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Kōji Fukada en 5 films : solitude, finitude et altérité

A l’instar de son contemporain Ryūsuke Hamaguchi dont il est beaucoup question ces derniers mois (Drive My Car, prix du scénario à Cannes et Oscar du meilleur film international), Kōji Fukada fait partie de cette jeune génération de metteurs en scène japonais qui nous permettent d’imaginer une relève à l’hégémonie des « 4 K » (Takeshi Kitano, Hirokazu Kore-eda, Kiyoshi Kurosawa, Naomi Kawase), dont on ne se lasse certes pas mais qui nous semblaient dépourvus de successeurs dignes de ce nom. La compilation de cinq œuvres de Fukada, artiste surprenant quoique inégal, est due à une initiative en tout point remarquable de Hanabi, une association de passionnés de culture nippone en France.

Parmi les activités de Hanabi – dont le nom est à n’en pas douter une référence à l’œuvre de Kitano sortie en 1997 – figurent notamment l’organisation d’événements ou de chroniques sur des films, livres ou expositions. L’association, créée en 2018, s’est également lancée dans l’édition vidéo, en se spécialisant plutôt dans les œuvres et cinéastes récents. C’est le cas de Kōji Fukada, jeune réalisateur et scénariste japonais dont le premier film date de l’orée des années 2000, et dont l’œuvre la plus célèbre à ce jour est sans doute le thriller Harmonium, Prix du jury à Cannes en 2016. Hanabi a judicieusement décidé de ne pas inclure ce film-là dans le coffret qu’il a édité, privilégiant la découverte de longs-métrages moins connus. A cet égard, on peut regretter l’absence du premier d’entre eux, La Comédie humaine de Tokyo, sorti en 2008 et totalement inconnu en Occident. Précisons par ailleurs que parler d’édition est inexact pour qualifier ce coffret, qui compile en réalité cinq DVD publiés par différents éditeurs, ce qui explique notamment les différences dans les suppléments (globalement frugaux) proposés d’un film à l’autre – deux n’en étant pas dotés.

A l’instar de plusieurs de ses aînés, en particulier Kitano, la première caractéristique du cinéma de Fukada est la variété des styles qu’il brasse. Ainsi, au sein de ce coffret, nous trouvons une comédie loufoque au sous-texte sociopolitique, une chronique adolescente rohmérienne, un film de science-fiction poétique, un thriller social et une fable énigmatique et écolo. Malgré cette disparité stylistique et a contrario de Kitano dont on peut considérer chaque film comme un projet à part entière, Fukada porte une attention toute particulière à la cohérence d’une œuvre qu’il est tout à fait possible, voire souhaitable, de considérer comme un ensemble – dont les différents éléments constitutifs sont d’ailleurs étroitement reliés.

L’altérité et sa fonction révélatrice constituent le motif principal de la filmographie du cinéaste nippon, sinon le fil rouge qui la traverse. L’intrusion d’un étranger, dans tous les sens du terme, dans le quotidien d’un groupe de personnages – car ses films sont presque toujours choraux –, va en effet ébranler leur existence et les révéler à eux-mêmes. Cette technique narrative est mise au service de l’évolution de personnages qui sont, dans les cinq œuvres incluses dans ce coffret, toujours des femmes. C’est le cas du superbe Au revoir l’été, où la jeune Sakuko, de retour dans son village natal, découvre les jeux de l’amour et de la séduction au contact du timide Takashi. Dans Le Soupir des vagues, c’est une autre adolescente, Sachiko, elle aussi partie rejoindre sa tante, mais cette fois en Indonésie, qui va renouer avec un passé évanoui au contact d’un homme mystérieux, mutique rescapé du tsunami qui a frappé le pays, une sorte d’esprit de la Nature. Dans Hospitalité, c’est le couple formé du banal et ennuyeux imprimeur Mikio et de sa seconde épouse Natsuki, trop jeune et jolie pour lui, qui va voir son quotidien sans histoire sérieusement bousculé par l’irruption d’un autre type d’étranger. Hanataro est la version positive et absurde du menaçant Yasaka dans Harmonium : parasite sympathique, il va phagocyter la vie du couple avant de libérer leurs secrets et non-dits. Quant à Sayonara et L’Infirmière, ces deux films proposent des variations plus subtiles et complexes sur le même thème. Dans le premier, c’est un phénomène exogène (une catastrophe nucléaire) qui pousse une étrangère restée seule dans un Japon déserté à se confronter à sa propre existence et à sa mort prochaine. Ironiquement, le seul être à ses côtés est un androïde domestique, le premier du genre à jouer un rôle à part entière dans un film de fiction. Dans un retournement dialectique, c’est à L’Infirmière Ichiko qu’échoit, du jour au lendemain, le rôle de l’étranger et de l’élément perturbateur, lorsqu’elle est accusée par une famille, dont elle était très proche, d’avoir joué un rôle dans la disparition de la fille cadette…

Plus qu’un simple dispositif narratif, l’intrus permet à Fukada de sonder l’âme de ses personnages et l’identité de son pays. Hospitalité aborde cette dernière assez frontalement – même s’il le fait sous forme de farce – à travers la confrontation entre des immigrés et un Japon replié sur lui-même. La présence même d’un couple mixte (un Japonais et une caucasienne) est une vision excessivement rare dans le cinéma nippon, dont Fukada renforce le caractère provocateur en faisant de la blonde Annabelle l’objet des fantasmes du terne imprimeur, puis en transformant la demeure sans histoire des Kobayashi en un squat inondé de sans-papiers de tous horizons, au grand dam du comité de quartier dont la xénophobie et l’obsession sécuritaire sont ridiculisés. Deux traumatismes exogènes relient les autres films. La catastrophe nucléaire, tout d’abord, à la fois traumatisme historique pour cette nation martyre qu’est le Japon et sourde menace après l’accident de Fukushima de 2011. Sans qu’il ne soit nécessaire de la montrer à l’écran dans ce film catastrophe anti-spectaculaire et introspectif qu’est Sayonara, c’est bien un monde condamné par la catastrophe atomique et déserté qu’habitent encore deux catégories d’êtres rejetés par le Japon : les étrangers… et les objets (les androïdes domestiques). Au revoir l’été renvoie au drame nucléaire de manière plus subtile et paradoxale : si Takashi est un réfugié de Fukushima, il refuse d’assumer un rôle de victime, s’estimant chanceux d’avoir fui non une région dévastée mais des parents qu’il déteste. Autre traumatisme, le tsunami. Celui-ci constitue en quelque sorte l’intersection entre les deux autres thématiques du cinéma de Fukada : l’accident nucléaire (on se rappelle que la catastrophe de Fukushima fut causée par un tsunami) et la rencontre avec l’étranger (malgré son étymologie japonaise, le tsunami concerne toute l’Asie du Sud-Est). Deux films se répondent sur le sujet du tsunami. Dans Au revoir l’été, Sakuko reproche à Mikie d’avoir été aider des victimes indonésiennes du tsunami de 2004 alors qu’il y a tant de malheureux au Japon, ce qui lui vaut une réponse emplie de sagesse de sa tante. Dans Le Soupir des vagues, la jeune Sachiko se rend elle-même dans une Indonésie encore marquée par le passage de la terrible vague géante afin d’y retrouver sa famille installée dans ce pays, ainsi que la trace d’un père disparu. L’homme mystérieux rejeté par la mer s’apparente à un esprit de la nature, imprévisible et parfois cruel, mais jamais malveillant.

Enfin, ce qui relie la plupart des films de Kôji Fukada est une réflexion, certes plus convenue, sur les travers du Japon contemporain, même si le cinéaste les aborde la plupart du temps à travers un prisme narratif indirect et non une charge politique. Nous avons déjà évoqué la critique du repli identitaire japonais dans Hospitalité et via quelques références indirectes dans d’autres films. L’exemple le plus évident demeure toutefois L’Infirmière, dont la descente aux enfers naît d’un concours de circonstances puis d’un choix malheureux, dont les effets sont ensuite démultipliés par la rigidité morale toute japonaise dont Fukada n’hésite pas à souligner l’hypocrisie et la lâcheté. Quant à Sayonara, son emploi d’un vrai androïde fascine autant qu’il interroge sur l’incommunicabilité et la solitude au Pays du Soleil Levant. Notons que tous ces fils rouges entre les œuvres incluses dans ce coffret (et avec d’autres qui ne s’y trouvent pas) sont parfaitement assumés par le cinéaste dans les entretiens qu’il a accordés, et se retrouvent sous forme de clin d’œil dans le choix de ses comédiens, souvent issus de la troupe de théâtre Seinendan dont il fit lui-même partie, qui assurent un trait d’union entre plusieurs longs-métrages, parfois même sous forme de simples caméos (Au revoir l’été).

Si l’on salue la remarquable cohérence intellectuelle et artistique de Kôji Fukada, et si sa place de choix dans la nouvelle génération de cinéastes nippons est indiscutable, reconnaissons toutefois que la qualité de sa filmographie n’est guère uniforme. Dans le coffret qui nous est présenté ici, Au revoir l’été est à notre avis le meilleur opus ; osons même parler de ravissement absolu. Ce conte rohmérien subtil aborde beaucoup de sujets sans ennuyer une seconde, dans une ambiance estivale et provinciale qui en fait manifestement un conté d’été inspiré du maître français. Chaque personnage possède plusieurs facettes (le cool et permissif Ukishi n’hésite pas à titiller les autres sur un ton humoristique, mais gère lui-même un love hotel en fermant les yeux sur certaines activités repoussantes ; le professeur d’université couche avec une étudiante tout en se déclarant toujours amoureux de Mikie ; Sakuko feint l’indifférence tout en étant attirée par Takashi ; ce dernier est un réfugié de Fukushima mais est bien content d’avoir été placé chez son oncle, quitte à travailler lui aussi dans le love hotel) et, ce qui ne gâche rien, l’image est splendide sans être esthétisante. Hospitalité, qui ressemble encore à maints égards à un film « de jeunesse » (c’est le second long-métrage du metteur en scène), fonctionne parfaitement comme une farce, grâce à des comédiens très convaincants et à la figure du glandeur assumé (jouissive anomalie dans la culture japonaise) dont il use et abuse gaiement, beaucoup moins comme satire politique… même si la farce finit par s’imposer, fort heureusement. Quant à L’Infirmière, si le film évite un peu trop ostensiblement les codes du thriller et si sa protagoniste (jouée par la magnifique Mariko Tsutsui, qu’on retrouve également dans Harmonium) demeure particulièrement opaque, il révèle sa subtilité et son charme vénéneux lors du second visionnage – avis aux spectateurs qui apprécient qu’une œuvre se mérite. Les deux derniers films sont hélas moins réussis. Sayonara possède une prémisse passionnante et la relation entre Tania et Leona, son androïde, crée un malaise sourd, mais le sous-jeu de Bryerly Long, le rythme lent et l’absence de rebondissements notables finissent par susciter un terrible ennui. Enfin, Le Soupir des vagues pèche par un scénario moins abouti et un budget modeste qui rend les quelques effets spéciaux peu crédibles.

Synopsis : 

Hospitalité

Au cœur de Tokyo, la famille Kobayashi vit paisiblement de l’imprimerie. Quand un vieil ami de la famille réapparaît, aucun ne réalise à quel point il est en train de s’immiscer progressivement dans leur vie… Jusqu’à prendre leur place. 

Au revoir l’été

Mikie, accompagnée de sa jeune nièce Sakuko, est de retour dans son village natal. La langueur estivale de la campagne japonaise est l’occasion pour Mikie de renouer avec Ukichi, un ancien amant. Quant à Sakuko, c’est du timide Takashi qu’elle se rapproche. L’adolescent est un réfugié de Fukushima… 

Sayonara

Dans un avenir proche, le Japon est victime d’attaques terroristes sur ses centrales nucléaires. Irradié, le pays est peu à peu évacué vers les états voisins. Tania, atteinte d’une longue maladie et originaire d’Afrique du Sud, attend son ordre d’évacuation dans une petite maison perdue dans les montagnes. Elle est veillée par Leona, son androïde de première génération que lui a offert son père. Toutes deux deviennent les derniers témoins d’un Japon qui s’éteint à petit feu et se vide par ordre de priorité, parfois selon des critères discriminatoires. Mais doucement, l’effroi cède la place à la poésie et la beauté. 

L’Infirmière

Ichiko est infirmière à domicile. Elle travaille au sein d’une famille qui la considère depuis toujours comme un membre à part entière. Mais lorsque la cadette de la famille disparaît, Ichiko est suspectée de complicité d’enlèvement. En retraçant la chaîne des événements, un trouble grandit : est-elle coupable ? Qui est-elle vraiment ? 

Le Soupir des vagues

En quête de ses racines, Sachiko rend visite à sa famille japonaise installée à Sumatra. Tout le monde ici essaye de se reconstruire après le tsunami qui a ravagé l’île il y a dix ans. A son arrivée, Sachiko apprend qu’un homme mystérieux a été retrouvé sur la plage, vivant. Le village est à la fois inquiet et fasciné par le comportement de cet étranger rejeté par les vagues. Sachiko, elle, semble le comprendre… 

SUPPLÉMENTS 

Comme précisé en début d’article, ce coffret Kôji Fukada consiste en une compilation de DVD publiés auparavant par différents éditeurs. Trois des films contiennent un supplément. Ceux de Hospitalité et Le Soupir des vagues sont tirés d’un même entretien du cinéaste japonais, réalisé en juillet 2021. Prolixe, Fukada livre plusieurs clés de son cinéma. Il affirme ainsi que tous ses films « abordent une notion très banale, la solitude consubstantielle à l’Homme », ainsi que la certitude de la mort. Avec beaucoup de lucidité, il décrit son parcours comme celui d’un Japonais né à l’orée de ces années 80 où la péninsule s’appropria massivement la culture occidentale. Lui-même fut baigné par le cinéma européen, surtout Rohmer (c’est évident dans plusieurs de ses œuvres, en particulier Au revoir l’été), mais aussi par les œuvres de Balzac. Il s’attarde également à la figure de l’inconnu comme méthode de confrontation à l’altérité, à ce qui échappe au contrôle des personnages. On sent également chez le metteur en scène une importance toute particulière accordée à la juste représentation, nuancée, des sentiments humains et à la manière dont ils s’expriment. Dans l’extrait d’interview proposée en bonus de Hospitalité, Fukada détaille la genèse du film qui devait initialement s’intituler Rotations, et dont le thème s’inspire d’une lecture de De l’hospitalité (1997) du philosophe français Jacques Derrida. Il revient également sur le casting, et plus particulièrement sur le choix de son ami Kanji Furutachi (membre de la troupe théâtrale Seinendan), qui jouera plus tard dans Harmonium non plus le rôle du perturbateur mais de celui qui en subit l’ingérence. Dans l’interview accompagnant Le Soupir des vagues, Fukada révèle que Le Mystérieux Etranger, d’après un manuscrit de Mark Twain datant de 1916, fut sa source d’inspiration principale, tout comme son voyage personnel effectué en Indonésie en 2011, à Banda Aceh où le film sera tourné. Le cinéaste souligne les nombreux points communs entre le Japon et l’Indonésie, entre catastrophes naturelles et passé historique (l’occupation japonaise). Tournée et montée sans chichi, l’interview est néanmoins très éclairante et révèle un intellectuel passionné par son métier. Seul bémol : plus de la moitié de l’entretien est curieusement identique d’un supplément à l’autre…

Le DVD de Sayonara contient quant à lui comme supplément un entretien d’un quart d’heure avec Carlos Tello, chercheur en Histoire et sémiologie du texte et de l’image. Celui-ci analyse le film à travers le prisme du post-humanisme. Trois de ses manifestations s’y retrouvent : la post-apocalypse (dans Sayonara, l’apocalypse n’est pas montrée, ce que nous voyons est ce qui en reste, c’est-à-dire la création humaine du robot, qui ne peut plus remplir la mission pour laquelle il a été créé), la transgression des frontières (entre le robot et l’humain, mais dans les deux sens, Tania développant une proximité avec l’androïde allant jusqu’au mimétisme dans l’immobilité et le rythme de la parole) et la singularité (l’intelligence artificielle puissante, comprenant la récitation de poèmes et la maîtrise de plusieurs langues, mais toutes ces connaissances sont rendues possibles par une base de données très étendue). Tello conclut en estimant que l’anamorphose, le rapport intime entre l’Homme et la machine, observée dans Sayonara est un cas unique dans l’histoire du cinéma. Une analyse certes académique mais qui a l’avantage de constituer une grille de lecture originale, et les explications de l’invité sont particulièrement claires.

Last but not least, le coffret est accompagné d’un livret de vingt pages formé en réalité par un numéro de « Hanabi Magazine », dans lequel on retrouve plusieurs articles rédigés par des membres de ce collectif. Courtes analyses parfois assez inspirées des films inclus dans le coffret, portrait du cinéaste et sélection de ses mangas préférés (Fukada, décidément très éclectique, a fait ses premières armes dans le cinéma d’animation) : en quelques pages, on apprend à (encore) mieux connaître l’artiste. Une interrogation, toutefois : pourquoi accorder plusieurs pages à Suis-moi, je te fuis, première partie du diptyque The Real Thing du cinéaste, qui n’est pas compris dans le coffret ?

Note concernant les films

3.5

Note concernant l’édition

3