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Torso : entre tradition et transgression

Torso : quand le giallo rencontre le slasher à Pérouse. Jane, une jeune Américaine, arrive à Pérouse pour suivre des cours sur l’histoire de la peinture italienne avec le professeur Frank. Elle se lie d’amitié avec Dani, une lycéenne issue d’une famille aisée. Mais lorsque l’une de leurs camarades est retrouvée assassinée avec son ami, le quotidien bascule. Dani, persuadée d’avoir déjà vu l’écharpe du tueur, entraîne Jane dans une intrigue mêlant mystère, meurtre et hommage au cinéma d’horreur italien.

Torso est demeuré inédit en France jusqu’à une projection à la Cinémathèque en janvier 2001, puis il fut diffusé dans une édition DVD américaine, le film ayant là-bas une petite réputation de slasher européen précurseur des classiques du genre. Le titre original est aussi long que son titre international est court : I corpi presentano tracce di violenza carnale, soit « les corps présentent des traces de violence charnelle », « violenza carnale » signifiant aussi « viol » en italien.

Le film s’ouvre sur deux séquences qui semblent se répondre thématiquement, et servent à donner le ton du giallo qui va suivre. La première rappelle immédiatement la photographie de David Hemmings dans le matriciel Blow Up d’Antonioni, dont la filiation avec le genre tout entier s’est inscrite définitivement dans le Profondo Rosso d’Argento, atteignant la force d’un remake qui rebattrait les cartes d’un genre dont l’original a su poser les bases. Quoiqu’il ne s’agisse pas ici de rejouer une énième fois le rapport désorienté à l’image (Profondo Rosso, L’Oiseau au plumage de cristal, La fille qui en savait trop, Le Chat aux yeux de jade, etc.), signe d’un malaise qui frappa violemment l’Italie, alors en pleine mutation d’un pays rural et paysan à une économie moderne et industrialisée. Non, le clin d’œil à Antonioni se situe dans le fait qu’un photographe capture ici une scène érotique lesbienne dès les premières secondes. Nous voilà prévenus, le fil sera résolument classique tout en se plaçant sur la corde raide entre vulgarité et surenchère charnelle. Tout un programme qui résume l’esthétique du film.

Le genre que Martino affectionne tant est en effet à ce moment (à la fin des années 70) en fin de vie et le réalisateur ne semble pas nous proposer de le revivifier de quelque manière, mais plutôt d’appuyer sur ses traits saillants comme un baroud d’honneur en forme d’adieux satisfaits et lourds de gratitude. Érotisme, jeunes étudiantes jolies et cultivées, discussions sur l’art qui croisent les scènes les plus sanglantes, énigme façon polar sexuel : tous les marqueurs du genre sont bel et bien présents, sinon manifestes dans leur manière de sauter aux yeux de l’amateur du genre. Pourtant, la deuxième partie recèle une surprise esthétique et formelle qui trahit le vœu même de Martino, celui de ne réaliser qu’un exercice de style pour aficionados.

La deuxième séquence s’ouvre en effet sur un cours d’histoire de l’art grandiose, dans une église d’époque et sur la peinture et le style du Pérugin lui-même. Le professeur, qui ne manquera pas d’être un des suspects, tient des propos polémiques (comme le personnage de Suzy Kendall le montrera plus tard) mais suggestifs :

« Remarquez l’art du Pérugin d’origine paysanne, transfigurant les paysans en saints et madones. Voyez comment il a transformé cette tragédie par une apathie quasi lyrique. Le Pérugin n’aimait pas peindre le sang, aussi le figurait-il en gouttes de rosées tombant du ciel. Ses toiles revêtent rarement un aspect dramatique, le tout baigne dans une élégance presque surnaturelle. Ici le personnage est un hommage aux Grecs. À sa façon, vraiment à sa façon, le Pérugin s’est inspiré de Pietro della Francesca, avant de sombrer en fin de vie vers un formalisme complexe et provincial qui sans conteste sape la force et l’originalité de ses premières œuvres. »

Comment ne pas y voir la profession de foi esthétique de tout le film ? Celle qui, à son seuil, forme comme un pacte avec le spectateur. Il est alors invité à jouir de cet exercice « provincial » et « régressif » comme un plat du terroir, lourd, gras et complexe, qui nous rappelle notre enfance. C’est précisément ce à quoi s’attelle Sergio Martino qui, l’air de rien, donc, réussit à faire autre chose qu’un banal tour de fin pour un genre qui le méritait tant. Plus le genre est codifié, plus il est facile de le parodier tout comme de lui rendre hommage ; il suffit de cocher les cases, et pourtant c’est bien autre chose que réalise Torso.

Un exercice de style ?

Les deux premières scènes qui ouvrent le film, quoique très différentes dans leur style et leur esthétique, se répondent dans la mesure où la première montre ce qu’elle fait et ce qu’elle veut faire, alors que la seconde le dit tout en pointant vers l’histoire de l’art, notamment celle du Pérugin, dans la ville universitaire dont il est l’éponyme : Pérouse. Érotisme dévoilé et plutôt transgressif, un meurtre qui conduit à la couleur rouge du sang façon « gouttes de rosée » du Pérugin ; la boucle est bouclée en révélant à la fois le modus operandi de Martino et son attachement, comme un hommage au genre qu’il connaît parfaitement, l’un n’étant que le reflet de l’autre ; bref, le morceau érudit du cours du professeur s’offre comme un art poétique.

Dans un premier temps, on ne peut que reconnaître que le programme est réalisé scrupuleusement. La première partie du film, sous ses airs classiques, se révèle être un exercice de style qui coche toutes les cases du genre en les rendant évidentes, comme si Martino voulait filmer ces codes plutôt qu’une œuvre giallesque originale. Ainsi du foulard qu’est censé porter le tueur, qui devient un véritable MacGuffin, autant qu’un objet théâtral soutenant l’action dramatique, et qui, puisqu’il est rouge, s’autorise aussi à être l’arme des crimes. Le tueur est bien sûr masqué de blanc, porte un trench et un chapeau, exactement comme tant d’autres, notamment ceux de Profondo Rosso ou La femme qui en savait trop. La ritournelle entêtante et angoissante, procédé inventé par Dario Argento avec les Goblins, donne une continuité esthétique aux meurtres puisqu’elle se déclenche invariablement lorsque le tueur apparaît et pourchasse sa victime. La scène primordiale, absente sauf aux yeux du spectateur, pour qui elle est jouée, rejouée et revient comme une ritournelle, ne manque pas à l’appel : fragmentée au gré de la succession des meurtres, elle ne semble être là que pour boucler le scénario en donnant un mobile intelligible au tueur, qui relève toujours plus ou moins de la vengeance mâtinée de pulsions sexuelles. Tout se passe comme si le grand plaisir de Martino était de filmer ces marqueurs, en eux-mêmes insipides mais particulièrement savoureux lorsqu’il s’agit de les rejouer pour le plaisir de voir reparaître en mouvement une forme. La précision est telle qu’avec Torso, la pulsion scopique, le désir de voir l’invisible, le monstrueux, au cœur de tous les scénarios de giallo, ne semble plus être ce qui motive un style et un scénario mais est réinvestie par le cinéaste lui-même pour jouir du genre, comme une anti-parodie ultime.

Là où la parodie joue sur la connaissance du spectateur des codes du genre pour mieux les caricaturer en en faisant ressortir l’artificialité, Torso les empile pour le plaisir de les voir une fois de plus dans le cadre. Ainsi, par exemple, le titre même qui assume à fond son aspect kitsch I corpi presentanno tracce di violenza carnale (Les corps présentent des traces de violence charnelle) renvoie simplement au personnage du policier qui décrit platement aux étudiants la situation macabre dans laquelle ils se trouvent. C’est précisément pourquoi, là encore, la thématique du regard, véhiculée par les nombreux plans en première personne (classiques là encore), semble se retourner sur elle-même, notamment dans la deuxième partie.

Un film-passerelle

En effet, jusque-là, si l’exercice de style est jouissif certes, il n’en demeure pas moins dépourvu d’originalité. Après tout, jouer avec une forme, même pour un simple plaisir passager ou scopique, est le propre des films de genre – c’est même ce qui les caractérise. Mais comme on l’a souvent remarqué, le film offre aussi un merveilleux pont vers le genre cousin du giallo, à savoir le slasher, cousin américain promis à un succès inégalé, dépassant même finalement le giallo original, au moins en notoriété.

Jusque-là classique, le film était un whodunnit (qui a fait le coup ?) dans le plus pur esprit du genre, mais à la faveur d’une pirouette stylistique, le personnage de Suzy Kendall se casse la cheville et doit rester alitée. Pourquoi ne pas aller tous s’enfermer dans la villa de son étrange oncle, parti opportunément à Paris ? De l’énigme comme conductrice de l’intrigue, on arrive alors à un jeu du chat et de la souris entre jolies victimes et le tueur. Comme dépassé par ce qu’il invente, Martino arrive à nous surprendre encore en inversant ce qui avait une patte trop classique dans la première moitié. Ici, ce jeu de pistes sera avant tout un jeu de regard, et singulièrement celui de Suzy Kendall épiant le meurtrier découper les cadavres de ses amies, les démembrant comme des vulgaires poupées de brocante. Martino ne filme pas vraiment un mouvement – celui inarrêtable et inexorable du tueur vers la victime, d’autant plus vulnérable que s’échapper ne fait que retarder l’inévitable – mais ici un regard impossible, celui du meurtrier et de la victime. Là où le mal cinématographique du tueur de slasher consiste en un mouvement qui ne veut pas s’arrêter, il s’agit ici, comme un reste du giallo, d’un nouveau genre n’ayant pas encore tout à fait accompli sa métamorphose, qui paye le prix de ses trouvailles par une dette au genre passé. Cela se voit bien dans le malaise cette fois-ci grand-guignolesque que suscitent quelque peu les scènes de démembrement. On y voit un tueur qui n’a plus rien de menaçant tant il s’affaire maladroitement à découper, comme on manipulerait un jouet tout neuf, le tout sous l’œil effrayé de Suzy Kendall (filmée en gros plans à de nombreuses reprises bien sûr). Une fois de plus, il s’agit d’empiler et de voir ce qu’il en ressort à la caméra : la cheville cassée de Suzy rappelle évidemment le plâtre de James Stewart dans Fenêtre sur cour, dont on sait qu’il renferme le dispositif du film. Une jambe empêchée, c’est un mouvement contrarié pour le héros, qui ne peut donc plus agir pour résoudre la situation et conclure le film. Ce mouvement qui n’arrive pas est donc générateur de malaise, de suspense, voire ici, dans le cas de Torso, d’effroi et d’horreur.

Et en effet, quelques années plus tard, l’idée d’un home invasion assorti d’un tueur invincible fera florès puisqu’il ne s’agira plus, avec Vendredi 13 (ou le bien meilleur Halloween), d’un jeu de regards, mais d’un jeu de jambes – peu importe que la victime et le tueur se voient ou même se regardent, dans la mesure où l’un ne doit pas rejoindre l’autre. Leur proximité dans le cadre fait des étincelles, comme en témoignent les scènes presque parodiques de danse et de combat dans les Scream de Craven lorsque Ghostface s’approche de Cindy. Le mouvement du slasher ne peut être qu’une poursuite, ce que Torso n’assume pas complètement encore, comblant ce déficit de mouvement par un jeu de regards. Or, le slasher est le genre emblématique de ce qui ne veut pas finir, de ce qui veut toujours rejouer encore et encore son mouvement dans une sarabande infinie, comme le montrent les innombrables suites, remakes, reboots et autres qui n’en finissent pas de donner un point final à ce qu’il faut désormais appeler des « franchises ». Au-delà du sacrifice à la marchandisation esthétique présent dans tout genre cinématographique, le fait de ne pas s’arrêter d’être un mouvement inexorable est la cristallisation cinématographique du genre, sa codification. Martino ne va pas jusque-là, mais offre un promontoire pour la naissance de ce nouveau type de films d’horreur, dont il est donc l’artisan indirect.

Bande-annonce : Torso

Fiche technique : Torso

  • Réalisation : Sergio Martino
  • Scénario : Ernesto Gastaldi, Sergio Martino
  • Distribution : Suzy Kendall, Tina Aumont, Luc Merenda, John Richardson
  • Production : Carlo Ponti, Antonio Levesi Cervi
  • Musique : Guido et Maurizio De Angelis
  • Photographie : Giancarlo Ferrando
  • Montage : Eugenio Alabiso
  • Décors : Giantito Burchiellaro
  • Pays d’origine : Italie
  • Format : Couleur – 1,66:1 – Son mono – 35 mm
  • Genre : Giallo, Slasher
  • Durée : 89 minutes
  • Date de sortie : 4 janvier 1973 (Italie)
  • Interdiction : Film interdit aux moins de 16 ans en France