Né comme un défi technique au 7ème art, le plan séquence est devenu au fil du temps une figure de style et une signature esthétique que de plus en plus de cinéastes ont réalisé, comme un passage obligé. Des premiers essais aux prouesses techniques du numérique, il est devenu un élément quasi indépendant, marquant, qu’on aime raconter. Mais que peut-il chercher à signifier aujourd’hui? Et d’ailleurs, faut-il vraiment lui trouver un sens?
Une tentative de définition
Le plan séquence serait-il le premier plan de l’histoire du cinéma ? En 1895, les frères Lumière posent leur caméra et filment la célèbre sortie des usines, en plan fixe, sans découpage ni montage, le même dispositif que l’entrée d’un train en gare de la Ciotat, une année plus tard : « c’était de la photographie qui bougeait » témoignent certains premiers spectateurs de l’Histoire, marqués par les premières émotions de l’interaction avec le tout jeune media. Des ouvriers finissent leur journée, discutent et gambadent, d’autres attendent un train qui semblent traverser l’écran : les yeux d’aujourd’hui ne peuvent qu’imaginer ce choc, à l’ère de la 4dx qui vous cogne dans le dos comme un mauvais voisin de séance. Pourtant, malgré une unité de temps ne manquant toujours pas d’émotion pour un(e) cinéphile scrutant encore ces personnages, le plan séquence échappe à la classification de ce premier dispositif du jeune cinéma. Pour réaliser cette prouesse qui hantera très rapidement les premiers cinéastes de l’Histoire, le plan séquence doit filmer en effet en une seule prise de vues plusieurs endroits d’un seul lieu ou plusieurs lieux liés les uns aux autres par un ou plusieurs mouvements de caméra, sans coupure. Les premiers plans de l’Histoire sont donc des plans longs : une scène unique, captée dans un cadre fixe par des appareils lourds et massifs qu’on n’imagine pas portés à l’épaule. Chantal Akerman l’utilise pour enfermer Jeanne Dielman dans un quotidien répétitif en 1975. Un cadre que le plan séquence fuit, repoussant lui aussi les limites, théoriques également.
Le premier plan, objet d’études
La recherche plus romantique du premier plan séquence de l’Histoire nous mène vers un des premiers films de George Meliès, le méconnu panorama pris d’un train en marche, en 1898. Depuis le toit d’un wagon, une caméra fixée solidement déambule derrière un panache de fumée et enregistre plusieurs lieux sans aucune coupure. Elle est fixe, mais mouvante : à elle seule celle-ci défie donc les grammairiens du cinéma, en chat de Schrödinger iconographique. Objet de nombreuses études, le plan séquence s’est vu théorisé dans des écrits passionnants, aussi profonds que cette figure naissante engendre d’émotions et d’attentions. Gilles Deleuze le premier vient à l’esprit avec ses ouvrages de référence que sont l’image-temps ( 1983) et l’image-mouvement (1985), définissant pour plusieurs générations des cadres précis sur lesquels reposer pour toute réflexion sur le sujet. Selon Deleuze, nos cerveaux interprètent ce que nos yeux voient, sur le principe de l’action-réaction parfaitement appliqué par les spectateurs se penchant devant l’écran, en craignant d’être écrasés par le train de la Ciotat en 1896. Nos perceptions sont des constructions mentales proposant plusieurs réponses à une situation donnée. L’image-mouvement est la première du cinéma : un plan présente une action, terminée et l’entraînant avec lui. Un train finit d’entrer en gare et s’arrête, tous les ouvriers sont sortis de l’usine. On coupe et on passe au suivant, sa fonction est terminée. Plus abstrait et difficile à cerner, le plan séquence prend pied sur le terrain de l’image-temps. Un train traverse une ville, sans que nous ne sachions où se trouve la prochaine gare, laissant libre court à d’autres émotions de se greffer dessus, intimes et personnelles. Gilles Deleuze situe sa naissance historique avec le néo-réalisme italien, nécessairement né après les traumatismes de la seconde guerre mondiale qui a changé profondément la nature des personnages de cinéma. Comment en effet, ne pas comprendre pour ces générations ayant connu l’étrange défaite de l’armée française en 1940 ou l’horreur inimaginable des camps de la mort, qu’une ou un personne à l’écran maîtrisait un plan en décidant de son sort et donc de sa fin telle une divinité antique, quand l’horreur s’est avérée si humaine, la surprise si terrifiante?
La soif du plan séquence, un poids très pesant
De cette absence de contrôle absolu sur le temps, le plan séquence s’est nourri de ces besoins de voir des « morceaux de temps à l’état pur » sans coupure, sans intervention dirigiste construisant une histoire schématique. La chasse aux champs/contre-champs est ouverte : le spectateur n’attend plus la fin d’un plan, surpris, mais attend qu’un plan inverse le rôle et joue la surprise d’un moment suspendu, ouvert à toutes les possibilités, même le silence. En 1958, la soif du mal s’ouvre sur une séquence phénoménale entre les Etats-Unis et le Mexique, où se déroule cette sombre intrigue entre terrorisme et tensions diplomatiques. Une voiture parcourt ces centaines de mètres vers un poste frontière ou finalement le douanier concluant ces 3 minutes 20 secondes introductives n’arrive pas à sortir une simple réplique. Gêné, Orson Welles la supprime, las de reconstruire dans l’ombre un plan séquence mythique marquant une première frontière de la figure de style : glouton, il dévore tous ses personnages et ses comédiens et comédiennes, possiblement tendus de jouer aux équilibristes pour préserver cette continuité que l’on se passe comme une patate chaude. Personne n’y a le droit à l’erreur. Certains s’y découvrent magnifiques improvisateurs et virtuoses, tandis que d’autres craquent sous la pression comme des Atlas fatigués. Le douanier, pas acteur de métier, figé par une mise en place colossale, en a perdu sa réplique, finalement postsynchronisé.
On n’arrête pas le progrès
S’il existe des frontières humaines, les progrès techniques accompagnent les audaces des cinéastes et des scénaristes de ce besoin de temps sans ellipses, ce qu’un chef d’œuvre comme la corde matérialise parfaitement. En 1948, ce premier film tourné en couleurs par le maître Hitchcock est un huis clos présentant un fait divers sordide : deux étudiants étranglent un de leurs camarades dans leur appartement new-yorkais, y dissimulent son corps avant de convier la famille de ce dernier à un repas, pour prouver la fumeuse théorie pseudo-nietzschéenne d’un de leurs professeurs. Peut-on tuer un être inférieur ? se demandent-ils, cyniques et terrifiants. Pour représenter cette folie à l’écran, Alfred Hitchcock met en place une unité de temps née de l’adaptation de la pièce de théâtre dont le film est issu, mais en invitant le cinéma à adopter son unité de temps. Las, faute de capacité suffisante, les caméras permettent de reconstituer le fantasme du film tourné en un seul plan séquence par la seule grâce de zooms occultant l’écran ou le passage de comédiens devant l’objectif. En huit plan séquences de 10 minutes environ, cette première frontière technique est à la fois ritualisée et dépassée par l’inventivité et le génie du cinéaste. Mais une autre question réside, qui restera heureusement sans réponses : comment l’aurait-il réalisé aujourd’hui ?
Le plan séquence et le numérique
Schofield et Blake ont des gueules sales. Epuisés, tendus, ils imprègnent leur angoisse à leur carcan, un plan, un seul, celui de 1917, de Sam Mendes (2019). Deux soldats de la première guerre mondiale doivent traverser les lignes ennemies le temps d’un seul film représenté en plan séquence, emblématique d’une ère numérique où il reste un objet filmique incontournable. A sa sortie il y a quatre ans, la frontière fantasmée auparavant du film plan séquence est tombée depuis longtemps, restée sans défense face au cinéma numérique et des capacités démesurées de stockage. L’image-temps est celle qui peut depuis les années 2000 embrasser toute une fiction, sans limite aucune à son pouvoir… D’attraction. Car d’ailleurs, que dire des ambitions de Victoria (2015) réussies par Sebastian Schipper à sa troisième tentative ? Que le plan séquence apprend à se ressentir, pour parfois s’oublier totalement au point que des spectateurs peuvent même parfois totalement passer à côté, chaque mouvement de caméra valant comme un point de montage abstrait, un legato de l’image si fluide qu’on a cru voir une coupure. Victoria met en scène une histoire tristement simple d’un braquage à la sortie d’une boîte de nuit, pourtant portée par cette idée de le réaliser en un seul plan séquence, vide parfois, pour lequel les comédiens semblent s’employer pour le combler. Pour autant, le plan séquence demande t-il de grands événements, de grandes histoires pour justifier d’être employé ? Peut-on seulement être porté par l’émotion d’un plan séquence face à l’apparente difficulté technique de sa réalisation ? C’est un regard souvent prompt aux cinéphiles, découvrant la vertigineuse ouverture de Breaking News (Johnnie To, 2004) ou le combat sorti de nulle part dans l’honneur du dragon (Parchya Pinkaex, 2006) jusqu’aux dernières prouesses de Romain Gavras cette année pour une réalisation anthologique avec la course poursuite d’Athena.
L’émotion surtout
Pourtant, loin de ce regard technique persiste l’émotion de plans séquences pourtant raccordés numériquement, reconstituant une unité en studio qui n’a pas été conçu lors du tournage. Ce sont ceux d’Alfonso Cuaron avec les fils de l’homme en 2006, depuis coutumier du fait jusqu’à Gravity en 2013, en passant par les derniers soubresauts de Marvel laissant James Gunn tisser le sien dans le dernier très réussi épisode des gardiens de la galaxie. Que dire de ceux-là, réalisés dans les petites salles obscures des monteurs et des équipes CGI, avant d’y être projetés dans les grandes ? Peut-être que le plan séquence s’ouvre aux appétits créatifs comme aux regards avides d’émotions, car sa magie opère lors de sa réalisation comme lors de sa perception. Comme un plongeur retenant sa respiration, un plan séquence qui naît est celui qui après une minute ou deux sans coupes pousse parfois les spectateurs à se jeter des œillades, d’autres à s’y plonger comme dans les abysses de Nietzsche. Car pour reprendre la célèbre formule, si vous regardez ce plan, il vous regarde lui aussi : par la reconstruction d’une réalité, le rêve longtemps inaccessible de réaliser un plan le plus long, le plus compliqué possible, connecte un spectateur à une réalisation d’emblée impossible à cerner dans son entièreté, suspendant le regard critique et le temps. En soit, une forme de magie dont l’arche russe d’Alexandre Sokourov (2002) avec ses 2000 figurants en dit beaucoup : cette figure de style répond aujourd’hui à un besoin assez proche de ceux évoqués à la suite du trauma collectif de la seconde guerre mondiale.
Sens dessus dessous
Après les attentats filmés malgré eux, les peurs millénaristes et le chant du cygne des derniers films catastrophes, le plan séquence est aujourd’hui un lien construit très lointainement entre une œuvre et un regard, cherchant dans un flot d’images jamais atteint dans l’histoire au sens le plus vaste du terme une authenticité, par la durée partagée. Chaque génération de spectateurs a ses propres perceptions, le temps court et clipesque est venu compléter le panel de stimuli et de perceptions de toutes les formes audiovisuelles, et le plan séquence persiste à envahir le registre du clip (Orelsan, basique, 2017 ) et d’autres domaines réservés pour reconstruire à minima l’illusion d’un temps en commun. Ce qui dans le passé a pu être un besoin de voir des personnages reconquérir leurs plans et leurs fictions pour ne plus être dirigé et réduit à des actions incarnant chaque plan, sommairement, peut être aujourd’hui plutôt perçu comme un besoin exprimé de pause salutaire, partagée avec des inconnus qui deviennent des personnages. Soit un sens très humain en somme, qui enrichit encore cette figure de style unique qui a traversé tous les âges du cinéma, sans qu’on en voit encore la fin.