Brumeuse, mais sans ambiguïté, la dernière œuvre de Joanna Hogg n’hésite pas à réinvoquer les limbes dans un huis clos, où se confondent les rêves, les souvenirs et la réalité. Deux femmes sont ainsi enchaînées dans un hôtel, hanté par les histoires et ses fantômes.
Entre Caprice et consécration, le double commentaire sur la jeunesse de la cinéaste et sur sa justesse onirique du portrait féminin a porté ses fruits. Il n’est donc pas si surprenant d’étendre sa perception du deuil à un autre niveau, au crochet d’une escale fantastique, dans le sens surnaturel du terme, voire fantasmatique. Ce nouveau chapitre partage ainsi la quête d’inspiration qui entrait en conflit avec le personnage d’Honor Swinton Byrne dans The Souvenir. Est-ce donc légitime de s’approprier les souvenirs des autres ? Jusqu’où peut mener la culpabilité qui en découle ? Joanna Hogg y répond avec une perception du méta qui force le respect, car l’émotion ne sera jamais écrasée par son style, sans doute peu organique, mais bien cérébral.
Un visage pour deux
L’ouverture pose l’ambiance, qui rappelle autant l’imaginaire de Hitchcock que les leitmotivs gothiques de la Hammer. La destination semble inquiétante. Un taxi traverse l’obscurité d’une forêt galloise pour enfin accoster l’hôtel Moel Famau, manoir au style géorgien et à la symétrie déroutante. Pas besoin d’aller plus loin pour saisir le jeu de miroirs qui lie intimement une mère et sa fille, toutes deux possédant le même visage. Ce n’est pas sans rappeler les Men d’Alex Garland, qui jouaient avec nos nerfs, à la force de ses personnages masculins. Ici, les lieux sont désertés, que ce soit la nuit tombée ou bien durant les courtes journées. Personne à l’horizon pour venir épier les locataires, à moins que ce ne soit tout l’inverse.
Tilda Swinton se donne ainsi la réplique et fait dialoguer les tourments de Julie, avec ceux de sa mère Rosalind. L’économie des effets visuels fait alors que le champ-contrechamp devient le langage récurrent de cette narration, qui devra davantage compter sur la performance de la comédienne. Bien heureusement, cette dernière parvient à rendre ses personnages aussi énigmatiques que possibles, tout en distillant de précieuses informations dans le non-dit. L’exercice en vaut la chandelle, quand bien même certains pourraient facilement s’éjecter du récit, qui mise tout sur son rythme atypique et son environnement symbolique.
The Mother
Des regards pèsent bel et bien sur Julie, motivée pour concrétiser son projet, à savoir réaliser un film sur une mère qu’elle cherche à connaître. Elle se documente ainsi comme elle peut, avec un dictaphone ou bien un stylo à la main, car finalement, elle est incapable d’écouter ou de dialoguer avec le symbole de maternité, dont elle ignore tous les chagrins. Julie se refuse de se conformer à la maternité comme sa mère, qui ne comprend pas non plus le besoin vital de sa fille pour la création artistique. Le quiproquo continue ainsi, tout le long du séjour, qui voit défiler des fantômes dans les yeux et les oreilles de Julie, persuadée qu’un mal règne en ces lieux.
Les codes de l’épouvante sont ainsi empruntés pour leur esthétique, afin de mieux cerner la psyché de Julie Hart, le nouvel avatar de Joanna Hogg. Mais derrière cette fine voile spectrale, de nombreux éléments nous ramènent vers la mélancolie. La chambre louée se nomme Rosebud et la madeleine de Proust contraste fort bien avec toutes les gargouilles, gardiens immortels de l’hôtel. La bienveillance de Julie envers Rosalind est donc à relativiser, au même rang que le coup d’avance qu’aura le spectateur sur le dénouement, inévitable et sans surprise. La crise intériorisée de la réceptionniste (Carly-Sophia Davies) et le calme angélique du gardien (Joseph Mydell) trouvent alors une justification, qui va peu à peu panser les plaies ouvertes de Julie, dernière de sa lignée.
The Daughter
On se croirait d’ailleurs dans un Yasujirō Ozu, du fait de son rythme et de la charge mentale que Hogg impose à son public, mais se serait se méprendre sur la portée de son sujet, très personnel et encore une fois à la frontière de l’expérimental. Toute l’amplitude de The Eternal Daughter baigne dans un nœud sensoriel, où la dualité mère-fille renforce leur étreinte ou bien le sentiment d’un rendez-vous manqué. C’est en cela que le film dépeint toute sa puissance émotionnelle, à même le visage de Tilda Swinton, un caméléon qui nous renvoie également aux différentes fonctions de la réceptionniste.
Un jeu de cadre, une errance qui isole les héroïnes dans le décor, une présence fantomatique, en définitive, il y a de quoi interpréter une folie similaire à Shining, mais dans ce cas-ci, ce sont plutôt des promenades au fin fond de la mémoire qui nous apparaissent subtilement. Toute cette démarche, dans une grande retenue et dans une élégance convaincante, nous rappelle l’importance des souvenirs qu’on se laisse mutuellement, jusqu’à ce qu’une poignée de main nous rapproche ou nous sépare à jamais de nos racines.
Bande-annonce : The Eternal Daughter
Fiche technique : The Eternal Daughter
Réalisation & Scénario : Joanna Hogg
Photographie : Ed Rutherford
Son : Jovan Ajder
Décors : Stéphane Collonge
Costumes : Grace Snell
Montage : Helle le Fevre
Production : A24, BBC Film, Element Pictures, JWH Films
Pays de production : Grande-Bretagne, États-Unis
Distribution France : Condor Distribution
Durée : 1h36
Genre : Drame
Date de sortie : 22 mars 2023
Synopsis : Julie, accompagnée de sa mère âgée, vient prendre quelques jours de repos dans un hôtel perdu dans la campagne anglaise. La jeune femme, réalisatrice en plein doute, espère y retrouver l’inspiration ; sa mère y voit l’occasion de faire remonter de lointains souvenirs, entre les murs de cette bâtisse qu’elle a fréquentée dans sa jeunesse. Très vite, Julie est saisie par l’étrange atmosphère des lieux : les couloirs sont déserts, la standardiste a un comportement hostile, et son chien n’a de cesse de s’échapper. La nuit tombée, les circonstances poussent Julie à explorer le domaine. Elle est alors gagnée par l’impression tenace qu’un indicible secret hante ces murs.