueur d’espoir dans un monde devenu si cynique ?
BONUS
Les cinq interviews proposées par Darkstar en supplément sont toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Todd Haynes, qui bénéficie du temps de parole le plus long, admet sa volonté de tourner un film de dénonciation dans le sillage du grand Alan J. Pakula et sa fameuse « trilogie de la paranoïa » (Klute, 1971 ; A cause d’un assassinat, 1974 ; et Les Hommes du président, 1976). Haynes loue également son chef opérateur Edward Lachman, avec lequel il collabore depuis Loin du Paradis (2002) et qui, comme lui, est un admirateur de Gordon Willis, le chef opérateur de Pakula (notamment). Haynes évoque enfin l’investissement important de tous les comédiens, ainsi que la vitesse d’exécution du compositeur Marcelo Zarvos, et cela malgré la durée imposante de la bande originale (« Jamais je n’avais travaillé aussi vite ! »). Tous les intervenants interviewés louent unanimement Mark Ruffalo, un comédien attachant qu’il est difficile de ne pas admirer en constatant nous-mêmes, dans son interview, à quel point cet homme engagé (il milite activement pour des causes écologiques) est animé par un souci de justice, tout en faisant preuve d’une humilité et d’une sobriété qui permettent de mieux comprendre pourquoi il campe son rôle avec tant de justesse et de gravité, totalement dépourvues d’artifices. Il est amusant d’entendre Ruffalo admirer chez Robert Bilott les mêmes qualités que celles que les autres invoquent à son sujet ! Il souligne avec beaucoup de respect l’opiniâtreté de l’avocat qui a poursuivi son combat sans relâche pour un motif devenu rare à l’heure où les intérêts – privés comme collectifs – l’emportent : le souci de simplement faire « ce qui est juste ». Dans un métier qui ne brille pas par la vigueur de ses principes éthiques, a fortiori dans le droit des sociétés, il est vrai que le parcours de Robert Bilott est fascinant.
Anne Hathaway livre quant à elle un éclairage intéressant sur les aspects contradictoires de l’épouse de Bilott, Sarah Barlage, dont la rencontre secoua les a priori de Hathaway sur les « femmes au foyer du Midwest », cette femme acceptant de remettre en question ses conceptions politiques et ses désirs personnels au service de la cause défendue par son mari. Tim Robbins, également une personnalité engagée, livre une interview passionnante sur le caractère révoltant de l’affaire traitée dans le film, et évoque son caractère foncièrement optimisme en expliquant sa conviction que les individus peuvent faire éclater la vérité sans compter ni sur les grandes entreprises, ni sur les médias ou les forces politiques, qui s’appuient mutuellement dans un silence coupable. Enfin, l’interview la plus attendue est forcément celle de Robert Bilott lui-même, qui apparaît face à la caméra exactement comme on l’avait imaginé et comment les acteurs l’ont décrit : simple, sobre et mu par un engagement sincère et inébranlable envers la cause qu’il continue à plaider à ce jour. Son intervention est plus courte qu’on ne l’aurait espérée, mais son éloquence et sa force de conviction suffisent amplement pour mériter notre respect. En bref, ces interviews passionnantes sont le complément parfait d’un film tel que Dark Waters.
Suppléments de l’édition DVD :
- Entretien avec Todd Haynes
- Entretien avec Mark Ruffalo
- Entretien avec Anne Hathaway
- Entretien avec Tim Robbins
- Entretien avec Rob Bilott
- Bande annonce du film