Il y a une chose qui marque dès le premier épisode de DragRace France, c’est à quel point les Drag Queens sont exceptionnelles dans le nombre de choses qu’elles savent faire. Danser, chanter, défiler, se maquiller, s’habiller, coiffer, « lipsyncher » – changement de groupe verbal oblige, mais il le faut pour notre reine du jour : coudre. C’en est presque trop, on leur en demande trop. Mais c’est ça le drag, des passions tellement fortes qui poussent jusqu’à remettre soi-même en question sur son identité de genre, de place dans la société… Il y en a peu des passions qui ont ça en eux.
À l’écran, l’émission se déploie sur plusieurs semaines, chaque épisode distillé avec patience, laissant croire à une aventure longue et posée. Mais dans les coulisses, le tournage se révèle être une véritable course contre la montre, où les jours s’empilent sans répit. Pas de place pour la mélancolie des départs, car dès le lendemain, un nouveau défi attend : un talent show, une comédie musicale, une nouvelle chanson, une chorégraphie inédite… Et chaque soir, un runway sculpté dans la précision d’un thème unique. Le montage, loin de magnifier, sous-estime presque l’immense labeur invisible. Quand on sait la réalité de cet effort, on ne peut qu’être émerveillé par l’élégance et la grâce qui émanent de ce chaos organisé.
Estelle Carbonneau a parfaitement saisi que, pour les queens, le drag n’est pas un simple art, c’est une vie entière dévouée, un souffle qui envahit chaque instant. Dans Out, qui sera projeté le 12 Septembre dans sa première parisienne au cinéma Les 7 Parnassiens, la jeune réalisatrice plonge précisément au cœur de ces thématiques. Durant 52 minutes intenses, nous suivons Ely (Elips sur scène), couronnée Miss Sympathie lors de la première saison de DragRace France. Ne vous fiez pas à l’apparence de « bon perdant » que pourrait suggérer son titre, Elips, c’est le haut niveau. Elips, c’est une tenue dont on rêve, cousue en plein défi de l’émission, avec des matériaux imposés. Elips, ce sont des cagoules, des lunettes, une combinaison militaire. Elips, c’est Brûler le feu.
Le moyen métrage documentaire s’attache à suivre notre queen après la diffusion de l’émission, prolongeant l’histoire d’Elips au-delà des caméras. On accompagne Ely au fil d’une période indéterminée, rythmée par une série de shows où Elips brille, notamment lors de la tournée aux côtés du casting de la première saison de DragRace France. Quand Ely s’attelle à la couture de ses tenues, c’est pour qu’Elips rayonne sur scène, chaque soir. Il y a comme une symbiose entre ces deux facettes : Ely et Elips, deux entités qui se nourrissent mutuellement de l’effort et du labeur de l’autre. Et, en effet, cela signifie deux fois plus de travail.
Drag Race est sans doute une bénédiction pour celles et ceux qui rêvent de vivre de leur art, de faire de leur drag un métier. Mais la charge de travail, elle, ne fait que suivre cette ascension. Le film nous évoquerait presque le fabuleux Youth de Wang Bing, sorti en début d’année. Certes, il lui manquerait trois heures supplémentaires et cette dynamique si personnifiée dont Bing a le secret. C’est peut-être là que réside notre désir : plus de matière, plus de rushs. On aimerait que Out s’étire, qu’il devienne un fleuve sans fin. Pas par un fanatisme faussement dissimulé pour notre protagoniste, mais parce que voir Ely travailler inlassablement pour chaque show où Elips brille nous émeut profondément.
Dans le film de Wang Bing, l’aliénation est palpable : des jeunes hommes et femmes condamnés à des salaires dérisoires, à des conditions de travail insoutenables, dans un environnement d’une précarité désolante. Ici, bien sûr, Ely vit probablement de sa passion, ce qui crée une différence immense avec le commun des salariés. Cependant, il est indéniable que, grâce à Drag Race, la notoriété du drag et celle d’Elips en particulier ont explosé. Cette visibilité entraîne, sans surprise, une charge de travail exponentielle, une nécessité de maintenir cette opportunité unique. La question des conditions de travail, du salaire des queens, est un sujet récurrent dans les saisons de l’émission de France TV. Alors, quand un film s’empare du sujet, il est essentiel qu’il mette en lumière cette réalité.
Le film se penche sur le parcours d’Ely, explorant ses débuts dans le drag et son ascension après l’émission. Estelle Carbonneau excelle dans l’art de capter les moments justes, alternant entre la poésie des performances et une mise en scène artistique qui dépasse les frontières du film. Elle nous dévoile un acharnement passionné, sans jamais le présenter comme un fardeau pour notre queen, et aborde les réalités de la vie d’artiste, loin des clichés d’extravagance, une approche qui rappelle celle de Kelly Reichardt dans Show Up.
Estelle Carbonneau en est encore à ses débuts en tant que réalisatrice, mais elle nous inspire déjà des grands noms du cinéma grâce à l’aspect plus que concret de sa vision cinématographique. Certes, il reste des aspects à affiner, notamment dans la construction du film et l’expression des émotions désirées par la réalisatrice. Néanmoins, on ne se lasse pas de plonger dans l’univers d’Elips et de suivre le travail de Carbonneau. On pourrait sans doute passer des heures à admirer leurs talents respectifs.
Teaser du film OUT de Estelle Carbonneau
Fiche technique : Out
Réalisation : Estelle CARBONNEAU
Directeur de photographie : Paul HUBBLE, Estelle CARBONNEAU
Mixage : Antoine PRADALET
Montage Son : Cyprien VIDAL
Etalonneur : Frédéric BERNADICOU
Chef monteur : Jonathan ROCHIER
Compositeur : Etienne De FRAMOND
Producteur : Tristan LEYRI, Antonio MAGLIANO
Société de production : Prima Luce
Société de distribution : Prima Luce
Pays de production : France
Langue originale : Français
Genre : Documentaire
Date de sortie : 11 Septembre 2024