Un des avantages des grands classiques du septième art, c’est que des centaines d’articles ou d’analyses ont beau avoir été écrites, on trouve toujours quelque chose à en dire. Sur les quais, réalisé par Elia Kazan en 1954 – mais à bien des égards intemporel – fait assurément partie de ceux-là. En le (re)voyant, le plus blasé des cinéphiles ne peut qu’être ensorcelé par ce qu’il faut bien qualifier de « film parfait » et, selon sa culture, ses goûts et sa sensibilité personnels, éprouver quelque chose de neuf. On ne peut rendre pleinement hommage à un chef-d’œuvre à propos duquel tant d’ouvrages complets ont été écrits, mais on peut toujours ajouter sa minuscule pierre à l’édifice. On en profitera surtout pour déclarer notre flamme d’amoureux du cinéma à la légende que fut et demeure Marlon Brando. Celui qui changea à jamais les règles du jeu. Celui qui fut souvent imité mais jamais égalé. Celui qui fut capable de sublimer, en l’humanisant, chaque personnage qu’il interpréta, aussi médiocre, lâche ou abject soit-il.
« Je vous le dis sincèrement : si vous ne savez pas apprécier Brando, je ne saurais pas quoi vous dire. S’il y a quelque chose d’évident dans la vie, c’est bien cela. Les autres acteurs ne discutent pas pour savoir qui est le meilleur acteur du monde, parce que c’est évident – C’EST MARLON BRANDO. Il suffit de regarder les films – tout est là. Sur les quais est probablement l’apogée de toutes les ères. »
Jack Nicholson
Synopsis : Un jeune docker et ancien boxeur, Terry Malloy, est manipulé par son frère, avocat du syndicat des dockers dirigé par le mafieux Johnny Friendly. Il assiste sans intervenir au meurtre d’un ouvrier qui voulait dénoncer les méthodes illégales du syndicat. Malloy se retrouve face à un cas de conscience…
Kazan contre-attaque
Aujourd’hui, évoquer Sur les quais comme une revanche d’Elia Kazan est de l’ordre de l’évidence. Convoqué devant le HCUA (House Committee on Un-American Activities) deux ans plus tôt, en plein délire maccarthyste, le cinéaste a cédé à la pression et a dénoncé comme communistes huit membres de son ancien collectif théâtral, le Group Theatre. Le cinéaste ne fut certes pas le seul dans ce cas, mais la reconnaissance publique de sa trahison l’érige rapidement au rang de symbole de l’ignominie. Cet épisode lui valut la rancœur tenace de tout un pan de l’industrie cinématographique, qui lui ferma ses portes et le considéra comme un pestiféré. Aujourd’hui encore, la polémique autour du metteur en scène demeure vive, comme en témoignent les débats houleux accompagnant n’importe quelle initiative d’hommage à celui qui nous a quittés il y a bientôt vingt ans.
S’appuyant sur les amis qui lui restaient, Elia Kazan contre-attaqua de la manière la plus efficace qui soit : en tournant un chef-d’œuvre, dont les qualités artistiques ne pouvaient qu’abattre la digue de mépris et de rejet érigée autour de lui. Mieux encore, il fit de son nouveau film une métaphore assumée de sa situation personnelle. Ayant pour cadre la violence exercée par un syndicat criminel et corrompu dans le dur milieu des dockers de Hoboken, dans le New Jersey, Sur les quais relate le parcours moral tourmenté de Terry Malloy (Marlon Brando). Ancien boxeur de talent ayant connu son heure de gloire, le jeune homme est désormais un simple docker, mais il est aussi le frère de Charley (Rod Steiger), un des lieutenants du patron du syndicat mafieux, « Johnny Friendly » (Lee J. Cobb), qui emploie régulièrement Terry comme petite main dans des coups fourrés. Un jour, Terry participe malgré lui au meurtre de Joey Doyle, poussé du toit d’un immeuble par les hommes de Friendly après avoir songé à dénoncer leurs méthodes devant une commission d’enquête. Profondément troublé dans sa conscience, Terry va s’éloigner progressivement de ses anciens « amis » – un parcours semé de doutes et de pressions en tout genre – grâce à l’influence bénéfique du père Barry (Karl Malden). Ce dernier a en effet pris une décision dont le courage préfigure celui dont Terry témoignera ultérieurement : sortir de son rôle de spectateur et tenter de fédérer les dockers dans une révolte contre le syndicat tout-puissant présidé par Friendly. Surtout, la carapace d’indifférence de Terry va se fissurer au contact d’Edie (Eva Marie Saint), la sœur de Joey Doyle revenue sur les docks pour tenter de faire la lumière sur l’assassinat – maquillé en accident – de son frère. Tiraillé par des allégeances contradictoires, Terry renoue enfin avec son sens moral et décide de trahir les siens pour le bien du collectif – et sa propre rédemption.
À travers l’histoire de Terry Malloy, que symbolise Sur les quais ? Une apologie de l’indicateur, du traître, bien sûr. Terry « donne » des noms comme Kazan l’a fait avant lui. Une trahison… pour les bonnes raisons. Le thème central du film est ainsi, sans conteste, la conscience morale et la prise en compte du bien commun qui, seules, permettent de justifier la félonie. Cette interprétation n’a rien d’une analyse hasardeuse et contestable : Kazan l’a revendiquée sans détour. Dans son autobiographie publiée en 1988, l’illustre cinéaste assume ainsi son sentiment de revanche par rapport à ceux qui l’avaient ostracisé, allant même jusqu’à décrire son exultation lorsque le film fut un triomphe et remporta pas moins de huit Oscars. Notons que ce n’est sans doute pas un hasard si le syndicat tient le mauvais rôle dans le film, car c’était dans les années 1950 un des rares milieux où l’agitation communiste connut un succès (relatif) aux États-Unis. Arthur Cohn, le patron de Columbia Pictures, insista d’ailleurs pour remplacer, dans le script écrit par initialement Arthur Miller, les patrons de syndicat véreux par… des communistes. Miller refusa catégoriquement et quitta le projet, qui fut réécrit par Budd Schulberg. Il est également utile de rappeler que l’infiltration des syndicats par le crime organisé était un mal assez répandu à l’époque. Le personnage de Johnny Friendly est ainsi en partie basé sur Johnny Dio, un mafieux new-yorkais qui s’était notamment distingué par du racket organisé au sein d’un syndicat. Trois ans après la sortie du film, Jimmy Hoffa prit la direction des Teamsters, le puissant syndicat des conducteurs routiers américains. On connaît la suite…
Misère et révolte sur les quais
Rareté pour l’époque, le film fut en grande partie tourné à Hoboken, en décors réels et avec d’authentiques dockers comme figurants. Kazan prit beaucoup de plaisir à officier dans ce cadre qu’il connaissait bien, et qui confère un réalisme remarquable à ce film qui est aussi une peinture sociale. Sur les quais dénonce en effet la misère du monde des ouvriers du port, exploités par un syndicat aux méthodes criminelles qui gouverne ce milieu comme s’il s’agissait de son royaume personnel – décidant jusqu’à la vie et la mort de ses habitants. Une scène saisissante montre ainsi une horde de dockers réduits à l’état animal, obligés de se battre pour obtenir un ticket d’accès au chantier, qui leur permettra de gagner de quoi vivre un jour de plus. Un quotidien cruel et incertain qui trouve un écho bien plus tendre dans les scènes du pigeonnier – Terry nourrissant les volatiles de Joey Doyle, sur les toits des immeubles, après la mort de leur maître. Deux situations de dépendance, deux écosystèmes qu’une main généreuse doit nourrir afin d’assurer leur survie, mais d’un côté le mécène est mû par le cynisme des corrompus, de l’autre par la tendresse d’un homme qui ne pèse rien mais a conservé son humanité.
Par ailleurs, Kazan se garde d’idéaliser le monde ouvrier en l’opposant à ses oppresseurs de manière manichéenne. Incapables de dépasser leur réalité individuelle, les dockers acceptent leur sort et subissent le joug d’une poignée de crapules. Lorsque Terry se décide enfin à se retourner contre ses anciens maîtres, la réaction instinctive de son milieu est le rejet, voire le dénigrement. Englués dans des principes rigides, les dockers ne pardonnent pas la traîtrise de Terry, ne saisissant pas à quel point ce geste pourrait briser leurs chaînes. La libération finale aura lieu en même temps que la rédemption de Terry. Lors de la séquence de conclusion, le protagoniste se confronte physiquement à Friendly et son gang. Sévèrement tabassé, tenant à peine debout, son sacrifice dessille enfin les yeux de ses collègues, qui prennent conscience de la force de leur collectif et refusent désormais de suivre les ordres. Le père Barry repousse ceux qui s’apprêtent à relever Terry. C’est seul que ce dernier doit marcher. Enfin debout, Terry est redevenu « quelqu’un » (et non plus « un moins que rien » comme il se qualifiait lui-même) et mène les siens vers une journée de labeur difficile, mais non plus contrainte.
Une dream team au service d’un chef-d’œuvre
Comme c’est le cas pour tous les grands films, Sur les quais n’est pas l’œuvre d’un seul homme, mais constitue un véritable alignement des astres. Le scénario, d’abord, est d’une finesse rare et offre aux comédiens des répliques mémorables par dizaines. Il est signé Budd Schulberg, qui reprit le projet initial d’Arthur Miller après que celui-ci ait refusé les pressions du studio (cf. supra). S’il s’inspire d’une série d’articles du journaliste d’investigation Malcolm Johnson, publiés en 1948 dans le New York Sun et qui valurent à son auteur de remporter un prix Pulitzer l’année suivante, Schulberg composa un véritable scénario original. La convergence des parcours de Kazan et Schulberg est frappante. Le journaliste fut lui aussi membre du parti communiste, et lui aussi a fourni plusieurs noms au HUAC… après avoir été lui-même « donné » par quelqu’un d’autre. La carrière de scénariste de cinéma de Schulberg (par ailleurs romancier, producteur et journaliste sportif) fut courte mais marquante, puisqu’on lui doit aussi le script de Plus dure sera la chute (1956) de Mark Robson et celui d‘Un homme dans la foule (1957), pour lequel il retrouva Elia Kazan.
La production est, quant à elle, signée Sam Spiegel, qui venait de se faire un nom en produisant L’Odyssée de l’African Queen (1951), réalisé par John Huston. Même si Sur les quais ne bénéficia certainement pas d’un budget important, même pour l’époque (moins d’un million de dollars ; et encore ce montant a-t-il pu être atteint seulement après que Brando eut accepté de rejoindre le casting), Spiegel fut un excellent partenaire pour Kazan, permettant notamment à celui-ci de tourner en décors réels, sans quoi le film eut été très différent… Après avoir remporté l’Oscar du Meilleur Film avec Sur les quais, Spiegel en obtiendra deux autres avec des chefs-d’œuvre signés David Lean (Le Pont de la rivière Kwai et Lawrence d’Arabie), et il produira d’autres œuvres remarquables comme Soudain l’été dernier (Mankiewicz/1959) ou La Poursuite impitoyable (Penn/1966), avant de retrouver Kazan sur son dernier film (et avant-dernière production de Spiegel), Le Dernier Nabab (1976).
La remarquable bande originale mérite également qu’on s’y attarde un instant, car elle fut composée par Leonard Bernstein, un des plus célèbres compositeurs et chefs d’orchestre américains. Il s’agit ici de la seule vraie bande originale composée par Bernstein, qui travailla souvent pour le cinéma mais en adaptant toujours des thèmes existants, la plupart d’entre eux étant des musiques tirées d’une comédie musicale. Enfin, à la photographie on retrouve Boris Kaufman, Russe de naissance et frère cadet de Dziga Vertov, dont la carrière exceptionnelle le fit passer d’abord par l’Europe, notamment aux côtés de Jean Vigo (Zéro de conduite, L’Atalante…), avant qu’il ne s’installe aux États-Unis et travaille avec Kazan (il fera encore La Fièvre dans le sang avec lui, en 1961), Martin Ritt, Otto Preminger, et surtout avec Lumet (pas moins de sept films). Quant au casting cinq étoiles du film, il mérite assurément un chapitre à lui seul (cf. ci-dessous).
Cette équipe d’exception accoucha d’une œuvre d’exception, et ni les critiques ni le public n’y furent insensibles : Sur les quais remporta huit Oscars (sur douze nominations), dont celui récompensant le meilleur film, le meilleur acteur (pour Brando), le meilleur second rôle féminin (pour Eva Marie Saint) et le meilleur réalisateur. En 2007, le film a été classé 19e meilleur film américain de tous les temps par l’American Film Institute.
Le plus grand comédien de tous les temps ?
Si le cinéaste, et son équipe derrière la caméra, méritent les louanges les plus flatteuses pour leur rôle dans la création d’un véritable joyau du septième art, la plupart des commentaires, hier comme aujourd’hui, se concentrent sur la performance des comédiens. Plus particulièrement sur celle de la star du film, Marlon Brando, au point de parfois négliger les autres interprètes principaux qui sont pourtant, eux aussi, au sommet de leur art. Il faut dire qu’à l’époque Brando, en une poignée d’années, était déjà devenu un phénomène, voire une icône. Après le choc d’Un tramway nommé Désir (1951), qui le révéla au grand public, le comédien avait prouvé qu’il savait tout jouer : un grande production historique (Viva Zapata!, Kazan/1952), une adaptation shakespearienne de haut vol (Jules César, Mankiewicz/1953) et un phénomène culturel (L’Équipée sauvage, Benedek/1953). Avec les qualités et le génie propres au comédien, c’est aussi un nouveau type de jeu qui s’imposa dans le cinéma américain. Marlon Brando est devenu le plus prestigieux ambassadeur de la Méthode, et représente à lui seul une véritable transition générationnelle dans son métier. Après l’avènement de Brando, plus rien ne sera jamais pareil. Avec Un tramway nommé Désir, Brando a inauguré une révolution dans le jeu d’acteur, introduisant auprès du public une forme d’incarnation, de sensibilité et de nuances émotionnelles jamais vue auparavant. Son influence incommensurable sur le jeu des comédiens de son époque, et des suivantes, demeure le meilleur marqueur de son poids dans l’histoire du cinéma, et Sur les quais représente à ce titre une forme de perfection. Les plus grands en témoignèrent, comme par exemple Kazan, qui écrivit dans son autobiographie : « S’il existe, dans l’histoire du cinéma américain, un homme ayant livré une meilleure performance [que la sienne], je ne le connais pas. » Dans un article élogieux écrit en 2004 et publié dans Rolling Stone, Jack Nicholson se souvient : « J’ai grandi dans le New Jersey, et l’un de mes emplois d’été consistait à travailler comme assistant du manager dans un cinéma local. J’ai dû voir toutes les représentations de Sur les quais, deux fois par soir. On ne pouvait pas le [Brando] quitter des yeux. Il était envoûtant. » Quant à Martin Scorsese, il admire tant le film qu’il en parodia la réplique la plus célèbre (cf. infra) dans son non moins référentiel Raging Bull, où De Niro s’écrie « I could’ve been a contender! ».
Pourtant, et comme souvent, il fallut une bonne dose de hasard pour que le comédien se retrouve à l’affiche du film et contribue – considérablement – à en faire le classique qu’il est devenu. Tourmenté dans sa vie privée, Brando avait entamé une thérapie et n’avait ni le cœur ni la tête à un projet tel que celui-ci. Le rôle de Terry Malloy fut confié à Frank Sinatra, un natif de Hoboken, mais aucun contrat formel n’avait encore été signé, et Elia Kazan préférait toujours voir Brando jouer le rôle. Le cinéaste engagea Karl Malden pour jouer le rôle du prêtre, mais il demanda également à celui-ci de tourner un court essai avec deux comédiens eux aussi formés à l’Actors Studio, Paul Newman et Joanne Woodward. Cet essai aurait permis de convaincre le producteur Sam Spiegel du type de comédien qui convenait au rôle, et Brando fut à nouveau contacté. Finalement, il accepta… et Sinatra put laisser éclater sa colère.
On pourrait écrire des tomes entiers sur la performance stellaire de Brando dans Sur les quais. Une performance qui, peut-être davantage que toutes les autres, fait l’unanimité. Résumons-là simplement ainsi : Brando jouissait d’un physique et d’un charisme ensorcelants, mais le comédien ne se reposa jamais sur ces deux atouts. Personnalité complexe, au sein de laquelle la tentation autodestructrice affleure en permanence, Brando a, au contraire, souvent déconstruit sciemment l’image qu’il pouvait projeter. La profondeur du jeu, la nuance qu’il apporta à tous les personnages qu’il interpréta, est au cœur même de son caractère, ils en font partie intégrante. Dans Sur les quais, Terry Malloy aurait pu être un personnage parfaitement « lisible » : un type qui se prend pour un dur, mais dont l’apparente insensibilité ne cache que difficilement la conscience d’être un raté et le besoin d’être aimé pour qui il est réellement. Brando saisit cette typologie de personnage et l’emmène en terrain inconnu. Inconnu sur grand écran à cette époque, entendons-nous, car la profondeur qu’acquiert Terry Malloy, nous la connaissons tous, intimement. L’impossibilité d’être un personnage unidimensionnel (même s’il le souhaite), les contradictions violentes qui l’habitent et les confrontations extérieures qui viennent secouer sa conscience, ce sont celles d’un homme, tout simplement. Et c’est ainsi que Terry Malloy dépasse le statut du personnage de cinéma et devient un être humain qui nous émeut et nous fascine. Parce qu’on se reconnaît en lui. Cela peut paraître évident, dit comme cela, mais à l’écran, cela fait une sacrée différence, et c’est fascinant à voir. D’autant plus lorsque l’on songe que le film va fêter ses 70 ans et qu’il conserve aujourd’hui encore tout son impact sur le spectateur.
Comme nous l’avons déjà évoqué, Brando est particulièrement bien entouré dans Sur les quais. Karl Malden, qui interprète le père Pete Barry, était très lié à Kazan puisqu’ils avaient œuvré ensemble au sein du Group Theatre, près de vingt ans plus tôt. Il intégra ensuite le casting d’Un tramway nommé Désir, film pour lequel il remporta l’Oscar du meilleur second rôle masculin. Après Sur les quais, il jouera encore pour le cinéaste sur le tout aussi recommandable Baby Doll (1956). Comédien plus conventionnel que Brando – il faut dire que ce n’est pas difficile – Malden abat néanmoins un travail impressionnant dans Sur les quais, et parvient à donner corps à un personnage plus familier pour le spectateur, moins tourmenté que les autres personnages principaux. Eva Marie Saint, elle aussi issue de l’Actors Studio, tient ici son premier rôle au cinéma, et elle fut un choix formidable. Quel défi, pourtant, de donner la réplique au monstre sacré Brando en ayant si peu d’expérience ! Son physique fragile, sa beauté discrète, son émotion et son authenticité contribuent à faire exister le magnifique personnage de Edie Doyle. Il est à noter que la comédienne vit encore aujourd’hui : à 99 ans, elle est la personne vivante la plus âgée à avoir remporté un Oscar ! Sa carrière fut trop courte et comporte trop peu de réussites au regard de son talent, même si elle fut choisie par Hitchcock comme (surprenante) femme fatale dans le classique La Mort aux trousses (1959). Rod Steiger, autre pur produit de l’Actors Studio, joue ici le rôle de Charley « the Gent » Malloy, le frère de Terry et fidèle lieutenant de « Johnny Friendly ». Steiger aura une longue carrière avec quelques rôles inoubliables, notamment dans Le Prêteur sur gages de Lumet (1964), qui aurait dû lui valoir un Oscar, dans Le Docteur Jivago de David Lean (1965) où il incarne un personnage secondaire mais mémorable, et Dans la chaleur de la nuit de Norwan Jewison (1967), qui lui valut enfin l’illustre statuette. Sa carrière fut malheureusement très handicapée par des problèmes de santé, et une dépression coriace à partir des années 1970. Enfin, on s’en voudrait de ne pas mentionner Lee J. Cobb, excellent lui aussi, dans le rôle du mafieux paternaliste « Johnny Friendly ». Lui aussi avait joué avec Kazan au sein du Group Theatre, puis dans des pièces de théâtre sous sa direction. Et lui aussi fut accusé d’avoir été communiste et, menacé de blacklisting, « donna » une série de noms en 1953. Il joua dans un des premiers films de Kazan, Boomerang! en 1947, et tourna beaucoup, avec les plus grands, souvent comme character actor, plus rarement dans un rôle principal.
Seuls ou ensemble, ces comédiens donnent naissance à tant de scènes inoubliables qu’il serait vain de les citer. À titre d’exemple, mentionnons simplement l’échange amoureux entre Terry et Edie dans le bar ; les nombreuses scènes de Terry dans le pigeonnier ; l’exhortation du père Barry dans la cale du bateau, après l’assassinat de Dugan (Pat Henning) ; la bagarre finale et la rédemption de Terry, dont nous avons déjà parlé (cf. supra). Enfin, comment ne pas évoquer la fameuse scène de la voiture ?
Une des séquences les plus commentées de l’histoire du cinéma
Afin d’introduire le dernier tiers de l’intrigue, qui verra Terry décider de trahir et en accepter les conséquences, Budd Schulberg avait prévu une confrontation entre ce dernier et son frère, qui va tout tenter pour le dissuader de retourner sa veste, à l’arrière d’une voiture. La qualité du dialogue et le talent des comédiens, qui n’hésiteront pas à beaucoup improviser (dans l’article déjà mentionné plus haut, Jack Nicholson révèle que, lorsque les deux hommes tournèrent ensemble Missouri Breaks, il regarda en fin de journée les 9-10 prises différentes d’une scène dans laquelle Marlon Brando jouait sans lui, il constata que chacune était, selon ses mots, « un film d’art » : « J’étais abasourdi par la variété, la profondeur, le nombre d’articulations silencieuses. Tout était là. C’est une des choses les plus dingues que j’ai jamais vues. »), transformeront une situation en apparence classique en une scène légendaire du cinéma.
On peut pourtant dire que rien n’avait été fait pour créer une séquence mémorable. Préoccupé par le budget qu’il souhaitait restreindre au maximum, le producteur Sam Spiegel n’avait pas fourni à Kazan le véhicule nécessaire au tournage de cette scène, rendant le cinéaste furieux. En lieu et place de ladite voiture, une relique de décor de studio figurant une demi-carcasse… L’équipe technique fit contre mauvaise fortune bon gré, ajouta des stores à la vitre arrière du véhicule (pour qu’on ne voie pas les murs du studio !), resserra le plan au maximum autour des deux comédiens, et provoqua de légères secousses à intervalles réguliers pour donner une illusion de mouvement. On comprend mieux, dès lors, pourquoi le metteur en scène a toujours affirmé qu’il n’avait « presque rien fait », laissant ses deux comédiens créer à eux seuls la magie du moment.
Cette séquence n’est pas une confrontation, mais une scène intime où deux frères se livrent comme jamais et font le deuil de leur amour fraternel. Terry et Charley sont conscients des conséquences tragiques de leur séparation – plus encore le second, qui accepte que son sort soit scellé. Qui d’autre que Brando aurait réagi au geste terrible de Charley, qui braque une arme sur son frère en désespoir de cause, avec autant de douceur et de mélancolie ? Il n’y a aucune peur dans ses yeux, simplement la douleur d’une désillusion entamée depuis longtemps, enfin achevée dans l’amertume. Rod Steiger complémente parfaitement la performance déchirante de Brando. Abandonnant le combat, il offre son revolver à Terry et sacrifie sa vie pour sauver celle de son frère. C’était la dernière fois que Terry et Charley se voyaient. Le cadet avait besoin de s’affranchir de l’influence néfaste de son aîné afin de devenir un homme digne de ce nom, et cette libération devait nécessairement prendre la forme d’une rupture douloureuse entre deux hommes liés par le sang et qui, malgré les reproches et les concessions insupportables, s’aimaient encore sans le dire.
Et si, en fin de compte, la qualité principale de Sur les quais n’était pas de donner à l’amour une place cruciale dans ce monde impitoyable ?
Sur les quais – Bande-annonce
Sur les quais – Fiche technique
Titre original : On the Waterfront
Réalisateur : Elia Kazan
Scénario : Budd Schulberg
Interprétation : Marlon Brando (Terry Malloy), Karl Malden (le père Barry), Eva Marie Saint (Edie Doyle), Rod Steiger (Charley Malloy), Lee J. Cobb (Johnny Friendly)
Photographie : Boris Kaufman
Montage : Gene Milford
Musique : Leonard Bernstein
Producteur : Sam Spiegel
Société de production : Horizon Pictures
Durée : 108 min.
Genre : Drame social/crime
Date de sortie : 14 janvier 1955
États-Unis – 1954