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Zelig (1983), de Woody Allen : fou rire en noir et blanc

En 1983, dans une période particulièrement créative, Woody Allen donne vie à un grand film qui, hélas, est aujourd’hui parfois oublié à côté des classiques qu’il réalise à la même époque. Exercice de style insolite au service d’un récit hautement original et terriblement drôle, ce mockumentary sur un improbable homme-caméléon est une vraie pépite. Sa collaboration avec le chef opérateur Gordon Willis permet au cinéaste new-yorkais d’expérimenter à l’écran son rêve de vivre dans les années 1920 avec un réalisme inouï. Zelig est une rencontre au sommet entre une ambition technique à peu près inégalée dans la carrière d’Allen et une écriture affutée comme jamais, à la fois drôle et d’une finesse rare. S’il ne fallait retenir qu’une poignée de films illustrant l’apport inestimable du metteur en scène de 85 ans au septième art, celui-ci mériterait assurément sa place. 

Les qualités esthétiques du cinéma allénien

Dans la carrière de ce cinéaste réglé comme un coucou (un film par an depuis 1971, seules quatre exceptions à la règle en cinquante ans !), il va presque de soi qu’il y eut des périodes plus inspirées que d’autres. Cette évidence posée, la décennie comprise entre 1977 (Annie Hall, bien sûr) et 1986 (le superbe Hannah et ses sœurs) fut à n’en pas douter le premier pic créatif de Woody Allen, sans doute son âge d’or. Si des classiques comme Manhattan (1979), Stardust Memories (1980), La Rose pourpre du Caire (1985) ou encore Intérieurs (1978), son tout premier drame, sont passés à la postérité, ce fut sans doute au détriment d’autres films moins souvent cités car dominés par les chefs-d’œuvre précités. Sorti en 1983, Zelig fait indiscutablement partie de ces réussites qui ont pâti du succès de leurs « grandes sœurs ».

Si Woody Allen est largement considéré comme un des plus grands dialoguistes du septième art, on lui a parfois injustement reproché un certain académisme sur la forme, sous-entendant que le sens de la repartie l’intéressait nettement plus que les focales utilisées ou la position de la caméra. S’il est vrai qu’en tant qu’autodidacte (il abandonna assez rapidement ses études supérieures), Allen est davantage un « auteur » qu’un technicien, il n’a jamais manqué d’idées visuelles parfois audacieuses et, surtout, il a su s’entourer de pointures, notamment au poste de chef opérateur. A cet égard, la période comprise entre 1977 et 1986 est évidemment marquée par sa collaboration avec Gordon Willis, qui fut responsable de la photographie de pas moins de sept longs-métrages. Fort de l’expertise de l’homme qui mit notamment la trilogie du Parrain en images, Woody Allen poussa très loin le curseur de l’ambition visuelle. En témoignent les premiers films du cinéaste en noir et blanc (Manhattan, Stardust Memories et Broadway Danny Rose) ou l’impressionnante hybridation formelle de La Rose pourpre du Caire, dont les protagonistes « brisent le quatrième mur ». Ce dernier film, ultime collaboration entre les deux hommes, en représente certainement une forme d’aboutissement.

Jamais un projet d’Allen ne fut toutefois aussi ambitieux esthétiquement que Zelig, et Gordon Willis joua un rôle essentiel dans son succès. Ajoutez-y une histoire follement originale et des dialogues souvent hilarants, et vous obtenez le contre-argument ultime à ceux et celles qui reprochent au cinéaste new-yorkais son manque de prise de risques formels…

Leonard the Lizard

Zelig se présente comme un mockumentary (ou documentaire parodique, un genre déjà pratiqué par le cinéaste au début de sa carrière, dans Prends l’oseille et tire-toi et le court-métrage télévisuel Men of Crisis: The Harvey Wallinger Story) consacré à Leonard Zelig, un « homme caméléon » totalement fictif qui aurait connu la célébrité dans les années 1920-30. Cet individu, incarné par Woody himself, a pour particularité de se transformer complètement au contact d’autrui : entouré d’obèses, de gangsters ou de Noirs, il le devient lui-même ! Ce don pour le moins atypique va forcément susciter la curiosité d’une cohorte de médecins et de psychothérapeutes, et lui valoir d’être adulé comme une star – à vrai dire comme un phénomène de foire. En réalité, seul le docteur Eudora Fletcher (Mia Farrow) s’intéressera à l’homme derrière l’énergumène, convaincue qu’à l’origine des transformations se trouve un trouble d’ordre psychique. L’intérêt scientifique se mue progressivement en des sentiments plus intimes…

Le film frappe avant tout par le caractère jusqu’au-boutiste de son idée maîtresse. Si son sujet est évidemment fantaisiste, Zelig possède l’apparence d’un authentique documentaire. Woody Allen, unique scénariste (presque) comme toujours, a en effet pris un malin plaisir à pasticher le montage typique du documentaire, avec son alternance d’images d’archives et d’interviews actuelles d’experts. La parodie reproduit parfaitement la forme ultra-codifiée du documentaire, avec sa voix off très sérieuse, ses témoignages, son commentaire d’images d’époque, etc. Le cinéaste a assuré l’efficacité de l’illusion jusqu’à inviter comme commentateurs, aux côtés de personnages fictifs incarnés par des comédiens (dont Ellen Garrison qui incarne le Dr. Fletcher âgée), de vrais intellectuels, parmi lesquels les écrivains Saul Bellow et Susan Sontag ou le psychologue Bruno Bettelheim, qui se sont prêtés au jeu avec conviction.

Comme signalé plus haut, l’illusion formelle dépasse celle du scénario. Allen et Willis ont livré un travail ahurissant et, surtout, particulièrement détaillé. Les différents comédiens ont ainsi été incrustés dans les innombrables images d’archives bien réelles des années 20-30, une prouesse technique qui rend le simulacre criant de vérité et qui fut réalisée plus d’une décennie avant que les technologies digitales la facilitent grandement – on pense bien sûr à l’exemple célèbre de Forrest Gump (Robert Zemeckis/1994), basé sur le même principe. Toutes les autres séquences en noir et blanc ont été tournées en utilisant notamment du matériel d’époque et en garnissant les images d’impuretés en postproduction afin de les rendre authentiques. Les effets spéciaux du film ont exigé tellement de temps que Woody Allen en profita pour tourner deux autres longs-métrages (Comédie érotique d’une nuit d’été et Broadway Danny Rose) ! Sur le plan musical, l’investissement fut également conséquent puisque, là encore, on y trouve un mélange entre documents d’époque et créations originales. Dans la bande-son se côtoient en effet une ribambelle d’airs de jazz des années 20 (on connaît l’amour de Woody Allen pour ce genre musical et cette période en particulier) et pas moins de six chansons composées pour les besoins du film par le pianiste et compositeur de jazz américain Dick Hyman. Parmi celles-ci, « Leonard the Lizard » et « Doin’ the Chameleon », qui imitent le style des années 20, illustrent la popularité supposée de Leonard Zelig, au sujet duquel on écrivait des chansons et inventait de nouvelles danses. Bref, Zelig ressemble à une grande farce délirante mais poussée jusqu’au bout de sa logique avec un talent prodigieux.

Profondeur du sous-texte, familiarité des obsessions

A force de s’émerveiller sur le principe du faux documentaire et sa réalisation technique brillante, on finirait presque par négliger le principal : le film est d’une irrésistible drôlerie ! La finesse de l’écriture et le génie du gag de Woody Allen sont ici d’autant plus impressionnants que, forme du documentaire oblige, l’humour passe bien plus souvent par la voix off et les situations que dans les répliques, ce qui est rare chez le cinéaste. Rythmée, intelligente et légère, l’œuvre décoche gag sur gag avec un redoutable sens du timing (le fameux delivery des Anglo-Saxons, intraduisible en français). Quelques exemples en vrac : « J’ai travaillé avec Freud à Vienne. Nous avons rompu notre collaboration au sujet du concept de l’envie du pénis. Freud pensait qu’il devait n’être appliqué qu’aux femmes. » ; « Enfant, Leonard était fréquemment harcelé par des antisémites. Ses parents, qui n’étaient jamais d’accord avec lui et le blâmaient de tout, prenaient le parti des antisémites. » ; « Je dois retourner en ville, je donne un cours sur la masturbation. Si je ne suis pas là, ils commenceront sans moi. » ; « J’ai demandé au rabbin le sens de l’existence. Il me l’a expliqué, mais en hébreu. Je ne comprends pas l’hébreu. Il voulut alors me faire payer 600$ pour des leçons d’hébreu. »

Là où Zelig se distingue, c’est que la forme, loin de n’être qu’une esbroufe technique, renforce la puissance humoristique du film. Le décalage entre les gags ou le slapstick et les interviews d’intellectuels parlant de Zelig avec le plus grand sérieux renforce ainsi l’absurdité comique des situations. Surtout, l’incrustation des personnages dans d’innombrables images d’archives forme souvent un gag en tant que tel : voir Woody Allen créer un incident avec le pape Pie XI sur le balcon de la basilique Saint-Pierre ou l’apercevoir parmi une marée de chemises brunes lors d’un meeting nazi, derrière Hitler ou Goebbels, est une garantie de fou rire grâce au mélange d’irrévérence et de légèreté – sans parler de l’illusion visuelle, qui est parfaite. Ainsi, l’air de rien, Zelig est un des très rares exemples (le seul ?) de comédies de Woody Allen où l’on rit parfois uniquement par la grâce du procédé technique, en l’absence de réplique hilarante ou d’aphorisme décalé.

Comme tous les bons films de Woody Allen, Zelig a beau ne pas se prendre au sérieux un seul instant et faire preuve d’un délicieux humour irrévérencieux ou absurde, derrière l’éclat de rire surgit une réflexion plus profonde. Elle est révélée dans le film par le biais du célèbre psychologue d’origine autrichienne Bruno Bettelheim, dont les interventions sont d’ailleurs, à l’instar d’autres célébrités interviewées, autant un commentaire sur le personnage de Leonard Zelig que sur le sous-texte du film. Rejetant le débat autour des supposées psychoses ou névroses de Zelig expliquant son curieux talent, Bettelheim déclare à la caméra : « J’avais l’impression que ses sentiments n’étaient pas très différents de la norme, de ceux d’une personne qu’on qualifierait de normale, équilibrée, mais portées à un degré extrême. Personnellement je trouve qu’on peut le considérer comme le conformiste ultime. » En remontant le temps avec son patient, le Dr. Fletcher apprend que la cause directe de la première transformation du « caméléon humain » est à chercher dans ce moment où, à l’école, il n’osa pas avouer qu’il n’avait pas lu Moby Dick. Zelig n’est rien d’autre qu’un homme sans identité, un être qui refuse d’être « soi », qui ne s’incarne que dans le contact avec les autres. Le conformisme, la volonté de s’intégrer et d’être aimé, la peur terrible de se jeter dans le bain de la pensée et de l’action individuelle : tel est le sujet ô combien actuel du film.

Face à cet être qui, tel le caméléon, change d’apparence pour survivre (dans la société), à défaut d’exister, Allen décrit un monde extrêmement superficiel, dont il n’est finalement que le produit. La société des années 1920 qui, après les horreurs de la guerre, évolue rapidement et s’adonne aux loisirs sans bornes, n’est qu’une allégorie à peine masquée du monde actuel. Un monde où, saoulés de distractions, les gens passent vite à autre chose et ont la mémoire courte. Zelig a beau être célébré comme un phénomène, faire l’objet de chansons ou de films, ses talents extravagants de transformisme ne lui offrent guère une garantie de popularité durable, la population finissant par se lasser et oublier demain ce qu’elle vénérait hier.

Enfin, Zelig est une œuvre dans laquelle Woody Allen a, comme toujours, glissé énormément de choses très personnelles. Ainsi, à l’instar de La Rose pourpre du Caire, ce grand passéiste romantique profite de la magie de la technologie pour se propulser lui-même dans l’époque où il aurait adoré vivre. Assister aux concerts fiévreux de jazz dans son âge d’or, être invité aux soirées glamour chez William Hearst aux côtés de Marion Davies et James Cagney, partager le terrain avec la légende Babe Ruth (Allen est un fan de baseball), discuter avec Charlie Chaplin ou Josephine Baker… Zelig n’est pas une plongée dans les années 20, c’est une plongée dans les années 20 de Woody Allen. Cette projection fictive dans un passé idéalisé n’empêche pas le metteur en scène d’inclure dans le scénario bon nombre de ses thèmes fétiches : New York, la judaïté, ses parents (qui se disputent), les névroses et angoisses existentielles, l’autoflagellation, le romantisme, les femmes fortes, le mélange de références hautement intellectuelles et la jouissance de plaisirs populaires, etc.

Exercice de style, technique éblouissante et presque avant-gardiste pour l’époque, scénario hautement inventif et jubilatoire, critique de quelques tares modernes en filigrane, rire et émotion, fantasmes et délires, myriade de références personnelles jamais nombrilistes… En à peine 1h19 de métrage, on peut dire que Zelig brasse beaucoup de choses. Elles représentent autant de portes d’entrée possibles dans cette œuvre formidable. Du très grand Woody !

Synopsis : Leonard Zelig est un homme-caméléon : son apparence change en fonction des personnes qu’il fréquente. Les médecins s’intéressent à son cas sans en percer le secret, jusqu’au jour où le docteur Fletcher s’isole avec lui et arrive à le soigner sous hypnose.

Zelig : Bande-annonce

Zelig : Fiche technique

Réalisateur : Woody Allen
Scénario : Woody Allen
Interprétation : Woody Allen (Leonard Zelig), Mia Farrow (Dr. Eudora Fletcher)
Photographie : Gordon Willis
Montage : Susan E. Morse
Musique : Dick Hyman
Producteur : Robert Greenhut
Société de production : Orion Pictures
Durée : 79 min.
Genre : Documentaire parodique/Comédie
Date de sortie : 14 septembre 1983
États-Unis – 1983