Inclus dans la série de films de guerre récemment édités par Elephant Films, Le Héros d’Iwo Jima correspond en réalité assez peu aux canons du genre. Et pour cause : il n’accorde aux scènes de combat qu’un rôle marginal, leur préférant un portrait poignant de « héros malgré lui ». L’œuvre de Delbert Mann, sortie dans une ère de vaches maigres pour le cinéma hollywoodien, retrace en effet le destin du caporal Ira Hayes, un des hommes figurant sur la célèbre photographie d’élévation du drapeau américain sur l’île japonaise d’Iwo Jima, pendant la Seconde Guerre mondiale. Tony Curtis incarne cet homme qui, par un simple hasard, se voit propulsé vers une célébrité imméritée qu’il est incapable d’assumer.
Delbert Mann, surtout connu pour avoir mis en scène, six ans plus tôt, le formidable Marty (Oscar du meilleur film et Palme d’Or à Cannes), adapte en 1961 un article du journaliste William Bradford Huie consacré à Ira Hayes. Ce dernier, un Indien pima, s’engagea dans le corps des Marines en 1942 et participa à la guerre du Pacifique. C’est au cours de la fameuse bataille d’Iwo Jima (19 février au 26 mars 1945), une île japonaise située en mer des Philippines, qu’il se trouva par hasard parmi les six soldats qui hissèrent le drapeau américain sur le mont Suribachi, le point culminant de l’île. La photographie qui immortalisa le moment (il s’agit d’une mise en scène, puisqu’un premier drapeau, trop petit pour être repéré de loin, avait été hissé plus tôt ce jour-là) rencontra un succès foudroyant aux Etats-Unis, où elle fut interprétée comme un symbole puissant de victoire. Les autorités politiques et militaires américaines saisirent rapidement le potentiel de propagande de ce cliché, et décidèrent de rapatrier les trois survivants qui apparaissaient sur la photo afin de les réquisitionner lors d’une tournée à travers le pays, destinée à promouvoir les obligations de guerre. Ira Hayes, souffrant de stress post-traumatique et ne supportant pas cette gloire soudaine, s’abandonna peu à peu dans l’alcool, et décéda en 1955 des suites d’une intoxication à l’alcool.
Le lecteur attentif aura bien sûr noté que Clint Eastwood, dans Mémoires de nos pères (2006), a traité le sujet de l’érection du drapeau à Iwo Jima (et l’exploitation politique qui en fut faite). Cet excellent film fut donc précédé, plus de quatre décennies plus tôt, par l’œuvre de Delbert Mann, aujourd’hui bien oubliée. La différence entre les deux films est que Le Héros d’Iwo-Jima s’intéresse exclusivement au personnage d’Ira Hayes. Il ne s’agit donc pas ici d’un film de guerre (contrairement à ce que laisse suggérer la jaquette), un genre auquel ne se rapportent guère que les scènes d’entraînement et de fraternité entre soldats. Le film aborde par contre une multitude d’autres sujets : le besoin d’héroïsation typiquement américain, la place des Indiens dans la société, la propagande de guerre, la souffrance d’un homme qui se considère comme un imposteur, l’opposition entre l’image publique et la considération réelle de soi-même, etc.
Deux aspects du personnage de Hayes sont mis en évidence. D’abord, évidemment, sa destinée tragique qui le voit élevé malgré lui au rang de héros national, et la crise de conscience que cela provoque chez cet homme discret, par ailleurs traumatisé par la mort au feu de son ami Sorenson (James Franciscus ; le personnage est fictif). Le second aspect, moins souvent souligné, est l’indianité du personnage. On découvre ainsi Hayes au début du film dans une réserve en Arizona où la communauté pima tente depuis plusieurs années d’obtenir du gouvernement une meilleure irrigation de cette zone désertique. L’ethnicité de Hayes lui attirera à l’armée tantôt des moqueries (on le surnomme « Chief »), tantôt un paternalisme condescendant, avant qu’il ne force le respect de Sorenson à la force des poings. Loin de ne la considérer que comme un sous-texte, le scénario de Stewart Stern (décédé en 2015, il signa de grands films tels que La Fureur de vivre ou Le Vilain Américain) fait de l’indianité de Hayes un élément capital. Ainsi, à la volonté du Pima de représenter sa communauté dans l’armée, de surcroît au sein du corps d’élite des Marines, répond en miroir l’instrumentalisation dont il fera plus tard l’objet. L’armée le mettra en effet d’autant plus en avant dans ses efforts de propagande que Hayes était un « héros » doublé d’un Indien, ce qui lui permet de servir une double symbolique américaine. Ironie cruelle, c’est l’institution militaire à qui il rend un fier service – à son corps défendant – qui lui fera découvrir la consommation d’alcool qui signera sa perte…
En réalité, cette triste fin est représentative du dilemme aliénant de l’Amérindien. En effet, Hayes ne cessera jamais de se sentir comme un étranger – ce à quoi le titre original (The Outsider) fait explicitement référence. Etranger à la nation américaine qui a relégué les siens sur des terres inhospitalières, étranger au monde des Blancs qui le méprise, étranger au monde militaire dont il ne se sent pas digne, étranger à la symbolique factice à laquelle on l’assigne. Comble du malheur, lorsqu’il retournera dans sa communauté, son dernier refuge, il ne pourra que constater qu’il y est devenu, là aussi, un étranger…
La présence de Tony Curtis fait évidemment débat. Il est en effet incongru de voir la star de Certains l’aiment chaud (1959) dans le rôle d’un Amérindien, ce qui constitue un cas flagrant de whitewashing, une habitude qui paraissait déjà datée à l’époque de la sortie du film… Aujourd’hui, certains éprouveront sans doute des difficultés à passer outre cet anachronisme, d’autant plus que, comme précisé plus haut, l’indianité du personnage est un élément central dans le film. Quel dommage ! Car s’il ne ressemble bien sûr en rien au véritable Ira Hayes, Curtis livre dans ce film une prestation de haut vol, et on sent le comédien très investi. Son talent, totalement mis au service d’un personnage complexe, ainsi que la tonalité sombre du film qui dénonce l’artificialité du culte du héros américain, en font une œuvre qui mérite bien mieux que l’oubli dans lequel elle est tombée.
Synopsis : « Héros » d’Iwo-Jima, il est un des six hommes à y avoir planté le fameux drapeau américain. Ira Hayes, natif-américain, a beaucoup de mal à se faire à sa nouvelle célébrité et à la mort de son meilleur ami. Après la guerre, il essaie d’oublier et de réintégrer sa tribu…
SUPPLÉMENTS
Un seul supplément (outre la traditionnelle bande-annonce) nous est proposé dans cette édition, ce qui n’est déjà pas si mal compte tenu du caractère méconnu du film. D’autant plus que l’analyse de Laurent Aknin, historien et critique de cinéma, membre du comité de rédaction de L’Avant-Scène Cinéma, est très intéressante ! Le spécialiste replace surtout Le Héros d’Iwo-Jima dans son époque. Pour le cinéma hollywoodien, les années 1960 représentèrent assurément une traversée du désert (Aknin préfère parler de « période de transition »), marquée par une crise de la créativité, les difficultés rencontrées par la plupart des grands studios, etc. Mais ce fut aussi une période où, à peine libéré du corset du maccarthysme, le cinéma questionna la représentation que les États-Unis faisaient d’eux-mêmes. Aknin rappelle ainsi que douze ans avant ce film, sortit Iwo Jima (dans lequel jouent d’ailleurs les trois vrais protagonistes de l’érection du drapeau sur le mont Suribachi, parmi lesquels Ira Hayes !) d’Allan Dwan avec John Wayne, une œuvre qui contribuait à entretenir la légende. En 1961, c’est une représentation bien plus critique qui est proposée aux spectateurs. Idem en ce qui concerne la représentation des Indiens au cinéma, même si Aknin reconnaît que Tony Curtis dans le rôle d’Ira Hayes, « ce n’est plus possible ». Curtis dont les choix artistiques étaient parfaitement cohérents par ailleurs, puisque le comédien avait joué l’année précédente dans Spartacus, un des premiers films post-maccarthystes, qui avait déjà entrepris une critique et une déconstruction des mythes nationaux. Enfin, Laurent Aknin défend ce film injustement oublié, précurseur de certains chefs-d’œuvre dont Full Metal Jacket (le film de Delbert Mann montra pour la première fois au cinéma des scènes d’instruction militaire musclée) et L’Homme qui tua Liberty Valance (la remise en question des représentations historiques américaines), sans parler du film d’Eastwood déjà évoqué. Nous ne pouvons que souscrire à cette défense inspirée d’une œuvre méconnue !
Suppléments de l’édition DVD :
- Le film par Laurent Aknin
- Bandes-annonces