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Le Grand jeu : Aaron Sorkin joue cartes sur table

Chaque sortie d’un long-métrage estampillé « written by » Aaron Sorkin constitue une occasion de constater l’écrasante domination du dramaturge new-yorkais sur le reste de sa profession. C’est peu dire qu’il était attendu au tournant avec Le Grand jeu, sa première réalisation qui s’inscrit à la fois dans la continuité et en rupture de son œuvre, et s’octroie pour l’occasion les services d’une Jessica Chastain incendiaire.

De l’aristocratie en Amérique

Les gens exceptionnels font le portrait des gens exceptionnels. C’est en tous cas l’observation qui se dégage de la carrière d’Aaron Sorkin, mastermind de l’architecture scénaristique qui éblouit ceux qui essaient de s’en approcher, et Stradivarius érigé comme tel par ses pairs de plume qui ne manquent jamais une occasion de lui administrer leur déférence. Et à en juger par les figures qui constellent sa filmographie, Sorkin ne fait guère mystère de la conscience qu’il semble avoir de son statut. Jugez plutôt : un président des États-Unis durant les quatre premières saisons de The West wing, le sénateur qui a officieusement organisé la débâcle de l’armée Soviétique en Afghanistan dans La guerre selon Charlie Wilson, le créateur du réseau social qui a bouleversé la notion même d’interaction dans The Social NetworkBref, vous l’aurez compris, la filmographie du père Sorkin n’a rien de l’éloge de la normalité qui semble obséder ses contemporains, lui qui n’a cessé tirer le portrait d’une élite à laquelle il s’identifie sans fausse modestie.

Toutefois, on aurait tort d’en conclure que l’écriture de Sorkin ne constituerait pour lui que le support d’un narcissisme de classe qui lui permettrait de contempler son reflet à l’écran. Bien au contraire, son œuvre questionne ses personnages, confronte leurs envies à leurs responsabilités et les jauge à l’aune leur capacité à assumer l’exigence qui s’accompagne de leurs talents. Charlie Wilson est un politicien redoutable et apprécié, mais qui va devoir convoquer ses dons pour faire autre chose que garantir sa place et profiter de la bonne chère. Même chose pour le Will McAvoy de The Newsroom, journaliste surdoué incité à sortir de sa profitable apathie pour se mettre en danger en relevant le niveau de son journal. Quant au président Shepherd (littéralement « berger », on ne saurait être plus clair) du Président et Miss Wade, il recommence à se montrer digne de sa fonction lorsqu’il arrête de penser à sa réélection.

legrandjeu-film-jessica-chastain-mollys-game-movieOr, cette notion de responsabilité est essentielle pour comprendre le rapport que Sorkin entretient avec le milieu qu’il dépeint. Chez lui, il ne s’agit pas de faire la promotion d’une oligarchie qui travaille pour elle-même, ou de plonger le spectateur dans les secrets de cour des « premiers de cordées » (pour reprendre l’expression de notre start-upper de président). L’élite à laquelle s’identifie Sorkin, c’est celle de l’aristocratie de l’Antiquité grecque, qui désigne les êtres d’excellence dont les qualités s’accompagnent d’une rigueur morale inattaquable. Soit la définition apportée par le philosophe politique Alexis de Tocqueville, notamment connu et célébré pour son ouvrage De la démocratie en Amérique, qui distinguait la noblesse, caste fermée qui menaçait de s’étioler, avec l’aristocratie qui se renouvelle au contraire par l’apport des talents nouveaux. A l’instar de Brad Bird dans A la poursuite de demain, l’auteur milite pour une élite plus que pour un élitisme et assume de confier les grandes questions sur l’avenir du monde entre les mains des personnages capables d’y répondre. C’est là que réside la dimension morale de The social Network, qui questionnait l’une des inventions les plus emblématiques de la décennie à travers le génie médiocre de son créateur, qui mobilise son intellect hypertrophié pour satisfaire sa basse névrose. Acte qui équivaut à un affront déontologique pour ce chantre d’une utopie « Frank Capraesque » de l’Amérique, où la hauteur intellectuelle n’a d’égal que la probité morale qui incombe à ceux qui ont la charge d’élever le pays au niveau de ses principes.

La plume sous les formes

Or, cette exigence, l’auteur se l’impose à lui-même à travers la haute idée qu’il se fait de son art et l’intransigeance dont il fait preuve quant à la préservation de son intégrité. En tant qu’aristocrate assumé de l’art dramatique, Sorkin se fait un point d’honneur à contrecarrer cette tendance à harceler l’exception pour l’abaisser au niveau de la norme (ou l’idée que les décideurs s’en font). Pas question de vulgariser ses enjeux pour les rendre accessibles à moindre frais, au contraire. Quand l’industrie se met au diapason pour s’adapter à la concentration de plus en plus aléatoire du spectateur/consommateur, Sorkin fait le pari de considérer le public comme un adulte capable d’encaisser un effort d’attention. Qu’il s’agisse de ses célèbres dialogues d’une densité phénoménale, ses dispositifs iconoclastes tournant le dos aux conventions (voir Jobs de Danny Boyle), sa propension à mettre protocole et procédure au centre de ses postulats… Le travail de Sorkin porte dans son ADN le majeur tendu de l’auteur adressé à la culture de masse, quintessence d’un geste artistique qui défie toutes tentatives de marchandisation de son médium. L’exigence est une vertu qui se partage.

Une profession de foi aussi prononcée influe directement sur la reconnaissance du monsieur, qui compte parmi les rares scénaristes dont la patte survit aux réalisateurs qui se l’approprient. Pas le moindre exploit quand on a travaillé avec des cinéastes aux personnalités aussi marquées que David Fincher ou Danny Boyle. Chose exceptionnelle pour un scénariste, Sorkin est même crédité comme créateur de formes avec son fameux « walk and talk », du nom donné à ces séquences caractéristiques de son œuvre dans lesquelles la caméra suit les personnages parler en se déplaçant. Avec un tel déterminisme visuel et scénique dans l’écriture, le passage du monsieur derrière la caméra n’était qu’une question de temps, même si on mesure la pression que représentait une telle transition. Car, si l’on sait déjà que Sorkin trône tout en haut de l’Olympe de sa profession, toute la question était de savoir s’il pouvait relever la comparaison en tant que metteur en scène. Si la personnalité immédiatement identifiable de l’homme de plume faisait écho dans celle de l’homme derrière la caméra…

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Or, c’est peut-être parce qu’il était conscient de cet enjeu que Sorkin a choisi de relever le défi en adaptant les mémoires de Molly Bloom, ex-championne de ski qu’un grave accident a éloigné à tout jamais des pistes. Pour rebondir, la belle trouve pied dans le monde underground des parties de poker clandestines, jusqu’à devenir l’égérie du milieu de Los Angeles à New-York… Soit pour 99% des gens le prototype de la success-story dessinant une personnalité extraordinaire à l’aune de ses accomplissements dans un milieu qui ne lui tendait pas les bras. Mais pour celui qui a conté et questionné les destins fictifs ou réels de personnes qui ont littéralement bouleversé le cours de l’histoire récente, l’affaire semble un peu légère. Et pour cause, si Molly Bloom est très vite introduite comme une femme aux possibilités hors-normes, Sorkin la définit avant tout à travers le destin dont un accident improbable l’a privé.

Combattre sans péril, victoire sans gloire ?

De fait, c’est une destinée par défaut que relate Le Grand jeu, le personnage s’échinant à se déterminer en opposition avec ce qu’elle ne pourra pas être. Ainsi, bien que Sorkin s’efforce à relater avec force emphase ludique (façon « comment rendre fun et captivant les truc relous à l’écran », ouvrage cosigné par Martin Scorsese, Oliver Stone et Adam McKay) les stratagèmes tarabiscotés avec lesquels la belle se fait une place au soleil, ses exploits se révèlent constamment atténués par la narration. Structuré en flash-back séparant le présent du récit de sa propre ascension, Le grand jeu confronte sans cesse les dires de Molly au regard sévère de l’avocat à qui elle raconte son histoire. Au point de transformer ses confessions en expertise d’audience dans lesquels ce dernier endosse le rôle de procureur contre sa cliente.

On reconnaît ici l’esprit d’homme de loi, sans doute structuré par la famille de juristes dans laquelle il a grandi, qui a souvent prévalu dans le travail de Sorkin. Son insistance sur les détails protocolaires, ses joutes verbales infusées de syllogismes, ou sa persistance à décliner la dichotomie entre éthique et pragmatisme sont autant de traces du substrat juridique qui a survécu et à bien des égards a façonné la dramaturgie de l’auteur. Dans The Newsroom, l’auteur allait même jusqu’à faire du plateau télévisé sur lequel se déroulait une bonne partie de l’action le tribunal de la chose publique aux États-Unis. Le grand jeu reprend cette logique au cours des échanges entre Jessica Chastain et Idriss Elba mais les ramène à une échelle plus intime, puisque pour la première fois chez Sorkin les enjeux véhiculés par l’héroïne ne concernent… qu’elle-même. Pas de destinées supérieures entre les mains de Molly Bloom, sinon le sort des quelques clients des parties de pokers clandestines qu’elle a organisées de la côte Ouest à la côte Est.

Pour un peu, la matériau apparaîtrait presque trivial au regard de l’arsenal scénaristique déployé. Or, la question se pose dans des termes similaires à Molly Bloom, qui évolue dans un milieu clairement en deçà de ses possibilités intellectuelles. La dialectique inhérente au genre, où le héros/ héroïne s’impose dans un milieu opaque en écrasant les autres de sa supériorité, se retrouve ainsi mise en abyme à l’œuvre dans le dispositif déployé. En effet, Le Grand jeu existe dans une disproportion de moyens qui permet à Sorkin de rouler tranquillement sur la concurrence, mais qui ne se répercute jamais dans l’amplitude thématique et/ou du récit. Pour une œuvre qui s’est toujours distinguée par sa propension à ramener une narration complexe à un fil rouge intimiste immédiatement perceptible, l’absence de grande histoire à travers laquelle regarder la petite laisse dans premier temps songeur. Il faut même un moment avant de comprendre que la raison d’être du film ne réside dans ce constat : Sorkin n’est pas impressionné par Molly Bloom (ou du moins pour les raisons pour lesquelles son parcours semble être raconté).

Confessions intimes

Jusqu’à présent, la filmographie de Sorkin s’est toujours affirmée dans un paradoxe. On l’a dit, l’identification aux personnages qu’il mettait en scène dans ses textes avait valeur de déclaration de supériorité dans son propre corps de métier pour l’auteur. Mais cette identification constituait également un aveu d’humilité vis-à-vis de ces figures, justement parce qu’ils ne font pas le même boulot. Aussi (sur)doué soit-il, Sorkin s’est toujours positionné en troubadours des praticiens qui doivent gérer des problématiques sacerdotales à sa place. Il est à même de cerner les protagonistes du destin exceptionnels qu’il relate à l’écran, sans prétendre se projeter complètement en eux. C’est l’essence classique de son travail, qui construit cette compréhension des personnages en gardant à l’esprit la séparation entre le public et l’écran, à la fois fenêtre et frontière de l’imaginaire dépeint.
On commence à comprendre ce qui a interpellé Sorkin dans le personnage de Molly Bloom. Car à l’instar de son héroïne, Sorkin lui aussi a fait défaut à l’hétérodoxie familiale en tournant le dos à la carrière juridique embrassée par son père, son frère et sa sœur pour emprunter la voie des planches. Comme elle, il a durablement marqué sa profession de son empreinte et tous les deux se sont brulés les ailes dans les excès qui caractérisent leur secteur d’activité respectifs (l’addiction aux drogues dures pour Sorkin, les relations dangereuses et l’illégalité pour Molly Bloom). Et comme elle, ses prédispositions il auraient probablement permis de se distinguer dans un corps de métier moins… trivial.

On le voit, si Molly Bloom est le premier personnage que Sorkin ne regarde pas en contre-plongée, c’est moins par snobisme que par sentiment de proximité vis-à-vis de son parcours. Au final, le reproche formulé en creux à l’héroïne n’est pas tant d’avoir transgressé les limites de la légalité que d’avoir utilisé ses dons pour cela, le personnage d’Elba se substituant au jugement paternel qu’elle cherche à fuir en le poursuivant. . On ne s’aventurera pas à extrapoler sur le degré de vécu que l’auteur a intériorisé dans ce personnage. Ce qui est sur, c’est qu’il n’oublie d’ailleurs pas de mettre l’arrogance de son postulat en perspective, lorsque le sentiment de maitrise de Molly sur son petit monde se retournera inévitablement contre elle. Mais c’est également la raison pour laquelle le film se révèle parfois déceptif sur le cœur de son argument de vente (le business monté par Molly sur les parties de poker), dans la mesure où Sorkin ne semble pas plus intéressé que ça par le milieu dans lequel elle évolue. Rien de franchement honteux en soit, mais le réalisateur semble parfois dissimuler son manque d’intérêt pour le contexte derrière les apparats d’une leçon trop bien apprise, jusqu’à se reposer sur ses dialogues pour meubler . La chose se remarque d’autant plus à la lueur des précédents travaux d’un auteur qui s’est toujours épanoui dans le fait de raconter ses personnages à travers leur travail (le fameux « walk and talk » : parler sans jamais arrêter ce qu’on est train de faire, faire avancer l’histoire dans le mouvement des protagonistes). Y compris dans leurs mécanismes les plus techniques, ici relativement indifférents au spectateur, malgré la volonté de l’auteur d’y injecter du fun.

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Ainsi, ce n’est pas tant dans l’ascension de l’héroïne et les passages ou elle se surélève par rapport à ses contemporains qui constitue le cœur du film, mais au contraire ceux qui la descendent de sa position. Jusqu’à présent, les dispositifs scénaristiques atypiques de Sorkin participaient de cette volonté d’inviter l’audience sur le piédestal sur lequel trônaient ses personnages, sans les en faire descendre pour autant. C’est le parti-pris inverse qui est adopté dans Le grand jeu, à travers l’opposition de l’héroïne avec le personnage d’Idriss Elba qui donne lieu aux meilleures scènes du film. Sorkin y révèle d’ailleurs son meilleur profil en tant que metteur en scène, s’efforçant de traduire dans son découpage les rapports de force induits par son texte plutôt que de se contenter de les illustrer. Le procédé fonctionne d’autant plus que la direction d’acteurs se révèle au diapason de cette volonté : Elba y est impérial d’autorité crypto-patriarcale, et Chastain plante une bonne fois pour toutes son drapeau au sommet de la montagne qu’elle occupe depuis un moment déjà. L’actrice parvient à véhiculer une variation épatante de nuances dans une enveloppe outrancièrement sexualisée (de par la nature du rôle) sans jamais trahir de façon nette la distance que son personnage nourri vis-à-vis de sa propre image.

De fait, cette impossibilité pour le personnage de se grandir à travers sa fonction constitue l’enjeu principal du récit, et va cristalliser le lien que le réalisateur-scénariste nourri avec le personnage. Ainsi, dans la mesure où le réalisateur ne réussit à simuler qu’une excitation molle pour le parcours factuel de Molly Bloom (en cela, son surnom de « Loup de Wall Street au féminin » mis en avant par la promo française relève du contre-sens total), c’est ailleurs que Sorkin va construire son respect et l’admiration dont il a besoin pour raconter son histoire. A la faveur d’indices subtilement distillés, c’est ainsi l’intégrité morale de la jeune femme qui emporte l’adhésion du spectateur et l’admiration de l’auteur/ réalisateur qui, rappelons-le encore une fois, a toujours placé la vertu de ses personnages au-dessus de leur intelligence. In fine, Molly devient un personnage éminemment sorkinien, rejoignant la constellation d’autodidactes géniaux qui tapisse la filmographie du grand auteur, qui n’a peut-être jamais autant parler de lui dans un écrin à priori pourtant impersonnel. Les confessions d’un grand auteur sont toujours une chose précieuse. Le grand jeu ne fait pas exception.

Le Grand Jeu : Bande-annonce

Fiche technique : Le Grand Jeu (Molly’s Game)

Réalisation: Aaron Sorkin
Scénario: Aaron Sorkin, d’après Molly’s Game: From Hollywood’s Elite to Wall Street’s Billionaire Boys Club, My High-Stakes Adventure in the World of Underground Poker, de Molly Bloom
Interprétation: Jessica Chstain (Molly Bloom), Idriss Elba (Charlie Jaffey), Kevin Costner (Larry Bloom), Chris O’Dowd (Douglas Downey), Michael Cera (Player X), Graham Greene (Juge Foxman)…
Photographie: Charlotte Bruss Christensen
Décors: Patricia Larman
Costumes: Susan Lyall
Montage: David Rosendbloom
Musique: Daniel Pemberton
Production: Mark Gordon, Amy Pascal
Sociétés de production : Entertainment One, Pascal Pictures, Huayi Brothers Pictures et The Mark Gordon Company
Sociétés de distribution : STX Entertainment (États-Unis), SND Films (France)
Genre : Thriller, Drame
Durée : 140 minutes
Date de sortie : 3 Janvier 2017

États-Unis 2017

 

Rédacteur LeMagduCiné