Ils sont couverts de prix. Les spectateurs se ruent en masse dans les salles pour découvrir leurs films. Même la critique, parfois à rebrousse-poil, salue leurs œuvres, dont le formalisme paraît ringardiser un circuit hollywoodien abasourdi. Tellement d’ailleurs que James Cameron lui-même déclara en 2013, à propos de Gravity, qu’il s’agit du meilleur film sur l’espace jamais tourné – quid alors du 2001 de Stanley Kubrick ? Il y a pourtant un revers à toute médaille.
Alfonso Cuarón, Alejandro González Iñárritu, Guillermo del Toro : à quatre reprises en cinq années, l’Oscar du meilleur réalisateur revint à un Mexicain. Les médias, spécialisés comme généralistes, n’ont eu de cesse de clamer la conquête hollywoodienne de ces metteurs en scène latinos. Les Fils de l’homme avait la particularité de se gaver de plans-séquences étourdissants, renforçant l’immersion du spectateur dans un futur dystopique apocalyptique. Gravity se servait d’une « Light Box » à la technologie avancée et du coaching de mouvements pour inscrire le public au cœur de l’espace, pendant qu’un syndrome de Kessler donnait au spectacle une grandeur inentamable. Birdman lorgnait du côté de La Corde dans un exercice de style reposant sur un (faux) plan-séquence unique, tout en détricotant Hollywood avec la verve – mais peut-être pas le talent – d’un Billy Wilder. The Revenant mettait en scène un Leonardo DiCaprio oscarisable dans de longs plans-séquences furieux et hivernaux. Les trois cinéastes ont fait l’objet d’un effeuillage minutieux, depuis Le Labyrinthe de Pan, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban ou Babel jusqu’aux récents La Forme de l’eau ou Roma.
C’est – un peu – par la voie de l’imaginaire et – beaucoup – par celle du formalisme esthétique que ces metteurs en scène mexicains ont su s’imposer en plein centre névralgique du cinéma américain. Beaucoup se sont réjouis de l’enrichissement culturel dû à ces nouveaux maîtres. Courrier international a ainsi pu titrer en 2018 « Les réalisateurs mexicains ont conquis Hollywood ». Ce qui n’est qu’à moitié vrai. Car si Alfonso Cuarón, Alejandro González Iñárritu ou Guillermo del Toro tiennent désormais le haut du pavé, il en va autrement des Gael García Bernal, Diego Luna, Carlos Reygadas, Amat Escalante ou Guillermo Arriaga. Pis, selon une étude de l’Université de Californie du Sud, en 2016 seulement 3% des rôles parlants dans les cent principaux films américains étaient tenus par des Latinos, alors même que ces derniers représentaient dans le même temps 18% de la population des États-Unis ! Une cruelle sous-représentation qui en dit long sur le chemin restant à parcourir pour une égalité de traitement sur grand écran. Mais cette « Mexican Touch » (selon l’expression consacrée) ne masque-t-elle pas autre chose ?
On peut par exemple interroger l’identité mexicaine des films oscarisés. Gravity s’intéresse au destin de deux spationautes américains et comporte, en sous-texte, la domination technologique de la première puissance mondiale. Birdman s’empare de Broadway et des super-héros, par extension d’Hollywood, soit autant de symboles typiquement états-uniens. Quant à The Revenant, il se réapproprie, certes dans une veine amère, l’Histoire américaine et ses conquêtes. La Forme de l’eau pourrait être l’exception qui confirme la règle, mais il s’agit toutefois d’une singularité fragile : on peut y déceler une critique à la politique anti-migratoire de Donald Trump, à ses billevesées ethnocentristes, mais à aucun moment le film ne semble appuyer une quelconque vision mexicaine dont Guillermo del Toro serait le dépositaire. Si certains techniciens se distinguent eux aussi – Rodrigo Prieto, Gabriel Figueroa, Guillermo Navarro, Alexis Zabe… –, l’absence de discours explicite contrecarre d’emblée toute notion d’identité (sinon visuelle, ce qui demeure discutable).
Dans un article récent publié sur Slate, Jean-Michel Frodon va même plus loin : il évoque un « formatage esthétique » et « un processus d’intégration sans remise en question ». Selon lui, les réalisateurs mexicains couronnés à Hollywood « n’incarnent aucun métissage latino de l’industrie du cinéma ». Revenant sur les profils similaires d’Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu, l’auteur retrace des parcours mimétiques : consécration locale par la voie d’un film d’auteur, fresque globalisée hantée par la violence contemporaine (Babel, Les Fils de l’homme), avant une appropriation hollywoodienne où s’exacerbent formalisme et partis pris d’auteur – plans-séquences, noir et blanc, 3D… Le terme employé par Jean-Michel Frodon ne souffre aucune ambiguïté : hollywoodwashing. Soit « la mise en conformité des histoires et des mises en scène aux canons de l’industrie dominante, auxquels se soumettent de bon cœur les cinéastes, et les acteurs « issus d’une diversité » ethnique, genrée, sexuelle ou autre ». Voilà peut-être ce qui explique l’invisibilité de l’identité mexicaine, tant dans les représentations figuratives (les acteurs) que narratives (les enjeux). Hollywood adore les réalisateurs latinos, mais seulement sous certaines conditions. C’est un peu comme si Salma Hayek devait se grimer en Julia Roberts. Roma, qui valut un nouvel Oscar à Alfonso Cuarón, démontre bien les limites de ce système : tourné en espagnol sans stars ni couleurs, le film n’a pu trouver grâce aux yeux des studios hollywoodiens, malgré un caractère subversif très circonscrit et la réputation plus que flatteuse de son chef d’orchestre…