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Out of the Blue (1980) de Dennis Hopper : …and into the black

Quel destin curieux que celui de Dennis Hopper ! Electron libre, insoumis chronique devenu l’idole de toute une génération avec Easy Rider (1969), conspué à l’occasion de son œuvre suivante, paria toxicomane, et enfin phénix improbable demeuré en marge du « système » jusqu’à la fin de sa vie. L’homme mérite une reconnaissance bien plus large que celle obtenue par son mythique film de motards, sa carrière de cinéaste (du moins jusqu’à la fin des années 80) se révélant remarquable. Il existe heureusement des passionnés qui ne comptent pas leurs efforts pour lui redonner vie, ce dont témoigne la restauration de son troisième opus Out of the Blue, réalisé près de dix ans après la descente en flammes de The Last Movie. Elle est accompagnée de suppléments tout simplement indispensables dans cette édition signée Potemkine.

My my, hey hey

Rock and roll is here to stay

It’s better to burn out

Than to fade away

My my, hey hey

Neil Young

En 1980, le moins que l’on puisse dire est que Dennis Hopper est persona non grata aux yeux de toute l’industrie cinématographique américaine. Une énième victime de la célébrité fugace, qui vous fait passer du jour au lendemain de la lumière à l’ombre. Le parcours de l’acteur né au Kansas en 1936 n’a jamais ressemblé à une voie toute tracée. Le rejet et le bannissement, cet anti-conventionnel farouche les a déjà connus, mais jamais à cette échelle. Après un début de carrière plus que prometteur dans le sillage de son ami et idole James Dean, le décès de ce dernier en 1955 et une embrouille fameuse avec le cinéaste vétéran Henry Hathaway condamnent sa « première » ascension. John Wayne, un ami de la famille, met fin à une traversée du désert (déjà !) de sept années, au cours desquelles les portes de Hollywood restèrent fermées au jeune comédien. Mais les temps changent et, ironie suprême, Hopper va bientôt découvrir que son caractère de marginal correspond désormais à la mentalité des années 60 et, surtout, au Nouvel Hollywood qui naît alors et qui va faire les beaux jours du cinéma indépendant américain.

Hopper évolue en effet au sein d’un groupuscule créatif hautement recommandable surnommé aujourd’hui « BBS », du nom de la société de production fondée par Bob Rafelson, Bert Schneider (le duo avait auparavant fondé Raybert Productions) et Stephen Blauner. Ainsi que le résume parfaitement Jean-Baptiste Thoret dans les suppléments de cette édition (lire plus bas), si Roger Corman est aujourd’hui reconnu comme le principal inspirateur du Nouvel Hollywood (Demme, Coppola, Scorsese, Cameron, etc.), la BBS en est le vrai « réacteur » créatif. Le succès de la série The Monkees, qui créa de toutes pièces le groupe du même nom promis à un bel avenir, permit à la société de production de se lancer dans des projets cinématographiques qui apportèrent un véritable vent de fraîcheur dans l’industrie. Le public fut au rendez-vous, comme le prouva le succès spectaculaire de La Dernière Séance (Peter Bogdanovich/1971). Un certain Jack Nicholson, ami du groupe, fut également mis sur orbite grâce à des œuvres remarquables comme Cinq pièces faciles (Rafelson/1970) et The King of Marvin Gardens (Rafelson/1972). Mieux encore : la BBS, à qui tout semblait sourire, décida en 1969 de soutenir Dennis Hopper, pourtant inexpérimenté en la matière et encore récemment exclu du « système », dans sa première réalisation. Easy Rider ne sera pas seulement un succès, ce sera un phénomène de la contre-culture, LE film de la génération hippie.

Sur le toit du monde, courtisé par tous les grands studios un peu dépassés par le triomphe de Easy Rider (60 millions de dollars au box-office pour un budget plus de cent fois inférieur, sans parler de l’influence considérable sur les mentalités de l’époque), la nouvelle star du moment se lance en 1971 dans le tournage de son second long-métrage, appuyé par une major (Universal Pictures), un budget confortable et, surtout, une liberté artistique totale (une condition totalement inédite à l’époque). Parti tourner The Last Movie au Pérou, le cinéaste dont la consommation de drogue est devenue ingérable, sabote son propre film en s’écartant largement du scénario de Stewart Stern et en invitant les comédiens à de multiples improvisations. Plus grave encore : il ne cesse de remonter son film, étirant la postproduction bien au-delà du délai imparti. A sa sortie, The Last Movie est renié par Universal (qui le distribue sous plusieurs titres différents), démoli par la critique et haï par le public. Anéanti, Hopper s’exile lui-même d’Hollywood et ne tournera plus pendant près de dix ans…

La décennie 1970 est un cauchemar sans fin. Sombrant de plus en plus dans l’addiction à la cocaïne (entre autres) et l’autodestruction, Hopper survit en tournant essentiellement en-dehors de son pays, notamment pour Wim Wenders (L’Ami américain/1977). C’est dans ce contexte qu’il se retrouve en 1980 dans une petite production canadienne, CeBe. Le film est mis en scène par le néophyte Leonard Yakir et raconte l’histoire d’une jeune fille tourmentée qu’un gentil psychanalyste va sauver de parents dysfonctionnels. Yakir est rapidement dépassé, les rushes sont jugés inexploitables ; le tournage est sur le point d’être arrêté. Le directeur de production Paul Lewis, un ami de Hopper ayant collaboré à Easy Rider et The Last Movie, lui propose alors de reprendre la mise en scène au pied levé. Au fond du trou, Hopper saisit la main tendue, mais à une condition : il veut réécrire le script. En quelques jours à peine, il transforme la production familiale CeBe en un drame punk et nihiliste : Out of the Blue. Le titre est tiré d’une chanson de son ami Neil Young, qui accepte qu’elle soit incluse dans la bande originale du film.

Raymond Burr, qui jouait le rôle principal du psychanalyste dans le projet initial, voit sa présence à l’écran réduite à une poignée de scènes, au profit de Linda Manz, dix-neuf ans à l’époque (mais elle paraît bien plus jeune à l’écran), dans le rôle de Cebe, l’adolescente passionnée d’Elvis et de punk. Son père Don (Dennis Hopper) est en prison après avoir, quelques années plus tôt, tué des enfants dans un terrible accident de la route dont le souvenir hante sa fille. Sa mère Kathy (Sharon Farrell), quant à elle, passe son temps à se droguer et multiplie les aventures. Lorsque Don est libéré de prison, ses tentatives pour remettre sa vie et celle de sa famille sur les rails sont tuées dans l’œuf par le mode de vie destructeur avec lequel il renoue bien vite ainsi que par ses mauvaises fréquentations. Entourée de ces deux âmes perdues, Cebe fait tout pour se mettre en danger : elle fume, fugue, vole une voiture, fréquente des lieux interlopes, manque de se faire violer, etc. Elle trahit pourtant son âge et sa fragilité dès qu’elle converse avec son ours en peluche ou suce son pouce comme une enfant quand elle est en détresse.

Le film peut se voir comme une fausse suite de Easy Rider. On y retrouve les principes stylistiques de la BBS et de Dennis Hopper en particulier : personnages instables, comportements étranges, longs plans-séquence, dialogues qui semblent improvisés (même si tout était écrit), etc. Hopper ne filme que des marginaux et des lieux où personne d’autre ne pose sa caméra. Dans les deux films, tout est semblable, mais tout est différent. Dix ans après Easy Rider, le monde a radicalement changé. L’idéalisme hippie a fait long feu, la sensation de liberté absolue s’est muée en désespoir, l’expérience des drogues s’est muée en une addiction pitoyable, la liberté sexuelle s’est muée en de sordides déviances (la fin du film indique clairement que Cebe a été victime d’inceste de la part de son père), les bécanes rutilantes vrombissant sur les routes infinies se sont muées en des engins de chantier dans une décharge… Le rock ‘n roll est devenu le punk, Elvis a passé le témoin à Johnny Rotten (Cebe ne doute d’ailleurs pas de leur filiation). Dans les trois premiers films de Hopper, la conclusion explosive est en revanche la même. Dans Out of the Blue, Cebe ne voit d’autre résolution à son « enfer parental » qu’une sorte de nihilisme punk, radical et définitif.

En tant que cinéaste et en tant qu’homme, Dennis Hopper incarne le désenchantement de la contre-culture. Le revoir dans Out of the Blue permet de constater, mieux que les mots ne pourraient le décrire, à quel point le rebelle hippie revient de loin. Son regard, son élocution, son comportement erratique ne sont pas ceux du comédien, mais de l’homme. Les longues années marquées par une consommation vertigineuse d’alcool et de drogues, la paranoïa et les nombreuses extravagances l’ont durablement marqué. Elles ne sont pas encore un lointain souvenir en 1980, bien au contraire, mais Out of the Blue constituera bel et bien l’amorce d’un nouveau départ pour le comédien et cinéaste qui, dix années durant, aura incarné essentiellement des types à moitié cinglés, comme l’illustre à merveille son rôle du photographe dans Apocalypse Now (1979), dont les conditions de tournage cauchemardesques correspondaient à merveille à l’existence de Dennis Hopper à cette époque. En 1983, il rentrera enfin en cure de désintoxication, et sa carrière prendra une tournure plus constructive quelques années plus tard, grâce à sa prestation inoubliable dans le Blue Velvet de David Lynch – il convaincra le cinéaste en lui déclarant « Tu dois me laisser jouer Frank Booth. Car je suis Frank Booth ! ».

Pour le cinéphile, l’expérience Out of the Blue se vit donc à plusieurs niveaux. Comme objet artistique, bien sûr, car le film est l’incarnation d’un cinéma expérimental, cru, imprévisible, avec des personnages chaotiques sans cesse au bord de la rupture, le portrait de laissés-pour-compte qui semblent incapables d’affronter les vicissitudes de la vie. Mais aussi comme le témoignage d’un changement d’époque, de la transformation de la société américaine. Comme la fin brutale d’une utopie et du triomphe de la société de consommation qui ne fait pas de cadeau aux « inadaptés ». Enfin, comme une exploration fascinante de la psyché d’un artiste regretté, un indompté alors au fond du gouffre, mais dont le talent enfoui rejaillit soudain, sans contrôle ni filtre. A sa façon, Out of the Blue fut bel et bien, comme son prédécesseur, le film phare d’une époque. 

Synopsis : Don, un camionneur alcoolique et désabusé, a percuté un bus rempli d’enfants. Tandis qu’il purge une peine de prison, Katie, sa femme, se réfugie dans la drogue et les bras d’autres hommes, et Cindy, sa fille, multiplie les fugues et ne jure que par Elvis Presley et Johnny Rotten, le chanteur des Sex Pistols. Lorsqu’il est libéré, Don tente d’impulser un nouveau départ à une famille anéantie. Mais les démons du passé ressurgissent… 

SUPPLEMENTS 

Le moins que l’on puisse dire est qu’avec cette édition restaurée en 4K, Potemkine ne s’est pas moqué de son monde. Outre le Blu-ray et le DVD du film inclus dans un joli boîtier digipack, nous avons en effet droit à près de trois heures de suppléments aussi riches que complémentaires (entretien d’époque, document consacré à la restauration du film, et analyse critique). Et encore ceux-ci ne tiennent-ils pas compte du commentaire audio de Dennis Hopper, du producteur John Alan Simon, qui a présidé à la restauration du film, et du directeur de production (production manager) Paul Lewis, que ne manqueront pas d’écouter attentivement tous les aficionados du film.

La pièce de résistance consiste, à n’en pas douter, en cet entretien de Dennis Hopper de plus de 90 minutes, mené par le très informé Tony Watts et daté de 1984. Il est important de mentionner l’année, car elle correspond précisément au moment où Hopper reprenait sa vie en main, ce dont témoigne la qualité de cet entretien. L’acteur/réalisateur y apparaît détendu, curieux, sensible, modeste et très cultivé, à mille lieues de la caricature qu’il était encore quelques années plus tôt. Particulièrement nourrie, la conversation revient sur toute la vie de Hopper, de sa jeunesse au Kansas, où il s’intéressa rapidement à l’art (poésie, peinture, photographie), à ses premiers rôles, en passant par son déménagement en Californie, ses débuts marqués par une amitié sincère avec James Dean, son admiration pour Brando et Clift, sa formation à l’Actors Studio (que Dean lui déconseilla de suivre !) ou encore son embrouille avec Hathaway (La Fureur des hommes, en 1958). On y évoque bien sûr le succès aussi incroyable que surprenant de Easy Rider, symbole de toute une époque, le groupe d’amis de la BBS (Jack Nicholson, Bob Rafelson, Bert Schneider, Terrence Malick…), l’échec terrible de The Last Movie et, dans les vingt dernières minutes, Out of the Blue à propos duquel Hopper se livre avec beaucoup d’honnêteté. Les deux hommes parcourent également ensemble les rôles qu’obtint Hopper lors de sa traversée du désert, notamment pour Wim Wenders (qu’il qualifie de meilleur cinéaste avec lequel il ait travaillé), Peckinpah, Coppola (Hopper revient sur ses problèmes avec Brando, qu’il adulait et avec lequel il ne souhaitait échanger qu’une seule réplique, ce qu’il n’obtint pas, leurs scènes ensemble ayant été tournées séparément), ou encore dans Human Highway de Neil Young. Comparer la qualité et la sincérité de cet entretien-fleuve aux habitudes actuelles consistant en des capsules promotionnelles ou des passages ultra-scriptés dans des talk shows dont on ne retient strictement rien, cela donne envie de pleurer…

L’entretien croisé qui nous est ensuite proposé est bien plus récent, puisqu’il a été réalisé en 2020 lors du Montclair Film Festival (New Jersey). On y retrouve le producteur John Alan Simon ainsi que l’actrice et productrice Elizabeth Karr. Il s’agit d’un complément intéressant à l’interview de Hopper puisque le sujet est ici le « parcours » de la restauration du film. Si le document s’adresse forcément à un public plus ciblé, il est l’occasion de rappeler l’importance de véritables passionnés comme Simon et Karr dans le destin d’œuvres un peu oubliées ou maudites, leur rôle dans la découverte de celles-ci par un public nouveau. Un travail de l’ombre qui méritait bien, pour une fois, les honneurs d’un entretien spécifique.

Enfin, on termine par une analyse proposée par le réalisateur, historien et critique Jean-Baptiste Thoret, un « bon client » que l’on retrouve souvent, et pour notre plus grand plaisir, dans les suppléments de Blu-ray/DVD. Il livre ici un commentaire particulièrement exhaustif et brillant sur le film, mais aussi sur la carrière de Dennis Hopper, un artiste qui fut démoli après avoir été adulé. Thoret s’étend notamment sur The Last Movie, imaginé comme un grand opéra psychédélique, mais qui fut un échec et l’objet de moqueries. Hopper sortit de l’expérience anéanti et devint rapidement une caricature du « hippie dégénéré », même si Thoret souhaite réhabiliter certaines œuvres dans lesquelles il est apparu au cours des années suivantes, notamment Tracks de Henry Jaglom (1976), un des premiers films américains traitant du retour d’un vétéran du Vietnam. Thoret souligne également l’importance de la BBS et de Paul Lewis dans la carrière du comédien-réalisateur. La seconde partie de l’entretien est consacrée à une analyse très intéressante de Out of the Blue, dont Thoret ne néglige aucun aspect : le montage déroutant constitué d’ellipses et de présages, la construction et la motivation des personnages, les longs plans-séquence, l’influence du style de la BBS, la symbolique punk succédant à celle de la contre-culture des années 60, l’idée de rédemption systématiquement annihilée, etc. Le courage de Hopper, enfin, qui, après des années de purgatoire, revint à l’écriture et à la mise en scène sans se compromettre, en proposant un film confrontant, malaisant, radical, anti-conventionnel, alternatif. A l’image de son œuvre, l’artiste respecte ainsi le code de conduite édicté par Neil Young dans la chanson-titre : « il vaut mieux brûler que s’éteindre à petit feu »

Un minuscule bémol : dans les bonus vidéo, on ne trouve pas d’indication de contexte. Pour connaître l’identité des personnes interrogées ou la date d’un document, il faut donc s’en référer au boîtier du Blu-ray/DVD. Pour le reste, nous adressons les félicitations du jury à l’éditeur, qui a magnifiquement réhabilité ce film essentiel en l’accompagnant de succulentes petites douceurs. Un must ! 

Suppléments de l’édition combo Blu-ray/DVD :

  • Commentaire audio de Dennis Hopper, John Alan Simon et Paul Lewis
  • Interview de Dennis Hopper par Tony Watts (1984, 97 min)
  • Entretien avec John Alan Simon et Elizabeth Karr au Montclair Film Festival (2020, 30 min)
  • Entretien avec Jean-Baptiste Thoret (48 min)

Note concernant le film

3.5

Note concernant l’édition

5