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Copyright 2023 House on Fire, Gladys Glover et CS Production | Film Jeunesse (Le Printemps)

Jeunesse (Printemps) : Tisser des liens au fil du travail

Dans Jeunesse (Printemps), le réalisateur Wang Bing plonge profondément dans la vie des jeunes travailleurs chinois, capturant leurs réalités complexes et les défis auxquels ils sont confrontés dans les ateliers de textile. Au-delà de l’apparente répétition quotidienne, le film dévoile une pluralité de relations sociales et de négociations salariales. Des salaires modestes, des confrontations générationnelles et des tentatives de tisser des liens dans un environnement aliénant sont habilement explorés.

Synopsis : Zhili, à 150 km de Shanghai. Dans cette cité dédiée à la confection textile, les jeunes affluent de toutes les régions rurales traversées par le fleuve Yangtsé. Ils ont 20 ans, partagent les dortoirs, mangent dans les coursives. Ils travaillent sans relâche pour pouvoir un jour élever un enfant, s’acheter une maison ou monter leur propre atelier. Entre eux, les amitiés et les liaisons amoureuses se nouent et se dénouent au gré des saisons, des faillites et des pressions familiales.

En 2016, le remarquable Bitter Money du réalisateur et documentariste chinois Wang Bing a vu le jour. Huit ans plus tard, dans une démarche similaire d’inspiration et tourné approximativement au début de la même période, de 2014 à 2019, Jeunesse voit le jour, un film de 3h30 qui explore les ateliers de textile au cœur de la ville de Zhili en Chine. Si la force de Bitter Money résidait notamment dans son exploration des relations sociales entre les travailleurs des ateliers de fabrication de vêtements en dehors des heures de travail, Jeunesse prend une approche différente en se concentrant principalement sur les moments passés au travail et dans les dortoirs, offrant ainsi un regard immersif sur 3h30 de la vie de ces corps assujettis à un emploi long et fastidieux.

À travers ce documentaire, le réalisateur chinois expose la réalité des jeunes travailleurs cherchant à établir des liens sociaux dans les rares endroits possibles, à savoir l’atelier de travail et les dortoirs. Ce que le réalisateur parvient à mettre en lumière avec brio à travers sa mise en scène, c’est le fait que, même entre deux vêtements ou pendant l’assemblage de pièces, hommes et femmes cherchent à tisser des interactions sociales, souvent pour nouer des amitiés et, pour les hommes, à trouver une compagne.

Je suis différent, moi

Le film suit plusieurs groupes de personnes provenant de différents ateliers, souvent situés à proximité les uns des autres, voire dans la même rue. À chaque fois, on observe que le dortoir, un simple appartement pour 10 personnes, se trouve à seulement un ou deux étages au-dessus de l’atelier de travail. Le capitalisme sait se révéler pratique : on se réveille à quelques mètres de son lieu de travail, on sort après 14 heures sur une chaise dans un local sans fenêtre et on est tout proche pour se reposer avant de recommencer une nouvelle journée.

Si le film met en lumière quelque chose, c’est la similitude frappante des vies des personnages, notamment en ce qui concerne les relations sociales entre les jeunes. À un moment du film, un jeune homme confie à une fille avec qui il flirte qu’il se considère différent des autres garçons. Une assertion probable, mais dans un contexte d’aliénation due à l’emploi et de dépendance au travail en raison de salaires jugés insuffisants pour vivre, la personnalité de chacun semble étouffée. Dans chaque atelier, on observe le même type de relations entre les jeunes, se taquinant constamment dès qu’ils ont quelques secondes de répit au cours d’une journée de travail débutant à 7 ou 8 heures et se terminant à 23h30.

Cela pousse inévitablement les jeunes à chercher des moments de véritables relations humaines pendant leur travail, provoquant des conflits pour échapper à l’ennui et animer quelque peu leurs journées intenses.

Là où se brise la lassitude

On pourrait condenser ce dernier film de Wang Bing en disant simplement : « Ce sont des jeunes qui travaillent toute la journée pendant toute la durée du long métrage. » Avant même la séance, on avait entendu dire : « Le film dure 3h30, si tu pars après 2h, ce n’est pas grave, c’est la même chose encore et encore. » Cependant, cette affirmation est loin d’être exacte. À l’instar de À l’ouest des rails du même réalisateur, où pendant 9 heures (rien de moins), on assistait à une succession d’usines en campagne chinoise qui perdaient les unes après les autres leur activité, contraignant à leur fermeture. Le film ne se limitait pas à cela, il exposait également qu’une grande partie du pays est touchée par cette réalité, que c’est une problématique à l’échelle nationale. Les neuf heures étaient amplement justifiées pour dépeindre une pluralité des problèmes dans le secteur des usines du pays.

Jeunesse ne se contente pas uniquement de présenter des travailleurs confectionnant des vêtements toute la journée pendant trois heures trente, bien que cela nous irait très bien. Le film dévoile progressivement, après avoir établi le rythme des plans longs caractéristiques de Wang Bing, le processus de rémunération et de renégociation. Il explore les raisons pour lesquelles certains travailleurs perçoivent des salaires beaucoup plus élevés que d’autres, notamment en lien avec leur rendement dans la confection des vêtements. Le film met en lumière le fait que les vêtements ont un coût tant pour les acheteurs que pour la force de travail, avec des prix qui vont au-delà de la simple transaction commerciale et englobent également les rétributions salariales.

Au début du film, des travailleurs sont présentés avec des salaires de 50 000 yuans pour 6 mois de travail. Cependant, au fil de l’avancement, il plonge plus profondément dans des ateliers moins prospères. Certains travailleurs touchent à peine 20 000 yuans, tandis que d’autres ne reçoivent que 10 000 yuans. En convertissant cela, 10 000 yuans équivalent à 1283 euros, soit 213 euros par mois sur une période de 6 mois.

À chaque atelier et groupe que nous suivons, les salariés expriment la nécessité de renégocier les salaires avec la direction. Le film documente ce processus, montrant comment les groupes se forment naturellement sur le lieu de travail, comment ils s’organisent lorsqu’il est nécessaire de réévaluer les salaires, ainsi que le coût minimal de chaque vêtement. Ainsi, le film ne se résume pas à 3h30 de jeunes gens travaillant, mais explore véritablement la diversité des réalités du secteur de l’emploi et de ses problèmes. Il examine comment faire face à ces défis pour une jeune génération souvent livrée à elle-même, sans guidance de personnes plus expérimentées pour les orienter.

Si certains patrons parviennent à avoir des discussions sur la renégociation, d’autres font preuve de plus de réticences, parfois même jusqu’à aboutir à un affrontement entre les deux générations. Cependant, Wang Bing n’utilise pas le film comme une plaidoirie destinée à susciter la compassion envers ses personnages de la vie réelle. Il exploite plutôt le médium cinématographique pour mettre en avant la puissance inhérente à l’être humain en tant qu’être social, une force accentuée dans sa jeunesse, capable de bâtir dans toutes les situations des relations sociales avec son entourage. C’est dans cet aspect que le film excelle, en évitant tout misérabilisme. Les éléments choquants que nous percevons sont souvent le reflet de notre perspective occidentale. Wang Bing souligne dans une interview que la ville mise en lumière, où la confiance entre patrons, salariés et fournisseurs prévaut, représente une exception à l’échelle nationale en Chine. Il précise que cette situation est bel et bien unique dans tout le pays, mais qu’elle demeure une nécessité pour de nombreux jeunes sans emploi de régions éloignées.

Dans Jeunesse, Wang Bing, fidèle à sa pratique habituelle, parvient à s’effacer complètement pour documenter de manière approfondie la vie de jeunes chinois qui ont souvent quitté leur lieu d’origine à la recherche d’emplois. Ces emplois sont fréquemment sous-rémunérés, même pour les normes nationales, mais demeurent nécessaires pour des jeunes qui ne trouvent pas d’opportunités dans leur région d’origine. Alors que Bitter Money débutait son exploration en campagne, Jeunesse la clôture, se refermant après trois heures trente de travail incessant et les bruits assourdissants des machines à coudre, sur un calme auquel on n’avait pas encore goûté, ponctuant encore une fois d’une grande œuvre pour le documentariste chinois.

Bande-annonce : Jeunesse (Printemps)

Fiche technique : Jeunesse (Printemps)

Réalisation : Wang Bing
Image : Maeda Yoshitaka, Shan Xiaohui, Song Yang, Liu Xianhui, Ding Bihan, Wang Bing
Montage : Dominique Auvray, Xu Bingyuan, Liyo Gong
Société de production : Gladys Glover
Société de distribution : Les Acacias
Pays de production : France, Luxembourg, Pays-Bas, Chine
Langue originale : Chinois
Genre : Documentaire
Date de sortie : 03 Janvier 2024

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