Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach : une belle fiction qui rejoint la réalité d’un monde asservi aux lois du marché

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Beatrice Delesalle Redactrice LeMagduCiné
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Pour un premier long métrage, Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach est un  film maîtrisé, bourré d’intelligence sur le monde cynique d’une certaine forme de travail qui ne répond qu’aux exigences du libéralisme et qui ne se soucie pas de l’humain.

Synopsis : Cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime, Frank consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank, prend – seul et dans l’urgence – une décision qui lui coûte son poste. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question. 

Violence des échanges en milieu tempéré

Ceux qui travaillent est le premier long métrage du Suisse Antoine Russbach, et on peut dire que d’emblée, il frappe juste et fort. Le sujet, co-scénarisé avec Emmanuel Marre,  est clairement circonscrit, celui d’une sorte de dérive du capitalisme, mais ne prend jamais une allure didactique.

Franck (Olivier Gourmet) est un cadre supérieur dans une entreprise de fret maritime. Il a gravi les échelons et travaillé très dur pour en arriver là. Serait-ce ses origines terriennes et fermières, mais il a un sens du pragmatisme à toute épreuve, et fait preuve d’un dévouement sans limite envers sa société. Il règle les problèmes des uns et des autres comme si sa vie en dépendait. Il essaie de trouver des solutions, y compris les plus intempestives et les plus radicales, pour éviter des problèmes financiers à la compagnie. Ce, alors même que personne dans sa hiérarchie ne lui a rien demandé. Suite à une décision de ce type, dont les conséquences sont lourdes à tous les niveaux, Frank est trahi par ses chefs qui l’éjectent de la boîte.

Toute la période précédant son licenciement est bâtie sur un rythme effréné comme la vie de Franck. Les séquences se suivent rapidement et alternativement entre sa vie privée réglée comme une horloge et son planning professionnel sans répit. Les relations de Franck avec Mathilde (étonnante jeune Adèle Bochatay), la petite dernière de ses cinq enfants, montrent un père plutôt attentif et aimant, mais le reste de sa maisonnée ne profite nullement de cet homme froid, dédié entièrement à son travail, commençant sa journée par une douche glacée comme pour se mortifier encore plus, et la finissant devant un sandwich, seul, dans son bureau. Dans cette première partie , on prend conscience des privilèges matériels (la Porsche, la belle villa de luxe, la piscine, etc.) que la situation de Franck procure, dont la famille profite et qu’elle estime être une contrepartie suffisante à l’absence du père et chef de famille. Un de ses enfants lui dira « on s’en fout d’avoir un père, du moment qu’on garde notre train de vie »…

Quand le drame arrive, puisqu’il s’agira d’un drame, au-delà du simple licenciement de Franck, le film s’apaise et se met au niveau du protagoniste qui est maintenant sans emploi, sans véritable raison d’être, croit-il dans un premier temps. A l’instar du personnage de l’Emploi de temps de Laurent Cantet, il aura les mêmes moments de duplicité, de faux-semblants. Mais la comparaison s’arrête là. Franck est comme une machine qui n’a qu’une seule fonction, celle de rejoindre Ceux qui travaillent, faute de ne savoir rien faire d’autre. Mais petit à petit semble également s’insinuer le doute quant à l’énormité des actes imputables à sa décision. La caméra ne le quitte pas des yeux, et Olivier Gourmet, au top de sa forme, abat un travail considérable à faire transparaître ces moments de doute derrière la façade qu’il a construite entre le personnage et le monde. Russbach accentue cette introspection par une séquence conséquente à travers les quais où pour la première fois , il est venu voir ces milliers de containers d’objets périssables et souvent inutiles, à tout le moins non vitaux. Pour une livraison de ces containers dans le délai convenu, il a été jusqu’à mettre en jeu la vie d’un homme. Après des années et des années de négociation virtuelle au bout d’un téléphone, il vient enfin toucher des yeux la réalité d’un travail pas toujours respectueux de la morale ni de l’éthique, mais uniquement du marché.

Ceux qui travaillent excelle à montrer une certaine absurdité du libéralisme qui bouscule tous les repères des hommes. La famille s’accommode des méfaits de Franck, le marché du travail s’empresse de tirer cyniquement profit de ses mésaventures. Et les personnes les plus innocentes, comme sa petite fille Mathilde, risquent à tout moment d’être les victimes d’une société qui n’est pas très en bonne santé. L’allégorie de l’objet-roi est évidente sans être étouffante, et l’ensemble du film se laisse regarder avec beaucoup d’émotion et d’intérêt.

Le film est le premier d’une trilogie (« Ceux qui combattent » et « Ceux qui prient » sont déjà annoncés), et on a l’espoir de voir  des films tout aussi maîtrisés et passionnants.

Ceux qui travaillent – Bande annonce

Ceux qui travaillent – Fiche technique

Réalisateur : Antoine Russbach
Scénario : Antoine Russbach, Emmanuel Marre
Interprétation : Olivier Gourmet (Frank), Adèle Bochatay (Mathilde), Delphine Bibet (Nadine), Lalia Bron (Inès), Louka Minnella (Harold)
Photographie : Denis Jutzeler
Montage : Sophie Vercruysse
Producteurs : Elodie Brunner, Bernard De Dessus les Moustier, Olivier Dubois, Thierry Spicher, Elena Tatti
Maisons de production : Box Productions, Novak Production
Distribution : Condor Distribution
Récompenses : Prix du public au Festival d’Angers – 2019
Durée : 102 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 25 Septembre 2019
Suisse | Belgique | France – 2018

Redactrice LeMagduCiné