L’art des scènes musicales dans les films non-musicaux

S’enthousiasmer en chansons et réagir en musique est tout à fait commun dans les comédies musicales. Cependant, ce genre n’a pas le monopole de ces grands moments où des notes et une mélodie viennent se glisser autour des personnages. Ces scènes ont le don de se faire remarquer dans un film non-musical pour offrir des séquences souvent inoubliables et entêtantes. Dans le cadre de notre cycle sur le cinéma en musique, Le Mag du Ciné revient sur 10 scènes musicales dans des films non-musicaux.

Trainspotting (Danny Boyle, 1996) :

La légende veut que British Film Institut ait placé ce film culte parmi les 10 meilleurs films britanniques de tous les temps. Il faut dire que, en plus d’avoir fait connaitre Ewan McGregor, il restera sans doute à jamais la fiction qui aborde le mieux le difficile sujet de la toxicomanie. Parmi les scènes les plus célèbres du film, il y a notamment son ouverture, celle du monologue intitulé « Choose life ». En plus de son poignant appel à la vie lancé en voix-off par Renton, le personnage principal qui écorche au passage le mode de vie consumériste de ses contemporains, ce passage profite également d’une course-poursuite montée avec une parfaite virtuosité sur Lust for Life d’Iggy Pop. Cette chanson, sortie près de 20 ans plus tôt, est elle aussi une parfaite évocation des abus de drogues dures, mais profite surtout d’un rythme effréné qui permet, en moins d’une poignée de minutes, de rendre addictive l’excellente mise en scène de Danny Boyle.

Julien Dugois

Wayne’s World (Penelope Spheeris, 1992) :

« Ce que veulent les jeunes, c’est de la musique à écouter dans leur voiture pour secouer la tête ! » C’est ce que nous rappelait Mike Myers à travers son caméo dans le récent Bohemian Rhapsody. Si ce clin d’œil fait mouche chez bon nombre de quarantenaires, c’est parce que, un peu plus d’un quart de siècle plus tôt, toute une génération de métalleux aux cheveux longs du monde entier avaient, parmi leurs références communes, le personnage de Wayne Campbell. Apparu dans des sketchs récurrents de l’émission Saturday Night Live, ce nigaud amateur de hard rock avait, avec ses amis, pour tradition de pogoter au son du tube de Freddy Mercury dans leur van. S’il s’agissait assurément de l’une des chorégraphies les moins virtuoses que le cinéma nous ait jamais offerte, cette scène, en devenant culte, a permis de transformer tous les fans du film en grands amateurs de Queen, puisqu’il leur était dès lors impossible d’entendre les premières notes de Bohemian Rhapsody sans commencer à secouer la tête de manière parfaitement compulsive. Peu de scènes musicales ont eu un tel effet !

Julien Dugois

Mommy (Xavier Dolan, 2014) : 

Faire danser la salle au son de quelques chansons connues, Xavier Dolan a prouvé à maintes reprises qu’il savait le faire. Chanter du Céline Dion en karaoké ou seul chez soi, je pense que chacun a aussi eu cette expérience bien sympathique. Alors regrouper les deux dans une scène émouvante et brillante, c’est ce que le réalisateur a fait dans Mommy avec une danse entre Anne Dorval et Antoine-Olivier Pilon, au rythme de On ne change pas. Aussi entraînante qu’émouvante, la scène est marquante dans ce qu’elle dit de leur relation, comme tout au long du film. Passionnée, fusionnelle, tumultueuse. Le grand problème que les deux protagonistes ont, c’est de s’aimer trop fort sans vraiment savoir comment se le dire. Et c’est comme si le temps d’une danse, ils s’écoutaient, se le déclaraient, sans s’entendre, sans se comprendre, juste en ressentant, en oubliant les peines, se dire je t’aime en chanson, ou peut être pardon.

Gwennaëlle Masle

Les 8 salopards (Quentin Tarantino, 2016) :

Le dernier film en date de Quentin Tarantino est sans doute celui dans lequel la tension est la plus palpable, presque sans interruption sur près de 2h50. Heureusement, le réalisateur de Reservoir Dogs, autre huis-clos palpitant, maîtrise son sujet et offre quelques scènes d’un rare apaisement, dont celle de « Jim Jones at Botany Bay » qui en est sans doute le meilleur exemple. Jennifer Jason Leigh, qui interprète une condamnée à mort détraquée et mesquine, se métamorphose en conteuse d’histoire le temps d’une chanson entonnée d’une voix frétillante et accompagnée d’accords de guitare hésitants. Une scène de pure spontanéité, qui rappelle certains des grands westerns de l’époque dans lesquels les chants mélancoliques servaient de calme avant la tempête. Celle-ci ne déroge pas à la règle puisque le final sanglant répondra à cette séquence suspendue : pendant que les autres personnages s’activent silencieusement en arrière-plan, les oreilles s’ouvrent à cette douce mélodie aux échos de chant du cygne. Pour l’anecdote, la guitare était une réplique de musée vieille de 150 ans et d’une valeur historique inestimable ; elle devait être remplacée à la fin de la séquence, mais Kurt Russel, qui n’en connaissait pas la préciosité, s’en saisit juste avant et la fracassa contre une charpente. Une scène décidément pas comme les autres.

Jules Chambry

 Le Roi lion (Roger Allers, Rob Minkoff, 1994) :

Les films Disney recourent depuis toujours à la musique et aux chansons. Mais s’il devait rester une seule séquence musicale sur plus de quatre vingt ans de création cinématographique, ce serait certainement l’ouverture du Roi Lion. Un lever de soleil rougeoyant, salué comme un dieu par tous les animaux et marquant le début d’une journée, d’une histoire, celle de la vie. L’aube d’un nouveau cycle de l’existence, initié par la naissance d’un lionceau qui sera amené, tout comme son père, à devenir roi. Un recommencement perpétuel rythmé par les paroles d’une chanson singulière, mêlant les langues d’occident aux mots zoulous d’Afrique du Sud. Sous le son de ces voix mélodieuses s’expriment l’harmonie, la paix et l’amour d’une communauté d’animaux, unie malgré sa diversité par son respect mutuel pour le roi lion. Aussi vivante que poétique, cette première scène reste une des plus belles des studios Disney.

Ariane L.Emmanuelle

From Dusk Till Dawn (Robert Rodriguez, 1996)

La danse envoûtante de Santanico Pandemonium. Il y aurait beaucoup à dire sur cette scène : Danny Trejo avec une chevelure plaquée en arrière, Salma Hayek subjuguant les protagonistes tout comme le regardeur du film, Quentin Tarantino découvrant son fétichisme pour les pieds.. Mais surtout, nous avons bel et bien affaire ici à l’une des scènes les plus fascinantes et affriolantes du cinéma. Et la musique, qui y est omniprésente, y est pour quelque chose. Pourquoi montrer pas moins de onze fois à l’image Tito & Tarantula – groupe de rock latino interprète du morceau – si ce n’était pas le cas ? Et quel meilleur choix que leur « After Dark » pour illustrer cette scène on-ne-peut-plus charnière, coupant véritablement l’intrigue et le genre du film entre gangster road-movie et film d’exploitation horrifique ? Cette composition, tout en douceur et en charme, laisse pourtant place à une inquiétude, à un vice sous-jacent, qui annonce à merveille le carnage à venir et la nature démoniaque de Santanico Pandemonium. Tandis que les paroles évoquent une étrange lueur dans les yeux de la danseuse, qui ne semble s’éveiller qu’après le crépuscule, elles présagent aussi d’une descente aux Enfers, annonciatrice du destin des personnages subjugués par la beauté de la vampire. Cette scène témoigne en outre de la fascination que Robert Rodriguez a pour la musique : lui qui forma le groupe de rock mexicain Chingón en 2003 et qui commença sa carrière de réalisateur avec El Mariachi. Plus globalement, nous avons ici un parfait exemple de la relation fusionnelle entre musique et films grindhouse.

Jean-Pierre Horcksmans

Bad Boy Bubby (Rolf de Heer 1995)

Séquestré depuis sa naissance dans un appartement sinistre et silencieux par sa mère, Bubby fuit et affronte enfin l’extérieur le jour de ses 35 ans. Il y découvre d’abord un monde inconnu et effrayant, mais surtout un monde vaste qui n’attend que lui. Bubby se met à courir, dépassé et surtout excité par la nouvelle vie qui s’offre à lui, sur un magnifique morceau du compositeur Graham Tardif. C’est là que Bubby fait la rencontre qui va tout changer : il aperçoit une chorale de rue en pleine interprétation du morceau, devenant ainsi intradiégétique. Le personnage est tout de suite impressionné et passionné par les voix harmonieuses des choristes, toutes différentes mais qui s’élèvent pourtant à l’unisson pour créer un moment hors du temps, presque irréel. Après les avoir observés un par un attentivement, comme hypnotisé, Bubby se place à côté des choristes, et se met à chanter avec : il semble avoir trouvé sa place et enfin exister. La musique est plus que jamais mise à l’honneur dans cette scène : dans cet instant poétique parfait, le réalisateur Rolf de Heer fait la plus belle déclaration d’amour que l’on puisse faire à la musique. Il nous montre sa pureté, et met en évidence son aspect naturel et profondément humain : Bubby n’a jamais entendu de musique avant ce moment, et rejoint pourtant le plus naturellement possible la chorale dans le chant. L’une des particularités du film tient à l’enregistrement des sons par des micros binauraux situés dans la perruque de Nicholas Hope. Ce qui permet à chacun d’entre nous de ne faire qu’un avec Bubby, et de vivre cet instant comme si nous en faisions partie. Cette scène marque également une rupture pour le protagoniste comme pour le film : la musique devient par la suite un véritable personnage du film et servira à la libération et à l’éducation de Bubby.

Jean-Pierre Horcksmans

Buffalo 66 

Buffalo 66 est un film dont la musique prend une place très importante, le réalisateur Vincent Gallo ayant composé presque toute sa bande originale. Cependant, l’apogée de sa mise en scène est atteinte avec la fameuse danse de Christina Ricci sur Moonchild, chanson de King Crimson. Un instant hors du temps, comme suspendu, gracieux, où les lumières se baissent pour mieux sublimer et se centrer sur l’actrice, et où la ballade douce du groupe britannique se conjugue parfaitement avec les mouvements de claquettes. Vincent Gallo arrive à créer, en partant d’une scène banale de jeu de bowling, un moment aérien qui fait souffler le récit. Un moment de poésie pure dans un film qui l’est tout autant.

Flora Sarrey

 L’Homme qui en savait trop (Alfred Hitchcock 1956)

La seconde version de L’Homme qui en savait trop, sortie en 1956, est un des rares films d’Hitchcock où la musique a une importance essentielle à l’histoire elle-même. Il faut dire qu’il s’agit là d’une des huit (neuf si on compte la partition du Rideau Déchiré, qui sera finalement refusée par le réalisateur) collaborations entre le cinéaste britannique et le compositeur Bernard Herrmann. L’une des scènes capitales se déroule d’ailleurs lors d’un concert. Pendant la représentation d’une cantate d’Arthur Benjamin (réorchestrée et dirigée par Bernard Herrmann, qui apparaît dans le film comme chef d’orchestre), un meurtre doit être commis. Un coup de cymbales doit masquer le bruit du pistolet. D’ailleurs, le cinéaste figure visuellement ce coup précis avec beaucoup d’humour en ne montrant qu’une seule note sur la partition du percussionniste. La scène constitue un grand moment de tension dramatique et de suspense (et l’on regrette presque que le film ne s’arrête pas là). Selon la conception de Bernard Herrmann, la musique devient donc un personnage à part entière du film, son rôle ne se limite pas à illustrer la scène mais elle en constitue une part primordiale (d’ailleurs, mise à part la musique, la scène est muette, ce qui augmente encore la tension).

Hervé Aubert

Little miss sunshine (Valerie Faris, Jonathan Dayton, 2006):

Sorti en 2006, Little Miss Sunshine est un de ces petits bijoux que le cinéma indépendant américain façon « Sundance » peut nous produire. Nous suivons une famille décalée qui accompagne la cadette à un concours de mini-miss. Au fil de la route, nous faisons connaissance avec ces personnages à la fois hauts en couleurs et attendrissants : l’oncle dépressif tout juste sorti de l’hôpital, le frangin qui fait vœu de silence tant qu’il n’est pas admis dans l’armée américaine ou le grand-père ancien hippie obsédé sexuel et usant volontiers de substances illicites. Tout ce beau monde se retrouve dans une scène finale formidable et inoubliable. Lors du concours lui-même, Olive doit danser sur une chorégraphie que nous pourrions qualifier de… personnelle. Et face au choc produit sur les spectateurs et le jury, la fillette sera rejointe par les membres de sa famille. La scène, absolument hilarante (grâce entre autres à un Steve Carell qui a là un des meilleurs rôles de sa carrière), est aussi essentielle : elle montre l’unité de cette famille décalée face à une société normalisée et standardisée, un peu à la façon d’un Capra.

Hervé Aubert