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Semaine sainte | Copyright Shellac

Semaine sainte : étiologie de la violence

Dans une campagne isolée du XIX°siècle, en Roumanie, un aubergiste juif aussi prospère que méprisé, décide de licencier son domestique chrétien après une énième provocation. Les fêtes de Pâques approchent. Le domestique menace son dorénavant ex-employeur d’un vague attentat sur lui et sa famille, annoncé pour le dimanche. Dès lors, une hostilité sourde semble se répandre autour de l’aubergiste. Devient-il fou ou sont-ils tous prêts à le pendre ? Cette coalition invisible aux profonds relents antisémites, va, au rythme lent de la vie quotidienne, sans spectaculaire, dévorer progressivement de peur le cœur de l’aubergiste.

Semaine sainte est un film qui ne nous explique jamais où il nous conduit. Les scènes ou bizarres ou anodines, semblant digresser par goût du beau cadre, se multiplient jusqu’à un final où tout l’ordonnancement apparaît soudain dans sa parfaite nécessité. C’est un film qui n’a jamais l’air de raconter une histoire, et pourtant tout est là, bien disposé, comme les éléments d’une mécanique implacable exprimant une fatalité de haine et de violence. L’histoire est simple en apparence, c’est l’histoire d’une vengeance qui n’en finit pas d’arriver, mais la manière de la raconter l’est beaucoup moins : elle est faite de détours, d’arrêts, de reprises, d’accélérations, de contre-temps, en opposition avec la manière classique, hollywoodienne dirons nous, de faire monter peu à peu la tension. Le spectacle est ici déroutant, au point où l’on se demande régulièrement si ce conflit larvé ne va pas se résorber finalement de lui-même. Etrange dégringolade sans chute, descente aux enfers sur terrain plat, si le film vaut quelque chose, c’est au moins pour ce contre-pied remarquable, bien plus juste, quand on y repense, que les escalades apocalyptiques et nerveuses que l’on nous sert habituellement. Une guerre qui traîne des pieds, qui gonfle le fond de l’air tout en nous décourageant de jamais voir advenir quelque tempête : voilà ce que nous présente Semaine sainte, comme modèle, peut-être, de toutes les guerres et de tous les massacres.

Une étrange atmosphère, en effet, compose ce film, où se mêlent le calme bucolique et l’irritation malsaine. Il y a là tout pour être heureux, et rien ne va. Continuellement, le personnage principal doit supporter les remarques antisémites, les injures gratuites, les petites vexations, les soupçons injustifiées. Et il semble à première vue s’en accommoder : il a, après tout, un commerce à faire tourner. On ne peut pas dire que notre aubergiste soit un homme faible, prédestiné à se faire marcher sur les pieds. Simplement, il est seul, et peut-être s’est-il habitué à ces violences minuscules, permanentes, structurelles. Progressivement, le monde entier, sans qu’il le manifeste par des actes franchement agressifs, apparaît de plus en plus hostile. Voilà notre héros, absolument isolé, devant assurer la protection d’une femme enceinte et d’un très jeune fils face à une menace diffuse, d’autant plus inquiétante qu’elle est incertaine.

Il faut bien que cela éclate. On le sait. Pourtant, le film ne nous y prépare pas. Ainsi est la violence, nous dit-il : elle se coule, presque imperceptible, dans l’habitude des jours. Quand elle se déclare, elle apparaît sans origine, improbable. Les visages des victimes et des bourreaux semblent s’y confondre. Le bouc émissaire est poussé à la faute pour qu’enfin la haine retenue puisse se déverser sur lui. Ce n’est pas que tout le monde a un peu tort et un peu raison. Seulement, tout est brouillé, tout se ressemble quand enfin s’éteint l’espoir d’une résolution cordiale. Plus profondément, plus politiquement aussi, le film nous enseigne qu’à rester au point de vue des relations inter-individuelles, la question des causes de la violence reste insondable.

Il faut s’en aller regarder les structures, les mécanismes sociaux, pour donner sens à des actes personnels souvent absurdes. Ce film, d’ailleurs, ne cherche pas tellement à susciter l’empathie envers l’un ou l’autre de ses personnages. Les gros plans y sont rares. L’aubergiste juif, tout injustement maltraité qu’il soit, n’est pas particulièrement sympathique ni aimable. Dans le même ordre d’idée, on peut noter l’usage systématique d’une focale courte, comme si le réalisateur ne voulait jamais détacher ses personnages de leur contexte, comme pour nous inviter à regarder le tout social plutôt que la partie psychologique. La violence, ce n’est pas tel individu contre tel autre, c’est une situation, un complexe auquel tout concourt, des préjugés raciaux et sociaux jusqu’aux moindres impolitesses.

Semaine sainte déroute encore par sa beauté formelle. Tant de noblesse dans le cadrage, tant de petitesse dans les personnages. Car cette beauté formelle, en effet, n’est pas gratuite. Elle suggère, par un contraste déchirant, le caractère dérisoire des enjeux de la haine. Comblé de don, mais incapable de pardon : voici l’homme déchu, vivant au milieu d’un paradis qui a déserté son cœur. Qu’y a-t-il au bout de la semaine sainte ? Loin de toute espérance chrétienne, ce film, résolument pessimiste, conclue de la même manière qu’il commence : par une brutalité insupportable et absurde. Dans la première scène du film, cette brutalité est confuse ; elle pourrait encore passer pour accidentelle. Dans la dernière, elle est volontaire, déterminé. D’un bout à l’autre d’une semaine de printemps, le film dessine un arc-en-ciel noir reliant l’indifférence à la fureur dans une même absence de reconnaissance et de compassion.
La violence est partout, elle est dans le calme et la tempête, la fête et l’affrontement, le quotidien et l’évènement, dans la beauté du printemps autant que dans la nuit de l’hiver, là où l’Autre est toujours nécessairement coupable.

Bande-annonce : Semaine Sainte

Fiche Technique : Semaine Sainte 

Titre original : Săptămâna Mare
Réalisé par : Andrei Cohn
Scénariste : Andrei Cohn
Acteurs : Doru Bem , Ciprian Chiriches , George Dinu
Distributeur : Shellac
Année de production : 2024
Pays de production : Roumanie, Suisse
Date de sortie : 10 avril 2024
Durée : 133 mn

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