Durant ces 5 saisons, la série Luther a engouffré le spectateur dans un Londres grisâtre et déchiqueté par le vice. Au premier regard, c’est une série policière qui se réapproprie les codes du genre avec violence et malice, sans forcément les révolutionner. Mais cette série a dans son jeu une carte qui fait d’elle une série à part et parfois fabuleuse. Cette carte, indéniable, c’est le personnage d’Alice Morgan.
L’œuvre de Neil Cross détient un cahier des charges assez connu des aficionados des enquêtes policières et un schéma narratif assez habituel. Un commissaire massif et borderline, sorte de Constantine du réel aux méthodes qui ne sont pas toujours très orthodoxes (entre immoralité et illégalité), des tueurs en série toujours plus imaginatifs et pervers, une ville urbaine et périphérique qui derrière de vastes néons dissimule le mal incarné à chaque coin de rue, une direction artistique réaliste, une mise en scène extrêmement immersive, tentaculaire et graphique (Sam Miller puis Jamie Payne), puis un rythme qui ne desserre jamais l’étau. De nombreux éléments, donc, qui montrent le visage d’une série appliquée, lugubre et surtout hantée par un Idris Elba magnétique, reconnaissable au premier coup d’œil avec sa démarche pachydermique et sa dégaine bougonne le montrant inévitablement avec les mains toujours dans les poches ou au bord d’un toit d’immeuble pour ressentir le vide qui l’habite.
Pourtant, derrière ses 5 saisons et ses 20 épisodes qui passent à toute vitesse, et qui font de Londres un immense terrain de jeu viscéral aussi addictif que prenant (le tueur de policiers, le tueur satanique, les deux frères jumeaux-joueurs sanguinaires et compulsifs, l’homme voulant exécuter les délinquants et rétablir la peine de mort, l’informaticien voyeur, ou le couple de pervers narcissiques), Luther nous fait froncer les sourcils à quelques reprises et nous fait penser « qu’il y a quelque chose qui cloche » comme aime le rappeler John Luther. Car il y a toujours un mais.
La série rencontre parfois sa limite, notamment dans sa manière d’accompagner ses enquêtes : filmer l’enquête pour ce qu’elle est, une affaire à résoudre où Luther y tire son épingle du jeu, et non pas pour ce qu’elle pourrait être, c’est-à-dire une vision plus globale de son environnement, où chaque tueur pourrait nous en apprendre autant sur le monde que sur notre sombre inspecteur. Malheureusement Luther est parfois trop obstinée à s’appesantir sur les dérives de son personnage avec des arcs narratifs inutiles (le sauvetage de Jenny dans la saison 2 ou son idylle avec Mary dans la saison 3) plutôt que de l’insérer dans un décorum mouvant et aliénant ou d’approfondir les réels personnages secondaires (ce qui est rarement fait : exemple de la trop monotone relation entre Luther et Ripley).
Au-delà de quelques questionnements sur le métier de « flics », d’observer fébrilement l’opinion publique face à la pénalisation des criminels, de porter un regard ambigu mais non assidu sur ce corps de métier et sur ses propres méthodes (saison 3), de comprendre le monde comme un grand lieu de débauche aussi frustrée que frustrante, Luther va rarement au-delà de sa propre fonction de série policière et n’est pas aussi fastidieuse qu’elle aurait pu l’être. Certes, l’objectif n’est pas que toute série policière ressemble à Mindhunter et y fasse découler autant de complexité, mais, Luther, malgré sa fluidité, son intensité dramaturgique et sa rigueur, n’arrive pas souvent à faire éclore une aura de grande série.
Mais, car il y a encore un mais, Neil Cross a cette idée remarquable, dès le premier épisode, d’intégrer dans son récit l’alter ego de Luther, Alice. Chose comparable que l’on verra également entre Will et Lecter dans Hannibal. Femme brillante et manipulatrice, soupçonnée d’avoir tué ses parents et qu’on découvrira par la suite complètement psychopathe et fugitive, elle est le miroir psychologique de Luther, ils sont le yin et le yang, deux aimants qui s’attirent et qui se repoussent continuellement. Elle est celle qui le questionne sur le bien-fondé de ses actes, celle qui apprivoise sa culpabilité, qui l’interroge sur sa moralité à deux vitesses, qui prend les coups pour lui, celle qui est le visage d’un avenir autre et qui fend l’armure d’un colosse aux pieds d’argile. Que sa présence soit réelle ou fantomatique, elle inonde de charme, de drôlerie sourde et de folie une série qui n’en demandait pas tant. Une magnifique trouvaille.
Affaire à suivre ?
Luther – Bande Annonce
Synopsis: Brillant inspecteur à la Criminelle, Luther a parfois du mal à contenir ses propres démons intérieurs..
Luther – Fiche Technique
Réalisateur : Neil Cross
Casting : Idris Elba, Ruth Wilson, Paul McGann
Chaine d’origine : BBC (disponible sur Netflix)
Durée : 20 épisodes (45 min) / 5 saisons
Genre: Drame/Policier
Date de sortie : depuis 2010