« Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. » Dans cette vindicte Depardieu réfléchissons à l’aune de cette co-responsabilité, celle d’un système complice de mutisme, celle d’une société renversant ses manières de dire et façons de faire, questionnons et inspectons notre absence d’impunité et condition d’otage.
« Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. »
C’est la phrase de Dostoïevski dans les Frères Karamazov et la thèse de Emmanuel Lévinas reprise dans Éthique et infini : on est responsable non seulement de soi-même mais également de l’autre. De ce qui lui arrive. De sa responsabilité même. Cette thèse est suffisamment intransigeante et démocratique pour éclairer ce que devient la vindicte Depardieu .
Nous prenons la parole aujourd’hui pour interroger la vindicte dont fait l’objet un homme. Nous ne sommes pas juristes, ni victimes, ni techniciens de plateau, ni producteurs, ni amis ou ennemis de Depardieu. Ou plutôt nous sommes tout cela. Co- actifs et responsables. Nous sommes au milieu de l’opinion publique qui le met à mort symboliquement et nous nous interrogeons.
Nous sommes spectateurs de ces images délivrées par France Télévision générant une condamnation de l’acteur sans appel, sans justice. Nous assistons à la vengeance publique de tout un système dont nous faisons partie et nous sentons monter ce que Lévinas appelle une Responsabilité pour tous. Ou plus exactement « une incondition d’otage ». Nous sommes toujours et d’abord responsables pour l’autre, du fait de l’autre. L’autre m’oblige, écrit Lévinas, et je m’incombe le devoir de lui être digne. Je m’oblige à cette loi morale où je dois bien saisir que ma responsabilité pour autrui va jusqu’à supporter l’injustice que comporte cette condition d’otage.
Les mots dans leur antinomie sont clairs : nous sommes otages de cette co-responsabilité et cette lucide prise en considération est notre condition fondamentale, insupportable mais condition tout de même. Il semble qu’en attendant que justice soit faite, face à la correction que tout un peuple adresse à un seul homme, c’est là l’unique correction et impératif moral qu’il nous appartient d’adopter.
Comment, face à la vindicte, comment sans affaiblir la parole des femmes qui portent plainte contre l’acteur, mais au contraire pour tenter d’y rétablir un tant soi-peu de rigueur rationnelle, comment ne pas tenter de construire une éthique de cette vindicte ?
Reprenons. Interrogeons. Soumettons à l’épreuve du seul tribunal viable, celui de la raison critique.
Depuis la diffusion du magazine Complément d’enquête sur Gérard Depardieu, où on le voit (invité en Corée du Nord avec l’écrivain Yann Moix) s’adonner à son activité familière la jouissance du verbe, l’opinion publique déverse fiel, ressentiment, jugement et châtiment. L’opinion publique tient son nouveau bouc-émissaire, lâche sa rage et soutient par là même sa cohésion pour punir avant la Justice.
Or, a-t-on même questionné une seule fois le statut de ces images passées sur France Télévision ? À qui appartiennent-elles ? Qui les a montées ? Pour quelle finalité ? Qui en jouit en dernier ressort ?
Proposons des pistes : prendre la star en flagrant délit de satyriasis (dénomination ancienne pour qualifier l’exacerbation des pulsions sexuelles), la piéger ? Alors dans ce contexte comment comprendre que Gérard Depardieu ait accepté allègrement, et si l’on peut dire loyalement, de se prêter à ce jeu de saccage ? Puisque c’est tout de même quelqu’un qui joue, cabotine et fait rire la galerie de celui-ceux (?) qui le filment à quoi l’on assiste ! Quelqu’un en pleine complicité et bienveillance d’humeur, avec comme observateur privilégié l’un de nos polémistes habituellement acerbe, prolixe et prompt à la réplique, – Yann Moix, qui ici ne dit mot, mais est constamment celui à qui, pour qui, l’acteur joue cet histrionisme d’une langue sexuée.
On apprend (rumeur ou vérité ?) qu’il s’agit d’images personnelles filmées par l’écrivain Yann Moix (on le voit effectivement tenir un moment une caméra pour ensuite être l’interlocuteur privilégié des propos tenus par Depardieu). Images qui lui auraient été volées ! Yann Moix a lui-même porté plainte. Or dans le même temps, on apprend que ces images n’auraient jamais dû être montrées. À quelle entreprise de mystification le spectateur de France Télévision est-il ici convié ? Qui entend-t-on duper, Depardieu, Moix, nous tous regardeurs-voyeurs d’images au statut douteux ? A qui profite en dernier ressort de la prise de ces images ? Il est assez surprenant que personne ne pointe cet état de fait.
Et que voit-on au juste, ou plutôt qu’entend-t-on ?
Entre remarques salaces et propos limite, la langue de Depardieu est de part en part hypersexualisée, érotomaniaque, outrancière, borderline.
Mais cette langue a-t-elle vraiment changé de nature depuis que l’opinion publique connaît le personnage de Depardieu ? Et que se joue-t-il réellement dans la classification de ses paroles depuis quelques jours ?
Naguère qualifiées de grivoises lors des Valseuses où il était roboratif et applaudi de déstabiliser des mœurs pudibondes, de les narguer avec une licence décoinçante, l’époque est à la libération de la parole, à la dénonciation des abus de toute forme.
À l’ère de metoo l’époque est au remaniement sémantique : le grivois est devenu harcèlement, satyriasisme, exagération maladive du désir sexuel chez l’homme. La langue système d’aliénation notoire est traquée, séquestrée. Le progrès est une idole barbare, écrit Marx, qui boit son sang sur le crâne de ses victimes.
Ces renversements de qualification sont certes nécessaires. Il est donc également nécessaire de les prendre en compte et d’aller observer l’état d’une société qui s’en empare.
Nous assistons donc au renversement de toute la hiérarchie d’un système, celui du cinéma, d’une société, jadis partie prenante et/ou témoin de la même langue employée par la star qui décide aujourd’hui de la déclarer intenable, immonde, abjecte, « monstrueuse ».
Dans les images de Complément d’enquête il n’est question que de ça : une langue, un type de langage, celui que l’acteur n’a jamais cessé d’avoir. Une langue offense, une langue viole. Cette langue-symptôme de la perdition du personnage aurait la vertu concomitante d’être preuve des faits de viols dont on l’accuse ?!
Nous ne cherchons pas à réfuter la parole des femmes qui portent plainte contre Depardieu, nous cherchons à comprendre l’indécence d’une opinion publique qui se prétend innocente d’avoir acclamé ce que maintenant elle disqualifie. Nulle impunité pour nous tous. « Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause de fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale », écrit Lévinas toujours.
La langue elle-même serait en état de viol permanent d’autrui.
Qu’il y ait ce renversement des qualifications tyranniques, violentes d’une langue et progression d’une société voulant s’affranchir de la domination d’un patriarcat obsolète ou se désaliéner d’une allégeance peureuse et subjuguante à la figure du père-totem, représenté ici par notre star nationale, soit ! Mais il faut reconnaître alors que cela nous condamne tous à reconnaître notre piteuse, humaine et pérenne responsabilité.
Qui exprime cela, qui se vit dans l’acceptation de sa responsabilité, qui se vit dans ce volontariat d’otage ?
« Cette « incondition d’otage » a une certaine gloire, continue Levinas, dans la mesure où savoir qu’on est l’otage de l’autre c’est savoir qu’on court le risque d’être capté, ravi symboliquement, tué par l’autre et en accepter la misère. Misère du fait d’autrui. Misère de l’injustice. Et dignité suprême de cet acte de la patience face à l’autre. Misère et sainteté d’être sous le risque de l’autre. »
Se responsabiliser face au statut des images montrées dans Complément d’enquête. Interroger leur statut et valeur, laisser la justice peser des raisons et non des forces, patienter dans cette éthique de la vindicte et de la personne humaine serait un progrès vital et notre juste obligation de citoyen. Une sorte de grâce que nous nous accordons à tous.