La Partition ou Sterben, ce qui veut dire « mourir » en allemand, suit les destins parallèles, parfois croisés, des membres d’une famille triste comme un ciel bas sur une plaine brandebourgeoise. Les parents, Lissy et Gerd, sont à l’agonie, qu’ils perdent la boule comme le père, ou soit affectée de pathologies multiples et humiliantes comme la mère. Le fils, Tom, est un chef d’orchestre, aussi brillant que froid, qui accompagne, à la demande de celle-ci, une lointaine ex, tombée malencontreusement enceinte d’un autre, et qui s’est persuadé lui-même qu’il est, de ce fait, un peu le père de l’enfant aussi. La soeur, enfin, Ellen, est une assistante dentaire alcoolique, amoureuse d’un homme marié. Un tableau qui ne serait que sinistre, s’il n’était habité par une remarquable absence de jugement et une espèce de drôlerie glacée.
La caméra, sans pour autant multiplier les gros plans, ne lâche jamais ses acteurs. Ils remplissent toujours tout le cadre. Et cette attention ne peut manquer de susciter chez le spectateur une certaine empathie pour les personnages qu’ils incarnent, une empathie souvent perplexe, tant ils sont médiocres et peu aimables. Les scènes s’étirent un peu, sans pathos, mais avec une volonté, semble-t-il, de montrer ce qu’on ne voit jamais, ce qui se passe après que l’information narrative ait été donnée, et que commence la vie, la vie pour elle-même. Rarement a-t-on vu au cinéma, de si près, si précisément, si cruellement, la déréliction de deux vieillards.
Le film ne cesse de subvertir les principes habituels de la narration classique. Ces tranches de vie n’aboutissent à aucune résolution, maturation, accomplissement. Ce serait se faire une fausse idée de l’existence, a l’air de nous dire le réalisateur Matthias Glasner, que de plaquer sur elle un progrès moral imaginaire. Toute vie est une sorte d’échec, dont la mort est le dernier mot.
Ce qui caractérise les personnages de ce film, c’ est d’abord leur incapacité à écouter leur cœur, sauf à de rares moments qu’autorise la folie, l’art ou l’alcool. Autrement, les voilà pris dans un brouillard moral, peinant à se reconnaître et à s’aimer les uns les autres. Si les membres de cette famille, dont chaque histoire correspond à un chapitre distinct, se croisent quelques fois, la structuration du film dit bien l’éloignement abyssal qui s’est établi entre eux. D’une façon générale, toutes les relations dans ce film sont manquées. Lissy, la mère, avoue à son fils qu’elle ne l’a jamais aimé ; ce dernier laisse mourir son meilleur ami suicidaire ; et Ellen ne vient pas à l’enterrement de son père.
Si La Partition fait se succéder des petits drames sans rémission, il parvient encore, par le décalage et l’exagération, à produire des moments d’humour étrangement poignant, où ce film souvent pesant, sans qu’il ne perde rien de sa force tragique, tout d’un coup s’envole vers des lieux indicibles, des lieux où l’on aime, sans causes et sans intérêts. Ce film est rempli de ces moments de grâce, au sein même parfois de la plus insoutenable médiocrité. Alors que son meilleur ami, par ailleurs compositeur de la pièce qu’il orchestre et qui donne son titre au film, agonise lentement dans sa baignoire, Tom, qui est sur les lieux, mais n’intervient pas, pour des raisons vagues où se mêlent la passivité, la lâcheté et la fausse charité, Tom, donc, entre au final dans la salle de bains et prend une dernière fois son ami dans les bras. Scène absurde, comique, grave et émouvante. On se sent soudain réconcilié avec la vie, parce qu’aussi triste et fade soit-elle, on se souvient qu’elle sait aussi laisser échapper de ces instants intempestifs d’amour et de bonté pure, y compris et surtout quand on s’y attend le moins, et par ceux dont on s’attend le moins. On pense à Bergman, qui a cette même manière de faire avouer l’inavouable à ses personnages, tout en tentant de saisir un dernier éclat de grâce sur la ruine des amours humaines.
Matthias Glassner, à travers La Partition, semble s’être engagé dans une entreprise de vérité, avec ce que cela implique de brutalité. Mais parce que la vie est plus grande que le pessimisme le plus noir, c’est le rire et la tendresse, dans une ambiance douce et glacée de crépuscule, qui l’emportent à la fin. Comme s’il fallait abandonner tout espoir pour que celui-ci, sous une autre forme, plus discrète et authentique, vienne nous cueillir au cœur des lieux sans mémoire.
Bande-annonce : La Partition
Fiche technique : La partition
Titre original : Sterben
Réalisation et Scénario : Matthias Glasner
Acteurs principaux : Hans-Uwe Bauer, Anna Bederke, Clara Aileen Bowen, Corinna Harfouch, Lars Eidinger
Photographie : Jakub Bejnarowicz
Montage : Heike Gnida
Musique : Lorenz Dangel
Costumes : Sabine Keller
Production : Matthias Glasner, Jan Krüger
Direction artistique : Henning Jördens
Pays de production : Allemagne
Durée : 183 minutes
Dates de sortie : Allemagne : 18 février 2024 (Berlinale 2024), 25 avril 2024 (sortie nationale)