Diane est le symbole même de la tristesse : une tristesse multiple qui est la sève narrative de Mulholland Drive. Le film de David Lynch est le récit d’une actrice fauchée qui rêvait des honneurs mais à qui on ne donnera que de vulgaires seconds rôles, qui restera dans l’ombre pendant que l’être aimé jouera des scènes sensuelles de baisers qui feront d’elle une icône. C’est l’histoire d’une femme amoureuse qui se verra rejetée sans remords ni émotions et qui tombera dans l’oubli.
Un oubli insupportable pour une femme qui se voulait être une étoile parmi les étoiles alors qu’elle ne fut qu’un simple satellite dans la galaxie qu’est le monde du cinéma. Bien évidemment, la réalité est beaucoup plus difficile à accepter, c’est une évidence propre à tous : il est bien plus confortable pour Diane de se blottir dans le monde des rêves et de se mouvoir en Betty. Le même regard, la même candeur mais un destin différent. Diane, c’est le personnage qui nous ressemble, ce personnage qui, comme beaucoup, s’est senti asphyxié par la réalité et le poids de la culpabilité. La seule issue, temporaire et éphémère, est celle de faire jouer son inconscient et de se racheter une conduite.
Refaire défiler les images et écrire un nouveau scénario à sa propre vie : recevoir des applaudissements, être l’épaule sur laquelle se reposer, ressentir de nouveau les effluves sensuelles d’une première fois avec l’être aimé, ou être « la fille » qu’un réalisateur attendait de ses souhaits les plus enfouis. Mais le rêve a beau parfois être organique, palpable, tangible, la réalité refait surface comme une épée de Damoclès qui trancherait le cou du destin. Diane représente ces actrices ou acteurs qui ont tenté leurs chances en voulant se faire une place au soleil : devenir le visage souriant et fier d’un Hollywood scintillant. Mais le monde est cruel. Diane n’est qu’un pion d’un système qui se joue dans des sphères qui la dépassent : un environnement où les producteurs choisissent au profit de l’artistique, un monde où l’humanité rime avec réussite, accessoire et réseau. Diane est ce qui fait que Mulholland Drive est l’un (voire le) des plus grands films de l’histoire. David Lynch se sert du langage cinématographique avec merveille, à la fois pour déjouer les codes narratifs habituels, mutualiser les genres pour se faire rejoindre l’horreur, le drame et le film noir à la manière de Laura d’Otto Preminger mais aussi faire naître un imaginaire protéiforme autour de son personnage. Au-delà du rêve, de la réalité, des hallucinations de Diane, des questionnements sur la clé bleue ou le lieu qu’est le Silencio, Mulholland Drive est le miroir incendiaire d’un Hollywood qui étrangle la création. Du Boulevard du crépuscule ou Barton Fink jusqu’à Maps to the Stars, Hollywood a souvent été l’épicentre de grands films acides et vénéneux. Mais Mulholland Drive se sert d’Hollywood pour envisager l’humain par le prisme du cinéma et le mensonge rassurant qu’est le rêve. Le rêve n’est qu’image et croyance pendant que la réalité n’est que douleur et rature. Pour Lynch le rêve symbolise notre capacité à créer, à ne pas connaitre l’arbitraire. Alors que la réalité dessine les traits d’un cinéma en perdition, d’une réalité moins imaginaire et qui perd de sa lumière, de sa liberté. Le parcours de Diane ne se délimite pas qu’à elle-même mais se métamorphose en vision plus globale sur le cinéma et la manière dont le cinéma se transcende à travers la fiction, tout en esquissant notre incapacité à se redéfinir selon les obstacles et les douleurs. Diane est le reflet pessimiste d’une cité des anges qui engouffre les rêves pour en faire de la fumée de paille ; elle est la figure de proue d’une émotion qui ne sait plus raisonner et qui fait prendre les mauvais choix.
Mais Lynch, de manière simple et presque naïve, décrit l’humain comme un entité qui outrepasse sa condition pour déjouer les conséquences de la réalité : son pouvoir de pensée est aussi ce qui le définit. Le rêve est la récompense d’une rédemption qui n’arrivera jamais. Ces moments de liesse, elle les pense, elle les rêve, elle les vit. C’est un ticket en première classe pour se reconsidérer et redevenir fier de soi, pour enfin goûter au plaisir qui lui est dû. Betty est Diane ou est-ce Diane qui est Betty ? Les deux mon capitaine. Diane/Betty est le regard vibrant d’une Naomi Watts habitée et une chevelure blonde qui se dédouble au gré du malheur comme dans Persona de Bergman. Impossible d’oublier cette scène d’amour sous les violons vibrants d’Angelo Badalamenti. Comment ne pas se souvenir de ce casting où elle touche du doigt le mirage de la reconnaissance de son talent ou de la montée des marches d’une colline qui abrite une vérité difficile à entendre. Diane est le symbole même de la tristesse : culpabilité, remords, dégoût du système, être de l’ombre. Une oubliée qu’on oubliera jamais.