C’est avec sobriété, mais surtout efficacité qu’Alexandros Avranas nous invite à découvrir les causes et conséquences d’une pathologie rarement abordée dans les œuvres de fiction. En s’inspirant de faits survenus au début des années 2000, Quiet Life explore en quoi le « syndrome de la résignation » constitue un enjeu majeur, en ces temps de guerre et de vagues d’immigration croissantes, pour une jeunesse traumatisée, en perte d’identité et surtout privée d’un foyer chaleureux, où l’amour d’une famille peut briller de mille feux.
Médicalement reconnu depuis 2014, le syndrome de la résignation est une maladie psychique dont les origines sont de l’ordre de la tragédie sociale. Les victimes plongent dans un état comateux que la science ne peut parfaitement expliquer ou accompagner. Rapidement intégrés dans une nouvelle vie sans peur ni persécution, les enfants de réfugiés dont la demande d’asile a été refusée en sont les cibles prioritaires. Ce concours de circonstances amène donc les parents à se reconnecter à leurs enfants, ainsi qu’à leur culture d’origine, chose qu’on leur ampute à la force d’une administration médicale et sociale kafkaïenne. Alexandros Avranas (Without, Miss Violence, Dark Crimes, Love Me Not) nous immerge au cœur de cet univers que l’on croirait dystopique. Il s’agit pourtant d’une réalité qui nous est familière, dont les menaces silencieuses sont sans appel.
À contretemps du bonheur
Dès l’ouverture, le cinéaste nous donne les clés de lecture de son œuvre, si tant est qu’on puisse s’en servir pour déverrouiller les nombreuses portes et barrières physiques qui entravent la mobilité d’une famille russe en exil et qui parasitent également leur manière de penser. Katja se tient droite, face à la porte et face à la caméra. Elle est aussitôt rejointe par sa sœur aînée, Alina, dans une posture similaire, avant que leurs parents, Natalia et Sergei, n’en fassent de même. Cette première image capture cette famille dans une ambiance solennelle et inquiétante. Elle reflète tout ce dont il sera question par la suite, en grattant à la surface d’une société suédoise formatée et qui durcit sa politique contre l’immigration.
Les premières minutes du récit sont ainsi consacrées à une inspection des services sociaux, présentés comme une potentielle menace, tels des agents de l’État, missionnés pour exécuter la sentence d’expulsion. Entre le blanc et le gris, balayant toute chaleur du décor, chaque pièce de leur logement d’emprunt est verrouillée. Rien ne doit dépasser et rien ne doit mettre en péril leur demande. Se conformer aux attentes est une formalité nécessaire. C’est par ce prisme-là, ce côté claustrophobique et déshumanisé que l’on décrit cet état transitoire que côtoient de nombreux réfugiés. Cette illustration n’est pas uniquement représentative de la Suède. Toute l’intrigue aurait également pu se dérouler dans un autre pays d’accueil, avec une culture et une emprise sociale différentes. Malgré toutes les possibilités, revenir au berceau de la fameuse maladie fut essentiel pour le réalisateur grec, qui déroule synthétiquement toute la documentation qu’il a collecté depuis près de six ans.
Avranas explore notamment le hors-champ et les sous-entendus du court-métrage documentaire Des vies en suspens, réalisé par Kristine Samuelson et John Haptas en 2019. Le syndrome de la résignation revient constamment au centre des débats pour en connaître les causes et en étudier les conséquences néfastes, si la pathologie venait à persister. Il expose les faits qu’il a compilé avec soin, avant qu’une malédiction ne s’abatte sur la jeune Katja, mentalement à bout de souffle. Sa demande d’asile rejetée permet alors à la dépression, la culpabilité et la solitude de gagner du terrain. Comme bon nombre d’enfants vivant un cas similaire, elle est enfermée dans son propre corps, dans l’attente d’une bonne raison pour reprendre le cours de sa nouvelle vie. Et tandis que le parti scientifique expose leur point de vue, très limité, sur cette tragédie, le récit bascule à un autre niveau de lecture où la rigidité des institutions règne. Imperméables à l’émotion et à la compassion, chose que l’on a déjà évoquée dans Quitter la nuit. L’emprise du système est si forte que dévoiler sa vulnérabilité ne changerait rien à la sentence de l’office des migrations. Cette emprise est ensuite comparée à l’échelle de la famille, où les parents finissent par devenir ce qu’ils ont tant redouté, en manipulant sournoisement leurs enfants et la vérité. Obtenir l’asile reste évidemment l’enjeu principal de la première partie. Une séquence de témoignage individuel, aussi tordue et tendue que dans Border Line, en atteste.
Ma famille d’abord
Derrière chaque sourire forcé et chaque rideau de politesse avec lequel chaque protagoniste s’enveloppe, le cinéaste déconstruit le modèle « parfait » suédois. De l’extérieur, leur mode de vie est sujette à de nombreux fantasmes et attire encore de nouveaux venus, prêts à s’acheter une nouvelle vie, se trouver de nouveaux emplois, une nouvelle maison, s’adapter à une nouvelle langue et arborer un nouveau nom d’usage. Faire table rase des cicatrices du passé, voilà ce qui motive la famille de Sergei à renier silencieusement leur racine ou tout simplement leur identité. Bien heureusement, l’infirmière Adriana injecte un peu de nuance dans le réseau médical suédois. Sa contribution est peut-être minime dans un tel récit, mais son humanité dissimulée donne beaucoup plus de baume au cœur à Sergei et Natalia, en comparaison avec l’étonnante et frustrante thérapie imposée par le corps médical. Elle a pour but d’installer une aura positive lors des visites à l’hôpital. Une approche mise en échec avec beaucoup de cynisme.
Plus rien d’autre ne compte que de réunifier une famille trop maladroite en communication. Le dernier acte est dédié à cette opération, et la tendresse est de mise. Ce dénouement manque cependant d’une envolée lyrique pour trancher avec l’ambiance austère d’un monde sans compassion. Les simples plaisirs, comme se divertir devant la télévision ou manger une crème glacée, devraient laisser imploser toutes les émotions retenues dans une première partie plus sobre et plus lente, car moins optimiste. Ce n’est pas que le cinéaste n’essaie pas de le faire, mais il faut plus d’une étincelle pour illustrer toute la chaleur qui émane de l’amour familial, l’élément salvateur clé de ce drame social.
Reste qu’Alexandros Avranas est d’une précision clinique dans sa composition de l’image et sa mise en scène, constamment au service d’une atmosphère claustrophobique et artificielle, quand bien même la flore domine le territoire suédois. Il nous rend compte de cette société, à l’image des enfants atteints du syndrome de la résignation, qui cherche elle-même à protéger son microcosme par de faux espoirs. Tout le paradoxe de cet univers, a priori paradisiaque, prend alors son sens dans une scène où la famille russe se réunit autour d’un arbre, isolé au fin fond d’un parking souterrain. Il s’agit d’un jeu de miroir astucieux. Quiet Life regorge d’idées visuelles et métaphoriques à ce sujet qu’on lui cède volontiers notre coup de cœur, en raison de sa discrète participation à la dernière Mostra de Venise.
Quiet Life – Bande-annonce
Quiet Life – Fiche technique
Réalisation : Alexandros Avranas
Scénario : Stavros Pamballis, Alexandros Avranas
Interprètes : Chulpan Khamatova, Grigoriy Dobrygin, Naomi Lamp, Miroslava Pashutina, Eleni Roussinou
Image : Olympia Mytilinaiou
Décors : Markku Pätilä
Costumes : Jaanus Vahtra
Montage : Dounia Sichov
Son et mixage : Kristjan Kurm, Kostas Varympopiotis
Musique : Tuomas Kantelinen
Production : Les Films du Worso
Pays de production : France, Allemagne, Suède, Estonie, Grèce, Finlande
Distribution France : Wild Bunch
Durée : 1h39
Genre : Drame
Date de sortie : 1er janvier 2025