Drôle de manière de voir un film qu’en fermant les yeux. J’accuse de Roman Polanski, réalisateur fugitif et poursuivi par la justice américaine, vient de signer le meilleur démarrage du cinéaste depuis 1986. Alors j’accuse aussi. Ceux pour qui la pédophilie est soluble dans le temps, ceux qui dissocient les hommes des artistes, et ceux qui cultivent le viol. Si ce n’est par leurs actes, par leurs mots.
J’accuse Roman Polanski, le fugitif, le réalisateur, l’artiste, l’homme. Je l’accuse pour les actes pour lesquels il a été inculpé et arrêté en 1977 dans le cadre d’une affaire d’abus sexuel sur mineur contre Samantha Geimer, une enfant alors âgée de 13 ans. J’accuse l’homme qui depuis sa fuite des Etats-Unis est toujours considéré par Interpol comme un fugitif, et qui ne peut mettre les pieds qu’en France, Pologne et Suisse. Des pays qui accueillent l’artiste dans le respect du droit international. Mais ce même droit international n’incite pas à célébrer ses criminels. J’accuse celui qui a sodomisé une enfant. Celui qui a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec une mineure de 13 ans. J’accuse celui qui disait face à Jean-Pierre Elkabbach en 1979 qu’il aimait les jeunes filles. Celui qui dit ne s’en être jamais caché, toujours entouré de jeunes filles. J’accuse celui pointé par une dizaine de témoignages de viols de filles et femmes allant de 9 à 29 ans.. Des témoignages que dément et conteste le réalisateur. Qui si pour Polanski, présomption d’innocence il y a. Indécence que de poursuivre sa carrière, il y a aussi. Jusqu’à dresser un parallèle, au cinéma, entre Dreyfus, victime d’un antisémitisme d’état, et lui, poursuivi pour abus sexuel sur mineure. Mais a-t-il eu tort, complètement impuni par le milieu du cinéma, ses pairs et ses spectateurs ? J’accuse celui qui incarne l’impunité des hommes célèbres et ceux qui assurent cette impunité.
J’accuse ceux qui dissocient l’homme de l’artiste. Au nom de quoi l’artiste cesserait de devenir homme ? Pourquoi des actes odieux et monstrueux, que nous condamnons si facilement autour de nous, deviendraient si légers et invisibles dès lors qu’ils concernent ceux de faiseurs d’art ? Attention, cela ne s’applique pas aux artistes moyens et aux autres professions. Journalistes, cinéphiles, spectateurs s’amusent tant à déceler dans les œuvres du 7ème art les névroses et les passions de leurs auteurs. Mais dès lors que ses névroses et passions sont de l’ordre de la pédophilie ou de violences sexuelles, alors l’auteur ne serait plus homme mais deviendrait une entité intouchable et conceptuelle. Sauf que Polanski, n’est pas un être bicéphale, dont sa persona d’homme est celle d’un fugitif poursuivi tandis que l’artiste, lui, perdure dans la gloire de ses pairs et de son public. Les deux, qui ne sont qu’un, ont le même compte en banque, le même cerveau, le même corps. C’est le même cerveau d’artiste qui a invité une fille de 13 ans chez lui. Alors pardon, peut-être était-ce seulement la partie de son cerveau d’homme qui était sollicitée et non celle réservée à l’art ? C’est le même corps qui manivelle la caméra et touche une enfant. Mais peut-être la main n’est-elle pas la même quand il n’y a pas de comédiens dans la pièce ? Pourtant, les faits qui lui sont reprochés sont aussi bien des faits d’homme que des faits d’artiste. C’est en tant qu’artiste qu’il reçut Samantha pour une séance de photographie, d’art donc. Alors quand il l’a invitée, il était encore artiste, mais quand il s’est introduit dans un jacuzzi avec elle avant d’en abuser, il est soudain devenu homme ? Les bons metteurs en scène s’arrogent-il un droit au viol ? J’accuse les aveugles et les hypocrites. Ceux qui confèrent une indulgence aux artistes. Ceux que cette dissociation arrange, car si l’artiste et l’homme ne faisaient qu’un, alors ils ne seraient que les avocats d’un homme abuseur d’enfant. A moins qu’ils ne le soient déjà.
J’accuse les spectateurs égoïstes. Ceux qui font de J’accuse, en pleine polémique, l’un des meilleurs démarrages de l’année pour un film français. Ceux incapables de se passer d’un film tous les deux ans au cinéma. Ceux pour qui deux heures de film valent plus que deux heures de viol. J’accuse ceux qui crient à la censure de la culture. Il ne s’agit pas d’interdire en salles les films de Polanski. Il s’agit qu’il n’en produise plus. Qu’il ne retrouve plus des cinémas pleins prêts à le célébrer. Alors là, le statut d’artiste périra et il ne vous restera que l’homme à juger. Tant que l’homme existera en tant qu’artiste, vous défendrez son droit à exister. Pourquoi fait-il encore des films ? Pourquoi de grands acteurs se ruent pour apparaître dans ses productions ? J’accuse ceux qui n’auraient aucun mal à voir le film autrement sans encourager Polanski, mais choisiront le seul moyen qui l’enrichit. Le sujet n’est pas de savoir si le film est bon ou non ou de statuer sur le talent de mise en scène du réalisateur. Ce ne sont que des excuses pour justifier l’égoïsme qui caractériseront les spectateurs qui iront voir le film un bandeau sur les yeux. Drôle de manière d’ailleurs de voir un film qu’en faisant l’aveugle. Comprenez-les, comment pourraient-ils continuer à vivre s’ils passaient à côté d’un tel talent ? Combien de très bons films qu’ils ont ratés au cinéma ont-ils rattrapés en streaming ? Mais comprenez-les, encore une fois, ce serait indigne de rater le dernier Polanski dans une salle de cinéma. J’accuse ceux qui ignorent leur responsabilité en tant que spectateur. Celle qui réside dans l’achat d’un ticket de cinéma ou d’un DVD. Celle qui fait perdurer, durer. Cette responsabilité complice qui protège les improtégeables. Les émotions ressenties durant le film valent-elle la sodomisation d’une fille de treize ans ? La place de cinéma a-t-elle le goût du champagne qui a saoulé une enfant ? Sûrement pas. Les violences sexuelles sont indolores et invisibles pour ceux et celles qui ferment les yeux. Le débat n’est pas difficile à appréhender. Il n’y a pas de malaise entre le génie et l’homme condamné. Seul le public est responsable de cette dissociation. La seule question à se poser est quelle place souhaitons-nous accorder aux pédophiles ?
J’accuse les défenseurs de l’indéfendable, les outranciers et les apôtres de la culture du viol. Ceux qui disent que ces actes constituent une erreur de jeunesse, que la victime n’était pas une gamine. J’accuse ceux qui, plateau télé après plateau télé, donnent de la force à ceux qui violent et ceux qui violeront. Ceux qui s’amusent à dire qu’ils vont voir le film plusieurs fois pour emmerder les féministes. Ceux qui, si ce n’est par leurs actes, cultivent le viol par leurs mots. Ceux qui pardonnent l’horreur dès lors que les faits sont éloignés dans le temps. J’accuse ceux pour qui la pédophilie est soluble dans le temps. J’accuse ceux qui tiendraient le même discours si les actes avaient lieu aujourd’hui. J’accuse ceux que ça ne dérange pas. Ceux pour qui on en fait trop, qu’il y a plus grave. J’accuse tous les invisibles dont on connaîtra les noms et avec, tous ceux qui les protègent.