Les éditions LettMotif publient le quatrième volume d’Une Histoire du cinéma français, de Denis Zorgniotti et Ulysse Lledo. Il y est question des années 1960 à 1969, celles qui ont vu à la fois la consécration de la Nouvelle vague et la persistance d’une certaine forme de classicisme, tout en ouvrant la voie aux parodies et aux grandes comédies populaires. Premier tome auquel le regretté Philippe Pallin n’est pas directement associé, l’ouvrage se distingue – une nouvelle fois – par son didactisme, son exhaustivité et son érudition.
Pour prendre la mesure de l’écart intentionnel et opératoire qui s’institue au cours des années 1960, quatre films historiquement significatifs suffisent : À bout de souffle de Jean-Luc Godard, La Grande Vadrouille de Gérard Oury, Les Yeux sans visage de Georges Franju et Playtime de Jacques Tati. Le premier est érigé en film-manifeste d’une Nouvelle vague friande de dispositifs légers, de vues extérieures, de spontanéité et d’émancipation, matérialisées par les faux raccords volontaires ou les jump cuts. Le second réunit Bourvil et Louis de Funès – dont les auteurs ne manquent pas de souligner les antagonismes de caractère et de physique – dans une grande comédie populaire, dont les 17 millions d’entrées constituent encore aujourd’hui un record, une fois rapportées au nombre d’habitants en France. Le troisième est symptomatique de l’inflation des coproductions franco-italiennes depuis un accord intergouvernemental datant de 1946 et demeure représentatif d’un cinéma de genre à la française, exigeant, poétique et, dans le cas présent, horrifico-fantastique. Le dernier témoigne de la persistance de cinéastes rompus à l’exercice filmique : les Henri Verneuil, Henri-Georges Clouzot, Roger Vadim, Claude Autant-Lara et donc Jacques Tati continuent d’exercer leur art en clercs, à une époque où le cinéma français connaît pourtant des mutations profondes. Mais Playtime est bien plus qu’un simple thermomètre artistique : c’est une dénonciation en règle, mi-amusée mi-indignée, des villes modernes et déshumanisées où règnent le conformisme et le gigantisme. Immortalisée à l’aide d’une pellicule 70 mm, « Tati-ville », un studio de 15000 m² en plein air, va s’effeuiller graduellement pour révéler les affres de la mondialisation et la démesure d’une architecture échappant désormais à toute échelle humaine.
Une évocation de la production cinématographique française des années 1960 nécessite un certain cadrage. Et comme le dit l’adage, choisir, c’est renoncer. À ce petit jeu, les auteurs Denis Zorgniotti et Ulysse Lledo s’en sortent toutefois avec les honneurs, puisqu’ils parviennent à relater fidèlement les mouvements, les œuvres et les personnalités les plus en vue au cours de cette (riche) décennie. Des mouvements au premier rang desquels se niche sans surprise la Nouvelle vague, partagée entre rive gauche et rive droite, entre Chris Marker, Agnès Varda ou Alain Resnais et les cinéastes issus des Cahiers du cinéma tels que Claude Chabrol, François Truffaut ou Jean-Luc Godard (eux-mêmes porteurs d’une vision du cinéma toute personnelle, puisque les expérimentations du dernier cité ont peu à voir avec le cinéma commercial du premier, comme l’énoncent clairement les auteurs). Toutes ces figures font l’objet de longs développements, à la fois biographiques, factuels et analytiques. Parmi les longs métrages exposés en « gros plan », on citera pêle-mêle Le Trou, La Vérité, Le Mépris, Les Parapluies de Cherbourg, La Grande Vadrouille, Lola, La Religieuse ou Le Journal d’une femme de chambre. Cette sélection, à laquelle s’ajoutent des dizaines de films, dont l’évocation peut être brève ou étayée en fonction de leur importance historique et/ou éditoriale, témoigne d’une décennie où cohabitent différentes générations de cinéastes, sans qu’aucune d’entre elles se voie négligée par les auteurs. Enfin, parmi les personnalités marquantes de ces années 1960, nous nous devons d’épingler un nom, celui de Michel Audiard, dialoguiste de génie impliqué dans les parodies (de polar, de film d’espionnage) telles que Les Tontons flingueurs ou Les Barbouzes, tous deux amplement cités dans l’ouvrage.
Volumineux, suffisamment transversal pour aller de la censure aux compositeurs en passant par le motif de la voiture, ce quatrième volume d’Une Histoire du cinéma français ne déroge pas aux fondements posés par ses prédécesseurs : mettre en miroir l’actualité sociale et politique de la France et sa production cinématographique. On l’a vu, Jacques Tati s’est montré particulièrement critique vis-à-vis des métropoles contemporaines. Dans La Vérité, autre film franco-italien, Clouzot met en scène une France en mutation, et quasi irréconciliable sur la question des mœurs. La guerre d’Algérie porte la censure à incandescence : L’Insoumis d’Alain Cavalier subit des coupures et finit amputé de 25 minutes à la demande d’un tribunal, tandis que Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard est interdit pendant trois ans et ne sortira qu’une fois le conflit achevé. Le Mépris est un film sur la compromission, la trahison et le cynisme. Il supporte aussi une proposition sur l’incommunicabilité du couple et sa mise en abyme. C’est enfin une problématisation sophistiquée du cinéma, puisque l’immense Fritz Lang y apparaît comme l’ultime garant d’un certain âge d’or du cinéma. Et comme Brigitte Bardot avant elle, Mireille Darc devient un symbole de sexualité et d’indépendance à une époque où les esprits se libèrent sur la question.
D’autres comédien.ne.s s’approprient cette décennie. Tant Lino Ventura que Catherine Deneuve cherchent à y casser leur image. Le premier se détache peu à peu des rôles monolithiques de gros bras, entreprise parachevée dans les années 1970 grâce à La Gifle de Claude Pinoteau, quand la seconde est aidée par ces réalisateurs « qui voulaient faire jaillir le feu sous la glace », c’est-à-dire s’affranchir de cette blondeur porteuse de naïveté ou de légèreté. De son côté, l’extrêmement prolifique Louis de Funès devient une star incontestable – à un moment où la popularité de Fernandel tend à décliner. Les auteurs le renvoient, avec beaucoup d’à-propos, aux « chaplinades » formées par le mouvement, la gestuelle, les mimiques ou le déguisement. Enfin, et cela attestera des ambitions analytiques de ce très appréciable volume d’Une Histoire du cinéma français, une douzaine de pages sont consacrées au réalisateur François Truffaut et aux nombreux invariants de son cinéma, sans compter les examens minutieux dédiés à ses films. Pour n’en citer qu’un, on citera l’exégèse pertinente de La Peau douce, verbalisant la dilatation du temps, le découpage des séquences ou encore la caractérisation de son antihéros, un romancier partiellement autobiographique et pourtant rendu peu sympathique par François Truffaut…
Une Histoire du cinéma français (1960-1969), Denis Zorgniotti et Ulysse Lledo
LettMotif, juin 2022, 520 pages