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J’ai tiré sur Andy Warhol – “Scum Manifesto” : un portrait de Valerie Solanas par Ovidie

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«Je suis une et toutes les femmes. Je suis celle qu’on a fait passer pour folle et qu’on a enfermée. Je suis votre plus grande terreur». Ce sont ces paroles qui ouvrent le captivant documentaire J’ai tiré sur Andy Warhol – “Scum Manifesto” réalisé par Ovidie et sorti au printemps 2024. En choisissant ce titre, la réalisatrice fait entrer en résonance les deux « faits d’armes » les plus connus de l’écrivaine étatsunienne Valerie Solanas : sa tentative d’assassinat de l’artiste Andy Warhol et l’écriture de son livre devenu culte pour des générations de féministes : le SCUM Manifesto.

Coups de feu à la Factory

Le 3 juin 1968, dans les locaux de l’atelier d’artiste la Factory à New York, Andy Warhol est victime d’une tentative d’assassinat. Gravement blessé par balles, il est déclaré cliniquement mort, mais réussit à guérir de ses blessures dont il gardera des stigmates jusqu’à la fin de sa vie. Son compagnon, le critique d’art et directeur de musée Mario Amaya, est également blessé, recevant une balle dans le dos. Quelques heures plus tard, l’écrivaine Valerie Solanas, alors âgée de trente-deux ans, se rend à la police. Elle avoue être l’autrice du crime et affirme ne rien regretter. Elle justifie son geste en expliquant que Warhol est « une ordure » qui lui a volé son travail et ses idées et qui a perdu le manuscrit original de la pièce de théâtre qu’elle lui avait confiée. Elle est jugée et condamnée pour tentative de meurtre. Déclarée psychologiquement instable, elle purgera sa peine en prison et en établissement psychiatrique, où elle subira contre son grès une hystérectomie (ablation de l’utérus) à l’hôpital Bellevue de New York. Tel est le point de départ du documentaire d’Ovidie. Partant de ce fait (divers pour certain.e.s, politique et militant pour d’autres), la réalisatrice retrace la vie de Solanas de son enfance dans le New Jersey jusqu’à son décès à San Francisco en 1988. Elle met en lumière le parcours de vie que l’écrivaine a suivi en dehors des chemins traditionnels tracés pour les femmes de son époque, montrant une existence marquée au fer rouge par l’inceste, les grossesses non désirées, la marchandisation du corps, la violence masculine et les maltraitances médicales. Au cœur de son enquête résonnent les mots du SCUM Manifesto, un des textes les plus radicaux et subversifs jamais écrits et dont la lecture laisse encore en nous, plus de cinquante ans après sa publication, une sensation de stupéfaction tant le ton est incisif et provocant. Failli tomber dans l’oubli, il est aujourd’hui traduit, lu et enseigné à travers le monde, ponctué d’une quantité de phrases chocs, parmi lesquelles : « les femmes, qu’elles le veuillent ou non, prendront bientôt le monde en main ».

SCUM ou la mise à mort du système patriarcal et capitaliste

« La “vie” dans cette “société” étant, au mieux, terriblement ennuyeuse et aucun aspect de la “société” n’étant pertinent pour les femmes, il ne reste aux femmes engagées, responsables et aventurières que la possibilité de renverser le gouvernement, d’éliminer le système d’argent, d’instituer l’automatisation totale et d’éliminer le sexe masculin ». Dans son texte sulfureux écrit en 1967, Solanas imagine un programme révolutionnaire et radical qui aurait pour but d’abattre le patriarcat à travers différentes stratégies. Selon elle, le monde se divise en trois catégories : les hommes, les filles à papa complices du patriarcat et les femmes comme elle : les « SCUM », qui sont prêtes à renverser l’ordre social et politique et à prendre le pouvoir. Le récit, qui se présente comme une ode à la supériorité biologique et intellectuelle des femmes, peut être perçu comme une version satirique inversée des textes qui, pendant des millénaires, ont défini les femmes comme des « hommes ratés ». Elle renverse au fil des lignes, avec un ton parodique violent et un humour grinçant, les thèses freudiennes de la féminité ainsi que les myriades de récits misogynes qui, depuis l’Antiquité, ont forgé l’idée de la femme inférieure « par nature ». Dans son documentaire, Ovidie revient sur l’étrange destin qu’a connu le SCUM Manifesto. Au moment où Solanas termine l’écriture de son texte, elle éprouve de grandes difficultés à le faire éditer. Alors qu’il aurait pu rester dans l’oubli, l’éditeur français Maurice Girodias profite du vent soudain de popularité médiatique qui souffle sur Solanas après sa tentative d’assassinat à la Factory. Il publie alors le SCUM Manifesto sans en informer l’autrice, à qui il ne versera jamais un centime pour les ventes. À sa sortie de prison, Solanas reprend son œuvre en main ; elle arpente les rues de New York pour vendre son texte : 1 dollar pour les femmes, 2,5 dollars pour les hommes. Aujourd’hui, ce texte est devenu un incontournable pour les études sur les féminismes. En France, il a connu une réédition en 2021 dans la collection des Éditions 1001 Nuits chez Fayard, avec une postface éclairante signée par la journaliste (et productrice des indispensables podcasts La Poudre et Folie douce) Lauren Bastide.

Les outils de la mise en récit

La vie de Solanas, le contexte qui l’a poussée à prôner l’éradication du patriarcat, à se procurer une arme et à tirer sur Warhol ont été présentés et analysés dans des articles, des ouvrages, des podcasts, des romans et des pièces de théâtre. Au cinéma, sa vie a été mise en scène dans le film I Shot Andy Warhol (1996), dans lequel l’écrivaine était interprétée par l’actrice Lili Taylor (Arizona Dream, 1993 ; Six Feet Under, 2001-2005). Il s’agissait du premier long-métrage de la cinéaste canadienne Mary Harron, qui réalisera quatre ans plus tard le malaisant American Psycho, critique acide du vide capitaliste et de la toxicité de l’entre soi masculin. Dans le genre du documentaire, il semblerait que celui réalisé par Ovidie soit un des premiers à explorer de la sorte, de manière aussi riche et approfondie, la vie de l’écrivaine. Pour nous rendre tangible le parcours de Solanas et pour nous faire accéder à son univers personnel, littéraire et artistique, Ovidie a recours à divers procédés. Elle fait s’entremêler des images d’archives à des témoignages de sa biographe Breanne Fahs, de ses amis Jeremiah Newton et Ben Morea et de la philosophe et activiste féministe Ti-Grace Atkinson. Des textes sont également lus par la musicienne et actrice Jehnny Beth, que l’on a notamment vue en 2023 dans la série Split d’Iris Brey et dans le film Anatomie d’une chute de Justine Triet. Avec puissance, Jehnny Beth donne corps à des écrits qui donnent la parole à Solanas et se met dans sa peau dans des scènes de reconstitution, notamment celle de la tentative de meurtre à la Factory. Ovidie ressuscite aussi sous nos yeux une fascinante archive de 1976 : une performance vidéo dans laquelle nous voyons Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos lire et taper à la machine à écrire le texte du SCUM Manifesto, alors introuvable en France à cette époque. Les deux femmes se font face ; elles sont séparées par un petit écran de télévision qui diffuse un journal montrant notamment des images de violences policières et de conflits armés. Finalement, le SCUM résonne au travers d’un dernier procédé, Ovidie filmant une troupe d’actrices de la compagnie de théâtre Prosospopée récitant les phrases les plus percutantes du manifeste.

Solonas : une figure du désordre social

Dans les schémas et stéréotypes traditionnels, la violence est un attribut masculin viril et les femmes sont décrites comme les êtres fragiles qui la subissent en tant que victimes. Solanas, par ses écrits et par la manière dont elle a performé sa vie, a renversé ces schémas. Si elle a été qualifiée « de radicale », « d’extrême », « d’enragée » ou « de folle », c’est parce qu’elle incarne un désordre social, un « trouble dans le genre », pour reprendre les mots de Judith Butler. Artiste, femme indépendante, diplômée de l’université, ouvertement lesbienne, travailleuse du sexe, Solanas a mené une vie hors des rôles traditionnels imposés aux femmes dans l’Amérique du Nord des années 1950. Autres figures du désordre social que nous présente le documentaire d’Ovidie : les « SCUM », l’armée de femmes imaginée par Solanas dont le potentiel subversif et narratif nous invite à nous demander : où sont-elles, où sont les « SCUM » dans les univers de fiction ? C’est peut-être dans la série Dietland (2018), adaptée du roman de Sarai Walke (2016), que l’on retrouve les traces les plus visibles des « SCUM » de Solanas. Réalisée par Marti Noxon, scénariste et productrice de Buffy contre les vampires (1997-2002) et productrice et co-créatrice de la série satirique UnREAL (2015-2018), Dietland dénonce, à travers le parcours de son personnage principal Plum, la grossophobie, les normes de beauté imposées aux femmes et les violences fondées sur le genre. La série, qui oscille entre thriller noir et satire sociale, met en scène un mystérieux groupe terroriste nommé « Jennifer » qui sème la terreur en Amérique du Nord. Formée uniquement de femmes, cette armée mène une guerre secrète contre les hommes qui oppriment les femmes, notamment ceux qui les harcèlent ou les agressent sexuellement. Si l’armée de Dietland ne reprend pas à l’identique les idées des « SCUM », elle partage avec ces dernières la réflexion autour de la question de l’utilisation de la violence comme moyen de lutte et de libération envers les brutalités patriarcales.

Un portrait au-delà du fait-divers

Réaliser un projet autour de la figure de Solanas n’est pas une simple affaire. Le risque est grand de tomber, avec un tel sujet, dans le sensationnalisme et les clichés. Il fallait sans doute toute la subtilité et l’intelligence d’Ovidie pour arriver à nous retranscrire (ou au moins esquisser) la personnalité de Solanas et surtout nous permettre de contextualiser ses écrits, ses gestes, son parcours de vie. Détentrice d’un doctorat en Lettres et Études filmiques et spécialisée dans les questions de corps, de féminisme(s) et de sexualité(s), Ovidie s’est notamment distinguée avec la publication de Libres! (bande dessinée déclinée en dessins animés pour Arte, qui lutte contre les diktats sexuels), avec le podcast Tu enfanteras dans la douleur dans lequel elle dénonce les violences obstétricales, avec l’émission radio Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour? sur France Culture ou encore avec l’ouvrage sur l’écrivaine québécoise Nelly Arcan publié en 2018 aux Presses universitaires de Limoges. Dans le domaine de la fiction, on lui doit notamment la série Des gens bien ordinaires, récit dystopique sur l’univers de la pornographie, primée en 2023 aux International Emmy Awards. Avec J’ai tiré sur Andy Warhol – “Scum Manifesto”, Ovidie signe une œuvre hybride, où le documentaire côtoie la performance, pour mieux saisir la complexité de la figure de Solanas. Loin d’un voyeurisme malaisant et tout en subtilité, la réalisatrice dresse une enquête fouillée sur cette personnalité qui fascine autant qu’elle dérange, tout en portant un regard sur le traitement médiatique, juridique et médical de la violence des femmes, sur la société nord-américaine des années 1940 à 1980, sur son milieu de l’art et son milieu universitaire, fortement marqués par l’homophobie et le sexisme. Ovidie se livre avec ce documentaire à un exercice difficile et important : rendre visibles les invisibilisées, les enfermées, les « folles », les dangereuses, celles qui terrifient les terrifié.e.s. Ovidie n’érige pas de statue pour Solanas. Elle n’en fait pas une héroïne. Elle ne l’enferme pas dans un rôle de victime ou de modèle. Elle n’élude pas sa violence. Elle n’excuse pas sa tentative de meurtre. Avec la sensibilité et les références culturelles qui lui sont siennes, elle nous ouvre une porte sur cette figure inclassable qui continue de bousculer, encore aujourd’hui, l’ordre des genres et l’ordre social.

Bande-annonce : J’ai tiré sur Andy Warhol – “Scum Manifesto”

Fiche technique : J’ai tiré sur Andy Warhol – Scum Manifesto

Genre : Documentaire
Réalisation : Ovidie
Date de sortie : le 20 mars 2024 sur Arte.tv et le 27 mars 2024 sur la chaîne Arte
Production : Marc Berdugo et Barbara Conforti
Direction musicale : Geoffroy Delacroix
Durée : 60 minutes