Comment s’incarne la poésie à l’écran ? On pourrait songer à une première perspective où la beauté se niche naturellement dans le réel, évacuant ainsi toute nécessité de la quêter avec ferveur, car elle doit émaner d’elle-même. La seconde possibilité serait que l’auteur l’infuse intentionnellement, la créant ainsi artificiellement. Dans le cas de Pense à moi, c’est davantage cette deuxième voie qu’explore la réalisatrice Cécile Lateule.
Pourtant, le film semblait initialement s’orienter vers la première option, celle de témoigner du réel. Cette intention transparaissait à la fois à travers le choix du genre documentaire et le désir de capturer l’environnement de travail des employés du Village Emmaüs. La mise en scène mettait en lumière leur rue, leur place, l’école, ainsi que les diverses tâches accomplies. Cependant, dans ce film c’est principalement dans les environnements que la véritable beauté naturelle émerge, un aspect qui aurait mérité une exploration plus approfondie. En effet, le premier pilier d’Emmaüs repose avant tout sur le don, et le film observe à plusieurs reprises l’excès d’objets fourmillant et s’accumulant dans ces espaces. Ces lieux semblent si prêts à gerber qu’ils en deviennent étouffants, des environnements saturés de matières au mètre carré, une réalité qui capte incontestablement le regard.
Le spectateur, lors de la projection du long métrage, est ainsi confronté à une question essentielle : « Qui accomplit la tâche de récupérer ce que nous donnons ? Qui s’engage dans la mission à remettre en marche ce que les gens délaissent ? » C’est cette interrogation à laquelle la réalisatrice se consacre, tout en explorant également les lieux, les espaces et les dynamiques sociales. Malgré la multitude de plans offrant des témoignages du réel, le film semble avoir du mal à extraire sa poésie intrinsèque du concret. Comme évoqué précédemment, ce n’est pas l’objectif principal de cette œuvre. Des moments clés scindent le récit, où des personnages immigrés partagent, à travers des monologues, soit leur vécu, soit des lettres types qu’ils enverraient à leurs proches. Cette approche modifie radicalement la vision de Cécile Lateule. Il n’est plus simplement question de poser la caméra pour observer la vie des individus, mais plutôt de les solliciter, de les inviter à une performance actorielle. Cela engendre des moments poignants, empreints de spontanéité, mais aussi des contradictions palpables avec le reste des images capturées dans le film.
Se poser une question essentielle suffit : que reste-t-il du film si l’on retranche ces moments de poésie forcée ? En réalité, la réponse demeure quelque peu incertaine. Sur une durée de 1h14, le film explore la vie des réfugiés principalement à travers leurs monologues, délaissant ainsi l’exploration de moments authentiques susceptibles de fournir des indications ou des informations sur eux, tels que leurs origines ou leurs motivations. Le film ne documente pas ces aspects, privilégiant plutôt une contribution active des personnages de manière artificielle, cherchant à susciter un engagement actif du spectateur dans un rapport théâtral. En conséquence, le spectateur se trouve laissé pour compte, son implication demeurant en mode passif vis-à-vis du film.
Il convient tout de même de reconnaître que le film parvient à fonctionner relativement bien, principalement grâce à son sujet peu commun, offrant des plans et des scènes véritablement captivants. La poésie artificielle devient ainsi une réponse au manque d’approfondissement, se transformant en un point fort du film. Elle vient combler un vide et contribue à rehausser un récit qui, au bout de 30 minutes, semble un peu égaré quant à sa direction.
Malgré cela, tous les éléments essentiels sont présents, en particulier le regard aiguisé de la réalisatrice. Le film sait où porter son attention, suscitant potentiellement l’intérêt du spectateur, même si cela reste en surface. Un indicateur révélateur de cette superficialité réside dans le fait que la caméra filme presque tout de loin, restant rarement proche des personnages, surtout lorsqu’ils travaillent. Cela instaure une certaine distance entre eux et la caméra, accentuant ainsi la séparation avec le « nous » du spectateur.
Un exemple illustrant cette dynamique est la coupe du monde de 2018, où la réalisatrice filme différents endroits où la communauté du village se réunit pour regarder un match. Chacun de ces plans est capturé de loin, filmé par une fenêtre du mobil-home, à même la rue. Nous ne sommes pas immergés au cœur des espaces sociaux, ce qui coupe la relation entre les personnages et les spectateurs.
Cependant, ce choix n’est pas intrinsèquement un défaut, comme l’explique Cécile Lateule dans un entretien pour la sortie du film :
La caméra est intrusive, elle est un œil qui fixe les choses, qui les capte, j’ai complètement conscience de cette violence. Je connais la cruauté de la caméra. Je faisais très attention aux personnes que je voulais filmer. Je ne voulais pas leur mentir, je ne voulais rien leur voler, mais je savais que j’allais nommer, avec mes mots à moi et que déjà, ce serait une intrusion dans leur vie. Le devoir du cinéaste est aussi de savoir qu’il y a des limites morales et j’y tiens beaucoup, la question morale n’est pas un gros mot pour moi.
Il est clair qu’elle évite de trop s’immiscer dans leur vie. Cependant, ce manque de proximité avec leur vie nécessite une création artificielle pour que la poésie émerge, car elle ne se révélera pas naturellement.
Il n’est pas nécessaire de comparer ce film à celui d’un cinéaste tel que Wang Bing, mais clarifions notre propos en nous posant la question : d’où provient la beauté de Youth, que nous critiquions récemment ? Elle émane des sujets eux-mêmes. Malgré une aliénation éprouvante, ces individus parviennent à trouver et à cultiver des liens entre eux. Ils ont encore cette force de caractère. Le film du réalisateur chinois n’est pas exempt de défauts, mais il est indéniable que la poésie opère dans son ensemble. Dans ce film, le choix est fait de documenter ces jeunes corps dans leur relation au travail, de s’y attacher.
Avec un titre tel que Pense à moi, on comprend ce qui émeut la réalisatrice : la vie hors de France que pouvaient avoir les travailleurs et les familles qu’ils ont laissées. Il est évident que le film se concentre sur les moments de récits, les lettres fictives et les monologues. Malheureusement, cette intention se ressent trop peu, car une part significative du temps est consacrée à des observations diverses, suscitant un intérêt plutôt pour la matérialité et le fonctionnement du village. Le film aborde à la fois le travail dans un environnement étouffant, les espaces d’habitation, les rapports sociaux, en couvrant divers sujets de manière fragmentée. Il peine à définir un sujet clair et précis, rendant difficile l’identification précise de ce que le documentaire cherche à documenter. Il s’apparente davantage à une vue d’ensemble d’Emmaüs. Malgré la beauté du regard de la réalisatrice et la qualité du film (co-produit par Emmaüs), il pèche à définir son sujet de manière concise et, surtout, à déterminer où se positionner pour éviter de laisser le spectateur à l’extérieur de la narration.
Bande-annonce : Pense à moi
Synopsis : Le dire de l’exil, des mots, des gestes, la nostalgie : chronique de la vie quotidienne dans une communauté Emmaüs. La plupart des personnes qui vivent là sont des migrants. Ils viennent d’Albanie, de Tchétchénie, du Maroc, de Géorgie, de Mongolie, d’Afghanistan… Le temps s’écoule entre le travail dans les tas d’objets à trier et la nostalgie du pays quitté, des personnes aimées qu’on ne reverra pas. Pense à Moi présente une foisonnante mixité, cohésion faite de bric-à-brac, d’amitiés inattendues, une harmonie singulière, marquée de contingences heureuses et d’histoires que l’on devine déchirantes.
Fiche technique : Pense à moi
Réalisation : Cécile Lateule
Image : Cécile Lateule
Montage : Olvier Grenapin, Anthony Brinig
Société de production : La Trame, Emmaüs France
Société de distribution : Les Acacias
Pays de production : France
Langue originale : français, albanais, tchétchène, afghan, italien, russe, moldave, géorgien, mongol
Genre : Documentaire
Date de sortie : 24 Janvier 2024