Que ce soit pour proposer un divertissement épique comme Creation of the Gods I et le diptyque The Wandering Earth, une œuvre plus allégorique comme Only the river flows ou Le Royaume des Abysses un film d’animation aussi spectaculaire qu’émouvant, le cinéma chinois continue de s’exporter dans nos salles. Il n’est donc pas très courtois de décliner l’invitation d’un vétéran sur la scène locale et internationale. Zhang Yimou nous a habitué à des fresques lyriques, où les mots valent autant que les armes blanches qui virevoltent dans les wu xia pian. Ne dérogeant pas à la règle, Full River Red assemble les codes d’un film d’enquête, d’espionnage et un pamphlet sur le pouvoir de la corruption (et quasiment en temps réel) dans un huis clos plutôt alléchant sur le papier.
Synopsis : Chine, XIIe siècle. Dans quelques heures va se tenir une rencontre diplomatique de la plus haute importance entre Qin Hui, Chancelier de la dynastie Song, et une délégation Jin de haut niveau. Or, voilà que le diplomate Jin dépêché sur place est assassiné et la lettre destinée à l’Empereur dérobée. Le Chancelier demande alors au caporal Zhang Da, escorté par le commandant en second Sun Jun, de ramener la précieuse missive avant le lever du soleil. Au fil de leurs recherches, des alliances vont se former et des secrets seront révélés…
Aux premiers abords, il s’agit d’un brillant mélange entre un whodunit qu’une Agatha Christie n’aurait pas renié et un jeu de pouvoir loufoque qui rappelle le Kubi de Takeshi Kitano. En attendant de découvrir ses vertus en salle ou dans son salon, Zhang Yimou ambitionne de jongler avec des tons singuliers, où la comédie s’invite presque spontanément dans le déroulé d’une enquête pour meurtre. En effet, l’assassinat d’un émissaire Jin, autrefois ennemis jurés de l’empire Song, rabat les cartes dans les négociations diplomatiques dans les quelques heures à venir. Le film prend pour pilier un célèbre poème patriotique que le conquérant de la dynastie Song, Yue Fei, aurait écrit afin d’affirmer sa loyauté envers la couronne et les siens. Une course contre la montre est lancée pour éclaircir les zones d’ombres entourant la mort de ce héros nationale, car son allié, le chancelier Qin Hui (Jiayin Lei), l’a fait condamner à mort cinq ans plus tôt.
La mémoire dans le sang
À l’aube d’une rencontre au sommet, un avant-poste militaire connaît donc une crise sans précédents. Appréhender le ou les meurtriers devient une priorité pour le chancelier, dont la cruauté n’égale que son autorité. Un duo inattendu se forme alors pour explorer ce lieu régi par le principe de l’omerta, où le silence est de rigueur. Les secrets y sont tout aussi tranchants que les lames que l’on retourne contre leur propriétaire. La première partie du film joue alors sur la dualité entre Zhang Da (Teng Shen), un soldat plutôt lucide sous la menace, et Sun Jun (Jackson Yee), un officier adroit avec ses armes mais un peu moins avec les mots, jusqu’à ce que l’on ne différencie plus lequel des deux est Laurel ou Hardy. Nous sommes plongés avec eux dans le dédale de décors connectés par de nombreux couloirs, que l’on emprunte avec le sentiment de se rapprocher un peu plus de la vérité. Yimou en profite pour y superposer des interludes musicaux où le compositeur Han Hong mêle des sonorités contemporaines (rap, électro, punk) avec des instruments traditionnels. Ce gimmick possède de quoi rythmer la chasse aux indices et autres interrogatoires un peu virulents, mais finit par épuiser à la longue, car tous les enjeux ne se valent évidemment pas.
La mise en place prend du temps, mais lorsque l’on sort enfin des sentiers balisés, où la paranoïa s’empare des protagonistes, c’est là que le jeu devient vraiment intéressant. Exit des combats aériens. Mieux vaut éviter la confrontation directe lorsqu’on ne connaît pas encore l’identité de son ennemi. Le doute peut cependant suffire à générer des situations cocasses et en tension pour que l’étau se resserre habilement sur le duo. En brassant tout un tas de personnages qui vont peu à peu justifier le lien entre eux, l’intrigue s’embourbe cependant un peu trop vite dans une première vague de révélations. Yimou nous avait déjà convaincu avec la narration de Hero, qui misait tout sur son climax renversant. Ici, on finit par prendre de la distance avec le récit, surchargé en personnages et en sous-intrigues qui sont mis en suspens jusqu’à la dernière demi-heure. Ce qui est assez frustrant quand on connaît les qualités et le pedigree d’un cinéaste aussi vertueux dans l’exercice de la cohérence.
Full Filter Fake
L’autre point noir que l’on ne peut contourner, c’est bien le parti-pris esthétique des décors et des paysages. Zhang Yimou avait pour lui cette qualité unique et indispensable qui alimente les symboles et le sens de ses propos. Il faut le voir pour y croire, car les images promotionnelles ne possèdent pas une retouche de nuit américaine, entre le gris et le bleu sombre. Elle a beau être légère, elle ne brûle pas moins nos rétines après deux heures de visionnage intense, contrairement à Shadow, qui jouait déjà sur la prédominance d’un gris brumeux. La caméra a beau passer par des plans zénithaux ou des travellings survitaminés, la photographie ne joue pas toujours en faveur des histoires de complots et de trahison qui se jouent devant nous. N’en déplaise à Zhao Xiaoding, qui a fait des merveilles pour insuffler une aura surréaliste dans une forêt de bambous ou dans des séquences enneigées.
Les enjeux s’essoufflent également dans l’utilisation excessive d’effets sonores, faisant ressurgir toute la théâtralité du récit. Malheureusement, le décalage est trop brut et assez mal dosé pour que ça fasse mouche à tous les coups. Il faut donc s’accrocher pour ne pas se faire éjecter d’une intrigue assez exigeante et pour ne pas perdre une miette du peu de souffle émotionnel qui s’en dégage. Les interprètes se démènent magnifiquement pour effacer certaines imperfections citées plus haut et la force du film réside bien là, dans le concret, dans la fatalité qui enterre les personnages dans l’anonymat ou qui les élève dans leur prise de conscience, collective et individuelle.
Hommage aux damnés
Ayant consacré une majeure partie de sa filmographie à brosser le portrait des femmes (et leur malheur) au sein de la culture chinoise (Ju Dou; Épouses et Concubines; Qiu Ju, une femme chinoise; Vivre !; Happy Times), Zhang Yimou les a ensuite entrainées dans des films de sabre indémodables (dont Le Secret des Poignards Volants). Quand bien même, il était déjà possible de détecter des relents nationalistes dans ses œuvres, ça ne fait que quelques années que le cinéaste s’applique davantage à investir l’Histoire de la Chine. Il rend ainsi hommage aux héros qui servent de soutien moral et de guide spirituel au peuple.
Sortie le jour du nouvel an chinois 2023 et sans avoir quitté la tête du box-office local dans l’année, Full River Red parvient toujours à honorer une respectable fresque sur la loyauté, dont on assume le devoir de mémoire jusqu’au bout du programme. Reste qu’il n’y a pas à bouder son plaisir dans ce huis clos récréatif, si l’on est prêt à y accorder 2h37 de son temps. À côté du piège à cinéphiles de M. Night Shyamalan, qui a essentiellement bâti son identité cinématographique sur des twists, Yimou compile les révélations dans un enchaînement indigeste dans sa dernière ligne droite. Mais quitte à choisir son camp, on navigue mieux dans le fleuve rouge, abreuvé du sang des martyrs, que dans une salle de concert où l’euphorie est de courte durée.
Bande-annonce : Full River Red
Fiche technique : Full River Red
Titre original : Manjianghong
Réalisation : Zhang Yimou
Scénario : Zhang Yimou, Chen Yu
Musique : Han Hong
Son : Yang Jiang, Zhao Nan
Photographie : Zhao Xiaoding
Montage : Li Yongyi
Décors : Lu We
Costumes : Chen Minzheng, Qin Xilin
Chorégraphie des combats : Sang Lin
Supervision des effets visuels : Samson Wong
Producteur : Pang Liwei
Producteurs délégués : Liang Yu, Li Lin
Sociétés de production : Médias Huanxi
Pays de production : Chine
Distribution France : Carlotta Films
Durée : 2h37
Genre : Drame, Historique
Date de sortie : 31 juillet 2024