L’utilisation du noir et blanc dans le cinéma contemporain est un domaine où chaque choix est scruté de près, car il peut facilement être perçu comme superficiel et tomber dans le piège du snobisme artistique. Dans cet environnement délicat, des films comme Malcolm and Marie, diffusé sur Netflix, illustrent comment le noir et blanc peut sembler avoir une utilité esthétique minime, laissant aux spectateurs l’impression que ce choix relève davantage d’un exercice de style que d’une véritable nécessité artistique.
Pourtant, certains réalisateurs ont su exploiter le noir et blanc de manière significative pour enrichir leur narration et leur vision artistique. Un exemple remarquable est celui de Hong Sang-Soo et son film Introduction, où chaque choix visuel contribue à l’exploration profonde de ses thèmes récurrents. Le but de Hong Sang-Soo est de dépouiller de plus en plus son cinéma. Convoquant, dans le très convaincant In Water, le flou de la caméra. Dans Introduction, c’est d’enlever l’aspect de la couleur pour dégager une idée terne de l’espace mais aussi des émotions de ses personnages. Le choix alors du réalisateur sud-coréen transpire par tous les pores de l’écran et amène la réflexion du spectateur. C’est dans cette exploration que le monochrome devient un outil puissant, permettant de plonger plus profondément dans l’univers du film et de ressentir toute sa force émotionnelle.
Ignorer les implications artistiques d’un tel choix est risqué, surtout si celui-ci n’est pas suffisamment justifié dans le contexte du film en question. Dans ce cadre, le premier long-métrage de Leonardo Barbuy La Torre, Diógenes, opte également pour le noir et blanc. Contrairement à d’autres exemples discutables, cette décision semble être une partie intégrante de la vision artistique du réalisateur. Par le biais de cette esthétique monochromatique, on explore des thématiques complexes telles que la transmission, la responsabilité et la mortalité de manière visuellement frappante.
Diogène, philosophe ayant vécu à l’écart du peuple et de la civilisation, rejetait toute forme sociale et ne comptait que sur ses chiens. Le film reprend cette idée d’autarcie et la transpose dans le cadre familial. Il interroge ainsi la capacité d’une enfant, confrontée à la mort de son père, à assumer la responsabilité de son petit frère sans aucune assistance. Cette exploration débute par un long travelling descendant vers le corps d’un chien mort, suivi de la mise en feu de celui-ci, symbolisant la disparition par le blanc. Ce premier plan annonce le ton du film, explorant les contrastes entre la vie et la mort, le blanc et le noir, ainsi que le rapport complexe à la mortalité et à la puissance de vie.
Barbuy La Torre présente rapidement la figure paternelle comme la seule force tangible dans un environnement hostile et solitaire. Il refuse d’être accompagné par sa fille en ville pour vendre les Tablas de Sarhua (des tablettes artisanales traditionnelles péruviennes qu’il peint), sous prétexte qu’elle n’est pas prête à affronter le comportement des gens en ville. Il propose également des reconstitutions de portraits photo en costumes typiques, son regard presque caméra transperçant l’écran. Ces actions dévalorisent l’image de l’enfant et suggèrent qu’elle n’est pas préparée à vivre seule dans cet environnement.
Par la suite, le réalisateur péruvien renverse cette dynamique en réduisant la vitalité du père. Celui-ci tombe malade, crachant du sang noir en cohérence avec la monochromie, et devient insignifiant dans le vaste décor montagneux, réduit à une simple figure humaine. Les plans rapprochés de son visage soulignent les traces du temps qui passe. En parallèle, la vitalité de la jeunesse est mise en avant, notamment à travers les actions du petit garçon, qui arrache méthodiquement les membres d’un insecte et grimpe aux arbres, symbolisant ainsi un pouvoir sur la vie et la mort. La mise en scène joue également avec la lumière, renforçant le choix du noir et blanc : la fille tresse ses cheveux sous les seuls rayons de soleil de la pièce, ou quand elle domine la caméra par sa présence dans l’encadrement de la porte, en contre-plongée et en contre-jour, marquée par l’ombre mais baignée dans la lumière.
Le moment critique survient lorsque le père tombe gravement malade, conscient de sa propre mort imminente. Il organise un rituel autour d’un feu, traversant la lumière nue avant de s’enfoncer dans l’obscurité de la nuit. Au matin suivant, il gît inanimé sur son lit, dans l’ombre de la pièce. Une fois de plus, sa fille le découvre dans l’embrasure de la porte, éclairée par une lumière contrastée d’une beauté saisissante. À son tour, elle s’enfonce progressivement dans l’ombre pour se rapprocher de lui, perdant peu à peu la lumière que lui offrait le soleil. Ce moment marque un changement de responsabilité pour elle, l’aînée de la famille, dont la mère semble avoir été assassinée selon les Tablas du père, représentation historique de la famille comme de la société péruvienne. Elle décide alors de se confronter à la ville et de s’ouvrir à une culture qu’elle avait jusqu’alors peu explorée.
Le long métrage parvient à captiver l’attention du spectateur sans lui fournir le moindre indice préalable. Nous sommes happés par l’aspect de la mise en scène que nous avons décrit depuis le début, nous plongeant parcimonieusement dans la culture péruvienne et les aspects de la spiritualité. L’utilisation fréquente de l’image de l’arbre, stable et séculaire, le catégorise à plusieurs reprises comme un symbole de vitalité, de vie et d’humanité. Que ce soit lors des funérailles où il est brûlé ou filmé au sommet de la montagne pendant que le fils dort à son ombre, cet arbre revêt une symbolique puissante. En alternant parfois des séquences connotées au rêve ou au flash-back, le réalisateur laisse le spectateur sans réponses claires, jouant toujours avec cet aspect spirituel.
Dans le dédale cinématographique où les ombres dansent et où la lumière révèle, l’emploi du noir et blanc se dresse tel un phare éclairant les profondeurs de l’âme humaine. À travers ces jeux de contrastes et de nuances, le cinéaste nous plonge dans un monde où le temps semble suspendu, où les émotions s’expriment avec une intensité saisissante. À l’image de Diógenes de Leonardo Barbuy La Torre, où chaque plan est une esquisse de vérité, le monochrome devient le vecteur d’une poésie visuelle envoûtante. Dans ce voyage initiatique où la solitude côtoie l’immensité des paysages péruviens, nous sommes confrontés à la fragilité de l’existence et à la beauté éphémère de chaque instant. Ainsi, au-delà de sa simple fonction esthétique, le noir et blanc révèle sa puissance évocatrice, nous invitant à contempler le monde avec un regard renouvelé. En cela, il incarne l’esprit même du cinéma, cette alchimie magique où l’art se mêle à la vie pour nous transporter vers des horizons insoupçonnés.
Bande-annonce : Diógenes
Synopsis : Au milieu des Andes péruviennes, deux jeunes enfants, Sabina et Santiago, sont élevés dans un isolement total par leur père, un peintre spécialisé dans la tradition ancestrale des « Tablas de Sarhua ». Ce dernier échange ses œuvres contre des produits de première nécessité pour les siens. Mais un jour, une série d’événements inattendus va bouleverser cette routine et amener Sabina à se confronter à son passé et à sa culture…
Fiche technique : Diógenes
Réalisation : Leonardo Barbuy La Torre
Scénario : Leonardo Barbuy La Torre
Directeur de photographie : Mateo Guzmán ADFC, Musuk Nolte
Directeur Artistique : Rafael Polar Pin
Son : Omar Pareja, Alejandro Wangeman, Mikael Kandelman
Création Costume : Andrea Martollet Quintana
Montage : Juan Cañola
Musique Original : Leonardo Barbuy La Torre
Producteur : llari Orccottoma, David Hurst, Mirlanda Torres, Leonardo Barbuy La Torre, Laura Mora, Daniela Abad
Société de production : Mosaico, Dublin Films, La Selva
Société de distribution : Bobine Films
Pays de production : Pérou
Langue originale : Quechua
Genre : Drame
Date de sortie : 13 mars 2024