Deuxième projet américain de Paul Verhoeven, Total Recall confirme le virage radical du style du cinéaste vers la superproduction de SF musclée, mais aussi la conservation de ses obsessions – quoique moins frontalement que dans sa période néerlandaise – pour le sang et le stupre. Tournant pour la première fois avec une star (Arnold Schwarzenegger) et disposant de moyens colossaux, Verhoeven pousse joyeusement tous les curseurs à fond dans cette adaptation d’une nouvelle du maître de la science-fiction littéraire, Philip K. Dick. Action brutale, violence graphique, Schwarzie en armoire à glace impitoyable et mutants lubriques : Total Recall n’a assurément pas volé son statut de délire SF over the top. Sans doute la première œuvre « culte » de Paul Verhoeven.
Après une première partie de carrière bien remplie dans son pays natal (six longs-métrages), le Néerlandais Paul Verhoeven se lance dans un projet ambitieux, laissant libre cours à sa passion pour l’Histoire en réalisant en 1985 La Chair et le Sang, un film qui place les passions libidineuses et sanguinaires de l’Homme, chères au cinéaste, dans le cadre des grandes compagnies de mercenaires à l’aube du XVIe siècle. Cet opus peut aujourd’hui être considéré comme une œuvre « de transition ». Le scénario a en effet encore été écrit par le fidèle Gerard Soeteman, mais le film est le premier de Verhoeven en langue anglaise, il a été réalisé avec un budget conséquent par rapport à ses habitudes, et son casting est international, comptant notamment quelques comédiens américains parmi lesquels Jennifer Jason Leigh. L’échec retentissant de La Chair et le Sang précipitera la décision du metteur en scène d’émigrer aux États-Unis afin de s’ouvrir de nouveaux horizons.
La deuxième séquence dans le parcours professionnel du cinéaste, indubitablement la plus lucrative et celle qui lui permit de devenir un poids lourd du cinéma hollywoodien, est pour le moins étonnante. Après tout, le succès de Verhoeven outre-Atlantique n’avait rien d’évident. Le cinéaste s’était certes fait un nom en Europe via plusieurs œuvres de grande qualité, mais le moins que l’on puisse dire est que leur nature de films d’auteur (malgré le succès commercial important remporté par certains) et leur penchant pour les sujets scabreux et la sexualité graphique ne répondaient pas vraiment aux canons du cinéma populaire américain. Le succès du cinéaste dans son pays d’adoption est encore plus saisissant lorsque l’on considère sa rapidité. Dès le premier essai, c’est le triomphe : RoboCop (1987) trône en tête du box-office, générant plus de 50 millions de dollars de recettes rien qu’en Amérique du Nord. Le véritable rêve américain de Paul Verhoeven s’est toutefois réalisé moyennant un changement de style radical. Le passage du cinéaste à des films de science-fiction bénéficiant d’une production gigantesque et bourrés d’effets spéciaux est un modèle d’adaptation, mais il s’est accompagné d’une certaine perte d’identité. En effet, difficile de deviner, en voyant RoboCop, que son metteur en scène est le même que celui qui réalisa Turkish Délices moins de quinze ans plus tôt.
Le loup est dans la bergerie
Et pourtant non, Paul Verhoeven ne s’est pas fait manger tout cru par la machine hollywoodienne, devenant un simple exécutant de blockbusters interchangeables. Si le cinéaste ne parviendra à renouer complètement avec les thèmes qu’il affectionne qu’avec la sortie du thriller érotique Basic Instinct en 1992, fiction sulfureuse et particulièrement charnelle qui rappelle ses films néerlandais, on trouve déjà dans son diptyque de science-fiction qui l’a précédé quelques éléments qui trahissent ses penchants. Le fantasme d’une répression policière robotisée et ultra-brutale que constitue le sujet de RoboCop est en soi suffisamment délirant pour attirer un metteur en scène tel que Paul Verhoeven. Et encore, celui-ci avait initialement – comme d’autres cinéastes – refusé de tourner le film, dont il considérait le scénario comme dégoûtant ! Loin d’en édulcorer la violence, Verhoeven va l’exacerber pour mieux souligner la perversité d’une société, à peine futuriste, qui a renversé les dernières barrières éthiques l’empêchant de donner libre cours à ses rêves totalitaires et sanguinaires. RoboCop est le centaure des temps modernes, la créature d’un Frankenstein incarné par des entreprises qui, dans un monde gangréné par la corruption, la manipulation médiatique et le consumérisme, ont réussi à privatiser le maintien de l’ordre. Le film est tellement efficace, spectaculaire et, osons-le dire, jouissif, qu’il crée une sordide mise en abyme : son énorme succès commercial n’est-il pas la démonstration de la puissance de nos pulsions violentes, celles-là même que l’œuvre dénonce ? Verhoeven lui-même ne prétend pas juger le spectateur avec la suffisance de l’observateur neutre : sa mise en scène se vautre avec complaisance dans la violence graphique et la peinture de la vulgarité des comportements humains.
Le metteur en scène poussera le curseur encore plus loin avec son projet suivant, Total Recall, à la fois aboutissement artistique (dans un certain genre), confirmation que Verhoeven a intégré la catégorie des cinéastes « bankable », et célébration des extrêmes – un vrai sujet interpellant, une mise en scène putassière totalement assumée. Le film permettra au cinéaste de tourner pour la première fois avec une superstar, et il bénéficiera d’un budget colossal. La machine n’aura pas tourné à vide : le succès critique et commercial sera au rendez-vous.
Le scénario, écrit par le duo d’Alien Dan O’Bannon et Ronald Shusett (auquel se joindra bien plus tard Gary Goldman), connut pendant plus d’une décennie un de ces chemins de croix qui ne sont pas rares à Hollywood. Trimballé de studio en studio, le script fut remanié une quarantaine de fois et passa dans les mains de nombreux producteurs et metteurs en scène – dont David Cronenberg qui fut à l’origine de certaines idées qui ont été conservées, et dont on aurait aimé voir la version ! C’est finalement Arnold Schwarzenegger qui parviendra à mettre le projet sur les rails, s’arrogeant par la même occasion l’interprétation du rôle principal. Ce n’est probablement pas un hasard si l’ancien culturiste autrichien, catapulté superstar du cinéma d’action américain avec Conan le Barbare (1982) et Terminator (1984), fut celui qui imposa le nom de Paul Verhoeven à la réalisation, les deux hommes d’origine européenne partageant une success story américaine improbable… Solidement établi comme star du cinéma reaganien testostéroné, Schwarzie rêve en 1990 de dépasser son image de molosse à biscottos et à l’accent germanique prononcé qui fait le bonheur de ses imitateurs, pour s’imposer comme un comédien doté d’une palette d’émotions plus étendue que le froncement de sourcils en armant un lance-roquettes. Sa prestation surprenante dans la comédie Jumeaux, deux ans auparavant, a constitué une première étape. Total Recall en sera la seconde, avant la consécration ultime – quoique dans un rôle nettement plus monolithique – obtenue grâce au second volet de Terminator, en 1991.
Les Aventuriers de l’arche perdue vont sur Mars
Le scénario de Total Recall est l’adaptation libre d’une nouvelle du célèbre auteur de science-fiction Philip K. Dick, Souvenirs à vendre (We Can Remember It for You Wholesale), parue pour la première fois en 1966. Le récit est pour le moins… tordu. Douglas Quaid (Schwarzenegger), un ouvrier menant une vie sans histoire aux côtés de son épouse Lori (Sharon Stone), fait des rêves récurrents et plus vrais que nature concernant Mars, une planète qui a été colonisée par l’Homme mais sur laquelle Quaid ne s’est jamais rendu. Il se laisse tenter par l’expérience proposée par la société Rekall, qui implante de faux souvenirs dans le cerveau de ses clients, qui les croiront comme s’ils les avaient vécus. L’affaire tourne mal lorsqu’il apparaît que les souvenirs que Quaid souhaite se faire implanter sont une réminiscence d’événements qu’il a réellement vécus, et qui ont été effacés de sa mémoire par le passé. Notre héros se rend alors sur Mars, où la frontière entre rêve et réalité est sans cesse remise en question à travers les manipulations de Cohaagen (Ronny Cox), qui règne en tyran sur la planète et tente d’écraser une rébellion que Quaid, réalisant enfin sa vraie nature, va mener à la victoire.
Le thème de la manipulation technologique de la mémoire est intriguant. Comment, en effet, distinguer le vrai du faux si l’on était capable de s’implanter des souvenirs créés sur mesure ? L’intrigue joue intelligemment sur les doutes qui entourent la personnalité réelle de Quaid, recyclant les bons vieux trucs du maquillage et du déguisement, mais à travers des effets spéciaux très réussis – qui vaudront au film un Oscar. A vrai dire, le sujet semblait convenir à merveille à un cinéaste comme David Cronenberg. Mais la vision de ce dernier entra en conflit avec celle du scénariste et producteur Ronald Shusett, qui déclara au metteur en scène que son objectif n’était pas du tout d’adapter scrupuleusement la nouvelle de Dick, mais de réaliser « Les Aventuriers de l’arche perdue vont sur Mars » !
C’est là que le choix de Paul Verhoeven fait sens. Le cinéaste néerlandais va en effet conserver la thématique complexe du scénario mais il va la passer à la moulinette de la superproduction sanguinaire et spectaculaire. Plus que jamais, le cinéaste flirte avec le bon goût en osant des choix tranchés dans tous les domaines. D’abord, Total Recall est célèbre pour sa violence excessive. Comme dans RoboCop et tirant profit d’effets spéciaux impressionnants pour l’époque, Verhoeven a en effet poussé le bouchon fort loin, insistant complaisamment sur les effusions d’hémoglobine, atrophies de membres et autres déformations physiques, y compris lorsqu’elles sont parfaitement gratuites. Les personnages sont stéréotypés mais, marque de fabrique du cinéaste, absolument aucun n’est vertueux. Les bad guys sont vraiment très, très méchants et pathologiquement brutaux (Coohagen et son sicaire Richter, interprété par le carnassier Michael Ironside), Lori est vicieuse et manipulatrice, le red light district de Mars est constitué d’une cour des miracles rassemblant prostituées, mutants repoussants et opposants politiques, et Quaid lui-même se révèle une machine à tuer dépourvue de sentiments et à la personnalité longtemps suspecte. Visuellement, Verhoeven opte aussi pour des représentations sans nuance. Celle de la planète Mars, par exemple, est pour le moins littérale : des rochers au ciel, la planète est… toute rouge !
Du bon côté du mauvais goût ?
L’outrance du film et sa vulgarité générale (Verhoeven revenant à ses bonnes habitudes, le sexe y est aussi beaucoup plus présent que dans RoboCop) constituent paradoxalement un des attraits du film. Le résultat final rencontre le dessein des scénaristes : il y a dans Total Recall une opposition entre une intrigue complexe (à l’instar du héros, le spectateur éprouve des difficultés à distinguer la réalité de l’artifice) et une mise en scène tape-à-l’œil, un fond subtil et une forme crétine. Bref on assiste bien à une rencontre entre l’univers de Philip K. Dick et celui d’Indiana Jones… dans un contexte de film d’action brutal. Comme dans un jeu vidéo, la violence et les effets spéciaux peu ragoûtants sont équilibrés par un goût assumé pour la caricature et le second degré. Paul Verhoeven est un cinéaste qui a horreur de la demi-mesure : il y a dans tous ses choix, soit un goût affirmé soit une forme de complaisance, selon le regard que l’on pose dessus. Comme dans la plupart de ses films, la jubilation du cinéaste à titiller la censure et le bon goût est évidente. D’ailleurs, le film fut un des derniers à obtenir initialement un classement X pour sa violence extrême, avant que celle-ci ne soit modérée quelque peu afin de baisser le classement à R (Restricted) pour pouvoir distribuer le film à grande échelle !
Le sexe et la violence ont toujours été les thèmes fétiches de Verhoeven. Si le premier a dominé ses six premiers longs-métrages tournés aux Pays-Bas, les nombreuses scènes choc de sexe et de viol se mêlent au déchaînement de violence dès La Chair et le Sang (1985). Ce sera ensuite la violence qui prendra le dessus dans les opus américains du cinéaste, à l’exception notable de Basic Instinct (1992), bien entendu, et encore davantage de Showgirls (1995) qui, malgré une récente réhabilitation partielle, le fera passer du mauvais côté de la ligne rouge… Quel que soit le sujet, le jusqu’au-boutisme de Paul Verhoeven génère une ambiguïté qui questionne notre propre gout pour les déviances extrêmes, qui nous force à définir nos barrières morales. On a le droit de fustiger dans le cinéma du Néerlandais un manque de subtilité ou une trop grande indulgence envers la vulgarité de ses thèmes, mais on trouve toujours dans ses œuvres suffisamment d’aspérités, d’éléments dérangeants pour susciter l’inconfort, questionner bien au-delà de ce qu’un simple divertissement criard est habituellement capable de faire. C’est en flattant nos instincts obscènes que le cinéaste, sans jugement mais sans bienveillance non plus, nous oblige à les regarder en face, à les accepter. Total Recall est un film inscrit dans son époque, celle où s’impose déjà une violence totalement décomplexée car détachée du réel. Nous, spectateurs, sommes-nous foncièrement plus honorables que les personnages abjects du film ?
Synopsis : La planète Terre, 2048. Hanté par un cauchemar qui l’entraîne chaque nuit sur Mars, Douglas Quaid s’adresse à un laboratoire, Rekall, qui lui offre de matérialiser son rêve grâce à des implants de mémoire. Mais l’expérience dérape : l’intervention réveille en lui le souvenir d’un séjour bien réel sur Mars, à l’époque où il était l’agent le plus redouté du despote Cohaagen. Des tueurs désormais à ses trousses, Quaid décide de repartir sur la planète rouge où l’attendent d’autres souvenirs et bien d’autres dangers…
Total Recall – Bande-annonce
Total Recall – Fiche technique
Réalisateur : Paul Verhoeven
Scénario : Ronald Shusett, Dan O’Bannon et Gary Goldman, basé sur le livre Souvenirs à vendre de Philip K. Dick
Interprétation : Arnold Schwarzenegger (Douglas Quaid/Carl Hauser), Sharon Stone (Lori Quaid), Ronny Cox (Vilos Cohaagen), Michael Ironside (Richter), Rachel Ticotin (Melina), Mel Johnson Jr. (Benny)
Photographie : Jost Vacano
Montage : Frank J. Urioste et Carlos Puente
Musique : Jerry Goldsmith
Producteurs : Buzz Feitshans, Ronald Shusett et Mario Kassar
Société de production : Carolco Pictures
Durée : 113 min.
Genre : Science-fiction/Action
Date de sortie : 17 octobre 1990
Etats-Unis – 1990