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Un tramway nommé Désir (1951) d’Elia Kazan : le masque hideux des passions humaines

Il y a, dans l’histoire du cinéma américain, quelques longs-métrages à propos desquels existe une forme de consensus quant à leur rôle de jalon essentiel. Un tramway nommé Désir, sorti en salles en 1951, fait assurément partie de ce panthéon, cette « crème de la crème » du septième art. Ce statut comporte une part d’ironie, ce chef-d’œuvre étant avant tout une adaptation théâtrale portée par le talent d’un cinéaste et de comédiens qui, tous, étaient à l’époque célèbres principalement pour leur carrière au théâtre. Le film symbolise ainsi une transmission entre deux formes d’art, le cinéma permettant l’épanouissement d’une œuvre théâtrale, ce qui se traduisit en particulier par le jeu de Marlon Brando et Vivien Leigh, inoubliables pour les cinéphiles du monde entier. La confluence des dialogues et de la performance des comédiens en fait une œuvre intemporelle, aussi renversante et bouleversante aujourd’hui qu’il y a 70 ans. 

« Un tramway nommé Désir constitue à mon sens la perfection artistique absolue. […] Les personnages sont parfaitement écrits, chaque nuance, chaque instinct, chaque ligne de dialogue représente le meilleur choix parmi tous ceux disponibles dans l’univers connu. »

Woody Allen, Soit dit en passant : Autobiographie 

Tennessee Williams et Elia Kazan, une rencontre au sommet

Avant d’être adapté au cinéma en 1951, Un tramway nommé Désir fut bien sûr une pièce de théâtre, écrite quatre ans auparavant par le dramaturge Tennessee Williams, et ayant obtenu le prix Pulitzer en 1948. La pièce fut montée par Elia Kazan à Broadway dès son année de parution, avec trois des comédiens que l’on retrouvera dans l’adaptation filmique qu’en proposera le même metteur en scène : Marlon Brando, Karl Malden et Kim Hunter. Le rôle de Blanche DuBois fut tenu à cette époque par Jessica Tandy mais, dans la version britannique de la pièce montée plus tard par Laurence Olivier, c’est déjà une certaine Vivien Leigh qui tint le rôle. Dès sa première adaptation sur les planches par Kazan, la pièce remportera un succès immense, succès qui ne s’est pas démenti depuis lors, comme le prouvent les nombreuses adaptations théâtrales (il s’agit encore aujourd’hui d’une des pièces les plus jouées à travers le monde), télévisées, opératiques, etc. de l’œuvre. Le film de 1951 constitue en revanche la seule adaptation cinématographique à ce jour – il est vrai qu’elle est pratiquement impossible à surpasser !

L’œuvre de Tennessee Williams contient tant de grilles de lecture possibles que la résumer n’est guère chose aisée. Le récit a pour héroïne Blanche DuBois, une ancienne Southern Belle qui a tout perdu : la demeure familiale Belle Reve, sa fortune, sa jeunesse et la plupart de ses illusions. Ayant quitté son Mississippi natal, elle vient rejoindre sa sœur dans un cadre radicalement différent, là où débute la pièce : un appartement minable que Stella occupe avec son mari Stanley Kowalski, un ouvrier d’origine polonaise, au cœur du Quartier français de La Nouvelle-Orléans. Entre Blanche et Stanley, deux individus que tout oppose, débute presque immédiatement une relation conflictuelle sur fond de tension sexuelle, de haine de classe, de mensonges et de secrets honteux…

Il est bien connu qu’à l’instar de plusieurs de ses autres œuvres, Williams mit beaucoup de sa propre vie dans Un tramway nommé Désir. Ayant grandi comme Blanche et Stella dans le Mississippi, il a lui-même habité plus tard le Quartier français de La Nouvelle-Orléans (où il déménagea en 1939). Il a basé le personnage de Blanche sur sa sœur Rose, qui souffrit de schizophrénie et fut internée à partir de 1943, et celui de Stanley sur son père. L’aversion de Stanley pour les airs que se donne Blanche, mais aussi son tempérament violent et le fait qu’il soit porté sur la boisson, sont autant de traits calqués sur son père. Enfin, Tennessee Williams connut personnellement ce déclassement qu’il fit subir au personnage de Blanche, lorsqu’il passa à 24 ans d’une jeunesse bourgeoise à l’existence bien plus modeste d’un ouvrier dans une usine de chaussures. C’est de cette période qu’il détestait et qui lui causa une dépression nerveuse, qu’il s’inspira pour écrire Un tramway nommé Désir.

Quant à Elia Kazan, tout comme la plupart des comédiens de son film (lire plus bas), son expérience cinématographique était encore limitée en 1951. Il venait lui aussi du théâtre, où il avait déjà connu plusieurs succès avant de mettre en scène la pièce de Tennessee Williams. La même année, il cofonda l’Actors Studio avec Robert Lewis et Cheryl Crawford (la direction en sera confiée en 1951 à Lee Strasberg), où il contribua à la formation, entre autres, de Marlon Brando, Karl Malden et Kim Hunter. Quoique devenu un metteur en scène célèbre, il se tourna vers le cinéma dès 1945. Son premier succès date de 1950 avec Panique dans la rue, où il expérimenta avec succès un style documentaire et installa déjà sa caméra à La Nouvelle-Orléans. Le film remporta deux Oscars et Kazan fut récompensé comme metteur en scène au Festival de Venise. Ce qui est amusant, c’est que Tramway constitue pour lui un film atypique sur le plan de la mise en scène. Expérimentant très tôt un style énergique et des tournages en décors extérieurs, ce « théâtre filmé » représente en quelque sorte un pas en arrière pour lui. Dès lors, Viva Zapata ! (1952), son film suivant, sera considéré par Kazan comme son « premier vrai film » car il put y développer pleinement sa conception de la mise en scène. Même si la réalisation d’Un tramway nommé Désir est irréprochable, il est vrai que ce chef-d’œuvre brille davantage par sa direction d’acteurs et son scénario (sans oublier la musique composée par Alex North) que par l’audace de sa mise en scène, que le cinéaste a consciemment restreinte afin de se mettre au service strict du scénario.

Bien que le film rencontrât le succès, il déchaîna aussi la polémique. Le scénario fut considéré comme immoral, vulgaire et décadent, alors même que plusieurs minutes du film avaient déjà été censurées et coupées au montage (elles furent rajoutées dans la réédition de 1993, notamment des dialogues suggérant que Blanche est une nymphomane attirée par les jeunes garçons). Les accusations formulées par la morale de l’époque n’empêchèrent guère le film d’obtenir douze nominations aux Oscars. Il en remporta quatre, dont trois pour les comédiens (une première). Brando fut nommé mais n’obtint pas la statuette, qui échut cette année-là à Humphrey Bogart pour son rôle dans L’Odyssée de l’African Queen (The African Queen/John Huston). Notons que Brando sera nommé les trois années suivantes, remportant enfin le trophée en 1954, à nouveau pour une œuvre tournée sous la direction d’Elia Kazan – Sur les quais, bien sûr.

Pas de round d’observation

Le scénario, évidemment brillantissime (on doit l’adaptation de la pièce de Williams à Oscar Saul), a pour particularité de poser le conflit pour ainsi dire dès que les trois personnages principaux se retrouvent dans la même pièce. A peine voit-on Blanche arriver à La Nouvelle-Orléans (Kazan admit avoir emprunté son entrée en scène, à la gare, surgissant d’un nuage de fumée, à la manière dont Tolstoï introduit son héroïne dans Anna Karénine), emprunter le fameux tramway nommé Désir (il s’agit d’un souvenir bien réel de Williams, la ligne Désir ayant été en opération à La Nouvelle-Orléans de 1920 à 1948), puis retrouver sa sœur, que l’inimitié avec Stanley saute aux yeux. Tous les éléments du drame sont posés immédiatement, presque brutalement. Les émotions des personnages, leurs tourments, leurs pulsions, leurs secrets aussi, tout est déjà là, comme si on était entrés dans le film après un tiers du métrage. Or, par Dieu sait quel acte de sorcellerie, le récit fait fi des conventions scénaristiques et démarre avec le conflit lui-même au lieu d’y emmener progressivement le spectateur. Le film est comme un climax permanent : la tension est immédiate et permanente ; elle ne fera que grimper vers des sommets successifs.

Deux embrasements humains dégoulinent littéralement de l’écran : le sexe et la violence. Ils sont en outre inextricablement liés. En effet, dès le premier instant où Blanche se trouve en présence de Stanley, la tension sexuelle est palpable. Elle se dégage de Marlon Brando comme d’un Dieu grec insolent. Il boit, il fume, il joue. Il est sale, suant, grossier, impulsif, violent, arrogant, dominateur. Il n’est que testostérone. Sûr de son pouvoir d’attraction, il exhibe complaisamment son corps d’athlète. L’effet qu’il produit sur les deux femmes qui l’entourent libère dans son esprit, même si cela reste implicite voire inconscient, un fantasme de triolisme. Stanley imagine sans doute que son magnétisme de mâle alpha suscite chez Blanche la même domination que celle qui s’exerce sur ses partenaires masculins de poker et de bowling, ainsi que sur son épouse. Stella apparaît en effet comme une femme lubrique, le plaisir de la chair rythmant son existence. Cet envoûtement de la jouissance est parfaitement représenté par le décor de l’appartement conjugal, mi-squat ignorant la séparation des pièces, mi-auberge espagnole ouverte aux quatre vents. Les lieux sont le reflet des mœurs : une promiscuité totale (Stella fait l’amour avec son mari en ne se souciant guère du fait que sa sœur dorme juste à côté), des passions libres et torrides. On n’est finalement pas loin de se trouver dans un simple lupanar.

La violence, quant à elle, s’incarne dans le même rapport de supériorité qu’établit Stanley vis-à-vis des autres. Bruyant et hâbleur, ses fréquents déchaînements de fureur sont une part intégrante de son expression, et tous ceux qui l’entourent en font les frais, masculins ou féminins. Ainsi, le scénario pousse l’ambiguïté jusqu’à faire de la violence une part constitutive de sa relation avec son épouse. Après l’avoir battue dans un de ses nombreux accès d’ivresse destructrice, l’amour physique lui permet de se faire pardonner par Stella. A sa sœur, cette dernière raconte d’ailleurs que lors de leur nuit de noces, Stanley éclata toutes les ampoules à coups de chaussure afin de créer l’intimité nécessaire. Alors que Blanche manifeste son effroi à l’évocation de ces élans d’une violence incontrôlée, Stella sourit et lui répond : « Ça m’a en quelque sorte excitée. » Tout est dit !

Des personnages d’une subtile densité…

Vis-à-vis de Blanche, l’ascendant viril de Stanley a plus de mal à s’exprimer. Blanche est en effet un être plus sophistiqué, plus troublé aussi, que sa sœur ou que ses compagnons de jeu et de beuverie. Certes, elle n’est pas insensible au charme de son beau-frère, ce que trahit le premier regard qu’elle pose sur lui, mais aussi ses bains à répétition qu’elle prend dans une salle d’eau à peine séparée du reste de l’appartement ; bains dont elle affirme avoir besoin afin de « calmer ses nerfs »… ou peut-être simplement ses ardeurs ? Et puis le tramway qu’elle emprunte au début du film s’appelle « Désir » : le symbole ne pourrait être plus clair ! Ses minauderies et ses mensonges forment toutefois autant de barrières à la tentation de la chair, en excitant l’hostilité de Stanley.

L’antagonisme entre Stanley et Blanche est immédiat, comme inné. Ces deux-là sont comme le feu et la glace, ils n’ont guère besoin d’une cause de conflit. Auprès de sa sœur, Blanche n’hésite pas à qualifier Stanley de « sous-humain », de « primate » ou, terme plus offensant encore dans la bouche de cette femme qui vit dans le souvenir de sa naissance bourgeoise, d’homme « commun ». Sans même se rendre compte qu’il s’agit d’un terme méprisant, elle le qualifie aussi régulièrement de « Polak », y compris devant lui, ce qui rend Stanley fou de rage. Le scénario, extrêmement subtil, évite cependant de dérouler à partir de là une confrontation parfaitement lisible. Les enjeux, les rapports entre les personnages, les personnages eux-mêmes : rien ne se livre à une interprétation commode, et tout évolue.

Ainsi, le conflit de classe s’immisce au sein du conflit interpersonnel. A l’image du sexe et de la violence, ces deux rapports cohabitent sans qu’il soit possible de les distinguer clairement. Blanche et Stella sont des bourgeoises déclassées (Stanley révélera plus tard dans le film que lorsqu’ils se sont connus, Stella avait des manières semblables à sa sœur, qu’il a sans doute dû lui faire abandonner, et il leur aboiera à toutes les deux « vous vous prenez pour quoi, des reines ? »). Blanche minaude, se pomponne, se pare des dernières reliques d’un passé étincelant. Mythomane, elle rejoue les codes d’une classe sociale et d’une époque toutes deux envolées, se refusant à Mitch en prétextant être « de la vieille école », elle s’imagine à Paris et se vante de parler le français. Cette façade vole en éclats lorsque sont enfin révélés les malheurs de Blanche : le suicide de son premier mari (code Hays oblige et contrairement à la pièce, le film évite toute référence explicite à l’homosexualité de l’époux), sa relation sexuelle avec un étudiant mineur, et enfin sa vie de stupre dans un hôtel de passe avant d’échouer à La Nouvelle-Orléans. Ainsi se dessine un portrait complexe et passionnant de Blanche. Cette femme meurtrie, déclassée, humiliée (la révélation de l’orientation sexuelle de son mari et sa mort l’ont traumatisée), rongée par la peur (celle de son âge, du temps qui passe et l’éloigne du bonheur de l’amour) et le doute (concernant sa capacité à séduire), touchante et insupportable à la fois, est une montagne de contradictions.

Sous ses airs rustres, la personnalité de Stanley, qui se donne volontiers le rôle de l’ouvrier aux valeurs simples, rempli de bon sens, qui remet les bourgeoises à leur juste place, n’est pas moins ombrageuse. Au-delà du contentieux personnel, la haine de Stanley vis-à-vis de Blanche est comme reptilienne. Il prend un plaisir à écraser et traîner dans la boue cette femme qui se croit supérieure à lui… comme il l’a sans doute fait avec sa propre épouse. Ce serpent camouflé par son charme dévastateur et son corps sculptural est obsédé par la domination qu’il exerce sur autrui, en particulier sur des femmes d’une naissance supérieure à la sienne, qu’il se plaît à faire vivre dans un endroit avilissant. Stanley le donneur de leçon, la voix de la raison, révèle sa vengeance de classe à travers le sadisme avec lequel il exploite les failles de sa belle-sœur, son désir d’humiliation qui le pousse enfin à la violer et à précipiter son effondrement psychologique. A travers son hypocrisie, aussi, lorsqu’il prétexte vouloir protéger Mitch, son ancien frère d’armes, en lui révélant le passé peu glorieux de Blanche, alors qu’il est simplement ivre de cruauté gratuite et de jalousie (il refuse de voir Mitch échapper à son emprise). Son masque de félicité et de générosité (il est sur le point de devenir père, est prêt à repartir de zéro avec Blanche) se déchire dans la fameuse dernière confrontation avec Blanche, révélant son véritable visage de monstre absolu.

Les deux autres personnages ne sont pas moins intéressants. Stella, dont la lascivité, la naïveté et l’amour du plaisir finissent par éclater lorsqu’elle comprend enfin la vraie nature de son mari, dans la dernière scène du film. Mitch, cet homme bon et touchant, se révèle quant à lui prêt à des choses inavouables lorsqu’il est trahi et blessé : il hurle sur Blanche, la considère « salie » et cela semble lui donner mandat pour la violer, lui aussi. Animé par les mêmes pulsions que Stanley, il ne vaut finalement pas mieux que lui, même si le spectateur comprendra à la fin que cet homme faible mais guère méchant a en réalité vécu – comme Stella – sous le joug de Stanley. Sa prise de conscience tardive offre un espoir.

…interprétés par des comédiens en état de grâce

Pour interpréter des personnages aussi passionnants, il fallait des acteurs à la hauteur de la tâche. Elia Kazan eut mille fois raison de confier les rôles à des comédiens qui, s’ils ne bénéficiaient pas tous d’une solide expérience au cinéma, étaient parfaitement rodés, ayant joué la pièce à de nombreuses reprises sur les planches.

Leurs performances vaudraient un article à elles seules. Vivien Leigh, grande actrice de théâtre et la seule parmi les quatre comédiens principaux du film à être déjà une star à l’époque (notamment grâce à son interprétation de l’héroïne Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent en 1939, avant de se marier avec Laurence Olivier un an plus tard), obtint logiquement le premier rôle (son temps à l’écran est significativement supérieur à celui des autres acteurs). Coïncidence amusante lorsqu’on se souvient de l’emprunt de la même œuvre par Kazan (cf. plus haut), elle avait joué trois ans plus tôt le rôle d’Anna Karénine dans l’adaptation du roman de Tolstoï par Julien Duvivier. Autre point commun avec son personnage, elle souffrit de troubles bipolaires et connut une fin tragique, succombant à la tuberculose en 1967, à l’âge de 53 ans à peine. Elle fut enfin une présence précieuse et rare au cinéma, ne tournant plus que dans trois longs-métrages après Un tramway nommé Désir…  Le jeu de Vivien Leigh est d’une richesse inouïe, rendant justice à un personnage fascinant (une femme-enfant mythomane, névrosée, manipulatrice, terrifiée à la fois par son déclassement social et son flétrissement) par une palette émotionnelle aux nuances infinies. Voici assurément l’une des performances les plus extraordinaires offertes par une comédienne dans toute l’histoire du cinéma ! Pour s’en convaincre, on peut se contenter de trois séquences mémorables : lorsque Blanche avoue, de manière quelque peu édulcorée mais – enfin – touchante, son passé à Mitch ; l’incroyable séquence de confrontation avec Mitch, sommet du septième art ; enfin son humiliation définitive ponctuée par l’attentat de Stanley. Vivien Leigh laisse avec ce film une trace indélébile dans les souvenirs émus de bien des cinéphiles…

Face à la Belle, la Bête : Marlon Brando. A l’époque où la pièce fut montée à Broadway, le comédien formé à l’Actors Studio par Stella Adler et Elia Kazan, était à peu près inconnu. La méthode Stanislavski dont il deviendra le meilleur ambassadeur était généralement méprisée par les acteurs classiques. Sa célébrité embryonnaire à Broadway, pour son talent mais aussi pour son comportement imprévisible (déjà !), lui permit toutefois de décrocher le rôle de Stanley dans Tramway. Il était bien plus jeune que le rôle dans la pièce, mais on estima qu’il était intéressant d’apporter une fougue de jeunesse à un personnage initialement imaginé comme un homme plus âgé et vicieux. Le premier rôle de Brando au cinéma fut C’étaient des hommes (1950) de Fred Zinnemann, où il joua déjà un premier rôle. Un tramway nommé Désir fut sa vraie révélation au cinéma. Irradiant l’écran, Brando rugit, vocifère, humilie et pleurniche devant nos yeux ébahis, posant à lui seul un nouveau jalon dans l’histoire du cinéma. La façon dont il occupe l’espace, sa fausse nonchalance contrariée par de brusques éruptions, tous ces minuscules gestes anodins qui le rendent si humain, l’ont fait qualifier de « poème vivant » par Woody Allen, grand admirateur du film (son Blue Jasmine/2013 en est une sorte de relecture au féminin), dans son autobiographie. La dimension incroyablement physique de son jeu était totalement inédite à l’époque. Brando ne retient rien : l’intensité de sa sensualité mais aussi de ses accès d’ivresse cruelle, est livrée sans retenue, portée par une force prodigieuse. Bref, il est parfaitement impossible de détourner les yeux de lui. Pour citer à nouveau le réalisateur de Manhattan, « c’était un comédien qui est arrivé sur la scène et qui a changé le cours de l’histoire du jeu d’acteur ». En effet, rien ne sera plus pareil après cela…

Karl Malden, quant à lui, avait une certaine expérience des planches (notamment au Group Theatre créé par Lee Strasberg, où il rencontra Kazan). Il avait déjà joué sous la direction de Kazan en 1947 dans Boomerang !, le troisième film du cinéaste, mais comme pour Brando, Tramway fut son premier grand rôle devant une caméra. Après ce chef-d’œuvre, il en tournera deux autres avec Kazan (Sur les quais et Baby Doll) ; en 1961, il tournera sous la direction de Brando pour son seul film en tant que metteur en scène, La Vengeance aux deux visages (One-Eyed Jacks). Il fut un choix idéal pour interpréter Mitch, ses traits relativement grossiers et sa grande taille étant compensés par un regard bienveillant et une calvitie partielle, lui conférant un air bonhomme. Reflet inverse de Stanley, Mitch est un homme courtois, mais maladroit et naïf, qui évolue dans l’ombre d’un mâle alpha. C’est, au fond, un type un peu pathétique qui se laisse prendre au jeu de Blanche, souhaitant se marier avant que sa mère ne meure. Leur relation deviendra sincère (même s’il est permis de douter que Blanche l’aime profondément) mais finira par être emportée par le mensonge originel, habilement exploité par Stanley.

Enfin, comme Brando et Malden, Kim Hunter fut une des premières élèves de l’Actors Studio créé en 1947. Un tramway nommé Désir fut son plus grand film, même si elle eut une longue carrière jusqu’à son décès intervenu en 2002. Elle aussi est parfaite dans le rôle de Stella, une femme qui s’abandonne à ses pulsions et qui a oublié ses origines. Elle est envoûtée par son mari dont elle ne découvrira la vraie nature que dans la dernière séquence du film (absente de la pièce).

Un tramway nommé Désir est un chef-d’œuvre intemporel, un modèle indépassable, d’une modernité saisissante traduisant avec brio la pièce de théâtre de Tennessee Williams. Sa direction impeccable et ses comédiens inoubliables transcendent un sujet certes familier mais rarement traité avec autant de finesse et d’intelligence : ces passions humaines, trop humaines… A voir, revoir et admirer, encore et encore !

Synopsis : Héritière ruinée, Blanche s’installe chez sa sœur Stella et son beau-frère Stanley Kowalski dans un quartier populaire de La Nouvelle-Orléans. Maniérée et capricieuse, Blanche rentre bientôt en conflit avec Stanley, ouvrier viril, impulsif, et parfois violent, qui vit au rythme de ses passions – le poker, le bowling et les femmes. 

Un tramway nommé Désir : Bande-annonce

Un tramway nommé Désir : Fiche technique

Titre original : A Streetcar Named Desire
Réalisateur : Elia Kazan
Scénario : Oscar Saul (d’après la pièce de théâtre du même nom de Tennessee Williams (1947))
Interprétation : Vivien Leigh (Blanche DuBois), Marlon Brando (Stanley Kowalski), Kim Hunter (Stella), Karl Malden (Mitch)
Photographie : Harry Stradling
Montage : David Weisbart
Musique : Alex North
Producteur : Charles K. Feldman
Durée : 125 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 28 mars 1952
États-Unis – 1951