Si elle n’est hélas complétée par aucun bonus, la nouvelle sortie par BQHL de ce splendide film signé Zhang Yimou et Yang Fengliang n’en demeure pas moins un ravissement des sens. Alors que le succès planétaire de ses films de wu xia pian (Hero/2002 et Le secret des poignards volants/2004) a catapulté Zhang Yimou au sommet du cinéma populaire chinois, pour le meilleur (La Cité interdite/2007, The Flowers of War/2011) et pour le pire (La Grande Muraille/2016), Ju Dou rappelle aux spectateurs qu’au début de sa carrière, le cinéaste ne s’intéressait aucunement à des héros invincibles ou surpuissants. La splendeur esthétique de l’image et la beauté pure de Gong Li y soulignent d’autant plus cruellement le microcosme vicieux et cruel dans lequel le récit se déroule. Il n’est pas étonnant que le gouvernement chinois n’ait guère apprécié, à l’époque, ce portrait d’une Chine rurale peu en phase avec les idéaux du « paradis socialiste » …
Troisième long-métrage de Zhang Yimou, co-réalisé avec Yang Fengliang (dont on ne sait pas grand-chose, son parcours cinématographique à la suite de ce film étant pour le moins limité) mais portant clairement la marque du premier cité, Ju Dou s’inscrit comme une œuvre de référence des cinéastes chinois de la Cinquième génération, celle qui fut diplômée après la révolution culturelle (1966-1976) et dont Zhang Yimou est évidemment un des chefs de file. L’action a beau se situer dans un bled rural au début du vingtième siècle, l’œuvre porte la marque des événements de la place Tian’anmen et de la fin des illusions réformistes de Deng Xiaoping qu’ils symbolisèrent, à peine un an avant la sortie du film. Les désirs impossibles et les rêves brisés sont en effet au cœur de l’intrigue basée sur le roman Fuxi, fuxi de Liu Heng. Ju Dou, interprétée par la sublime Gong Li (première star féminine du cinéma chinois moderne ?), est le nom de la jeune femme achetée par le vieux propriétaire d’une teinturerie (Li Wei) afin qu’elle lui donne un héritier mâle. Yang Tian-qing (Li Baotian), le neveu adoptif du propriétaire auquel il est complètement soumis, vient compléter ce drôle de trio. Ne supportant plus la cruauté et la perversité de son ignoble époux, Ju Dou trouve auprès de Tian-qing tant un libérateur qu’un amant. Lorsqu’une attaque rend le vieux Yang Jinshan hémiplégique, le satyre se retrouve à la merci du jeune couple.
Le film est clairement inspiré par la Nouvelle vague japonaise : impossible de ne pas penser, en particulier, aux contes immoraux d’Imamura (La Ballade de Narayama, Profonds désirs des dieux), eux aussi situés en zone rurale, loin de la « civilisation ». Alors que le gouvernement chinois vient de marquer un coup d’arrêt à la libéralisation politique du pays, Zhang Yimou et Yang Fengliang dénoncent la vilenie des âmes étroites, prêtes à tout dès qu’elles jouissent de la moindre parcelle de pouvoir, mais aussi l’injustice d’une tradition sclérosée. La fougueuse passion de Ju Dou et Tian-qing est condamnée par essence. En effet, dans la société chinoise traditionnelle, ces deux individus n’ont aucun droit, ne sont rien. Ils ont beau trimer et souffrir toute la journée, ils sont condamnés à n’exister qu’au service de ceux qui détiennent l’autorité, le plus souvent par héritage ou simple ascendant social ou générationnel – à une époque où la hiérarchie des âges est l’indiscutable code de loi familial. Tian-qing n’a ni argent ni titre. Il a été adopté par son « oncle » qui le traite comme un esclave. Lui succéder à la tête de la teinturerie est inenvisageable. Le sort des femmes est encore pire. Ju Dou n’a, littéralement, qu’un rôle fonctionnel : assurer la continuité du lignage de son maître-époux. Elle semble condamnée à subir les vexations et tortures de Yang Jinshan. A l’extérieur de la teinturerie, l’horizon ne s’ouvre guère davantage : les autorités du village, dominées par un conseil d’anciens, veillent scrupuleusement au respect des traditions ancestrales et se désintéressent du malheur des petites gens. Fidèles à la tradition du cinéma social, les réalisateurs offrent alors à chacun de leurs deux héros la seule échappatoire que leur condition permet : l’amour d’un être qui, comme lui, est traité comme un moins que rien et comprend sa souffrance.
Le style personnel de Zhang Yimou est déjà très affirmé dans ce film pourtant précoce. La beauté esthétique y est éclatante, le décor de la teinturerie servant de prétexte à l’utilisation de gammes chromatiques aussi variées qu’affirmées. Mais là où le cinéaste développera encore cette inclination formelle dans ses films de wu xia pian, la poussant vers une stylisation poétique et irréaliste, son intérêt dans Ju Dou est qu’elle dépose dans son écrin splendide un récit très dur et des personnages affreux. L’amour sincère des deux amants est ainsi contrarié par un nouveau coup du sort témoignant de l’enfermement des conventions sociales. Lorsque Ju Dou tombe enceinte, tout le village se doute bien que le vieux Yang Jinshan ne peut être le père de l’enfant, mais les codes moraux empêchent font admettre l’impossible, par principe. Tian-qing doit ainsi subir l’humiliation suprême de voir son fils être considéré comme la progéniture de son oncle abhorré. Il devra cacher sa relation avec Ju Dou, jusqu’au point de devoir quitter la teinturerie pour vivre ailleurs, avant de connaître une fin tragique. Même paralysé et impotent, Yang Jinshan remporte la partie… Ultime vexation : un jeune garçon hérite de la teinturerie, alors que ceux qu’il ignore être ses deux parents n’ont toujours rien. Les deux réalisateurs proposent donc une vision très noire malgré la magnificence visuelle du film. Enfin, il faut souligner la modernité, presque révolutionnaire à l’époque, dans le traitement de la sexualité. Les scènes où Tian-qing espionne sa « tante » Ju Dou faire sa toilette, et qu’on perçoit la forme de ses seins sous ses vêtements, font ainsi partie des images les plus sensuelles du cinéma chinois d’avant l’an 2000.
Ju Dou fut banni par les autorités chinoises pendant deux ans, ce qui n’empêcha le film de bénéficier d’une reconnaissance internationale importante. Il fut ainsi nominé pour la Palme d’Or et fut le premier film chinois à obtenir une nomination pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Un succès bien mérité pour ce véritable chef-d’œuvre qui mérite une place de choix aux côtés du Sorgho rouge (1987) et Epouses et Concubines (1991), autres réussites majeures – et plus connues – dans cette première partie de carrière tellement impressionnante du maître chinois.
Synopsis : Dans la Chine des années 1920, Yang Jin-Shan, le vieux propriétaire d’une teinturerie, s’achète une belle jeune femme du village voisin afin qu’elle lui donne un héritier. La jeune épouse est régulièrement battue et humiliée par son mari, impuissant à concevoir la progéniture tant souhaitée. Elle va alors chercher de l’aide auprès du fils adoptif de son époux : un brave homme, attentionné, mais encore trop soumis malgré les brimades et le mépris que son père adoptif lui témoigne.
Ju Dou : Bande-annonce