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Gaspard Ulliel : hommage après la mort d’un acteur vibrant

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

S’il est des regards qui électrisent, Gaspard Ulliel en possédait un. L’acteur n’était pas que cela puisqu’il était très souvent vibrant comme lorsqu’il interpréta un écrivain venu annoncer sa mort prochaine à sa famille dans Juste la fin du monde. Xavier Dolan, le réalisateur du film, a d’ailleurs écrit à son sujet (sur son compte Instagram) : « Ton rire discret, ton œil attentif. Ta cicatrice. Ton talent. Ton écoute. Tes murmures, ta gentillesse. Tous les traits de ta personne étaient en fait issus d’une douceur étincelante ». C’est en ces quelques mots, énoncés comme autant de qualités, que l’on peut décider de rendre hommage à un grand acteur qui, même à 37 ans, a marqué de nombreux films et a reçu deux César dans sa bien trop courte carrière.

Il devait tourner un film avec Bertrand Bonello, La Bête, huit ans après son rôle dans Saint Laurent. Gaspard Ulliel est mort des suites d’un accident de ski le 19 janvier 2022, à l’aube d’une carrière qui s’internationalisait. On entend alors plus fort ces mots qu’il prononça dans Juste la fin du monde : « Et qu’est-ce qu’ils feront quand je leur dirai que je m’en vais, que je ne reviendrai pas, de manière définitive… ?». Et si comme dans Il était une seconde fois (série d’abord diffusée sur Netflix et visible depuis le 19 janvier sur le site d’Arte), nous nous plongions dans le passé pour (re)découvrir la filmographie éclectique de l’acteur français ? Hommage.

Les Égarés, André Téchiné (2003)

On découvre véritablement Gaspard Ulliel avec ce premier grand rôle dans les Égarés,  un film de commande réalisé par André  Téchiné en 2003.  Le film se déroule en Juin 1940, alors que les Parisiens fuient la zone occupée dans une longue file d’exode, un travelling magnifiquement filmé par Agnès Godard. L’acteur y joue Yvan, un adolescent un peu mystérieux qui vient en aide à la famille d’Odile (Emmanuelle Béart), composée d’elle-même et de ses deux enfants, Philippe (un très jeune Grégoire Leprince-Ringuet très impressionnant de justesse) et Cathy, alors que tout le monde se fait bombarder par les Allemands. Yvan trouve une maison abandonnée par ses propriétaires, et les quatre y cohabitent quelques temps, le temps d’une parenthèse enchantée. Gaspard Ulliel prête ses traits presque enfantins encore à ce personnage mal dégrossi, très débrouillard , car très visiblement en symbiose avec la campagne et la nature, mais en même temps dans une naïveté totale en ce qui concerne la vie en société.

Sa prouesse est physique, en faisant bouger son personnage d’une manière ample et maladroite, symptomatique d’une gaucherie, presque d’une inaptitude à une vie normale. Elle est aussi éminemment émotionnelle : promenant son regard gris, et son sourire beau et singulier sur l’ensemble du petit casting, il incarne à la fois un personnage en grande souffrance très convaincant dans sa quête d’amitié et d’amour, qu’il dissimule de toutes ses forces, et hypnotisant pour Odile et chacun de ses enfants qui cherchent tous à se faire aimer de lui. Les égarés, c’est elle, c’est lui, ce sont même les enfants, tous à la recherche d’un sens et d’un autre à qui se raccrocher dans la période trouble. Ce très beau métrage qui filme la guerre par la lorgnette de la vie familiale est un début parfait pour le jeune Gaspard Ulliel qui montrera jusqu’au bout de sa carrière fauchée en plein vol un discernement sans égal dans le choix de ses rôles.

Saint Laurent, Bertrand Bonello (2014)

Gaspard Ulliel a intégré l’univers exigeant, langoureux et noir de Bertrand Bonello en 2014. Il a interprété le couturier et créateur Yves Saint Laurent. Dans Saint Laurent, son plus grand rôle sans aucun doute, Gaspard Ulliel est entré dans la peau du couturier par le corps, dans un jeu intense qui lui donna la lourde tâche de perdre douze kilos et de devenir autre, sans mimétisme tapageur. L’acteur est parvenu à y faire oublier qui il est, à se fondre dans un autre lui-même, tout en créant son Saint Laurent. C’est sûrement parce que chez Bonello le corps est un outil indispensable, il se tord, se contorsionne et se dédouble. « Vous êtes à Paris pour affaire ? – Non pour dormir » disait-il dans la toute première scène du film avant de dérouler une interprétation intense, loin du biopic trop lisse. Gaspard Ulliel devait apparaître prochainement dans le nouveau film de Bertrand Bonello. Malheureusement, ce dernier n’était encore qu’en pré-production. On ne sait pas s’il verra finalement le jour.

Le rôle d’Yves Saint Laurent a, sans aucun doute, marqué un acteur qui insistait ensuite sur l’importance des personnages au cinéma (lui qui fût Manech, le Duc de Guise, Jacquou le Croquant), et qui expliquait, lors de la sortie du film, avoir beaucoup œuvré pour livrer sa performance : « Plus on avançait, plus on a réalisé qu’il fallait absolument se détacher de l’imitation pour réinventer quelque chose (…)  quelque chose est sorti de moi, de manière organique. Finalement, j’ai effectué un travail d’éloignement progressif pour me rapprocher au plus près de notre vérité du personnage » (interview donnée à Vanity Fair).

Juste la fin du monde, Xavier Dolan (2016)

Qui de mieux que Gaspard Ulliel pour incarner Louis, le protagoniste de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, un écrivain écorché vif qui se sait condamné depuis si longtemps, et qui retourne auprès d’une famille qu’il n’a pas revue depuis plus de douze ans ? Du haut de son jeune âge d’alors, Xavier Dolan, qui a réalisé un film éponyme en 2016,  l’a bien compris en choisissant l’acteur pour le rôle. Son choix fut d’ailleurs adoubé par ses pairs qui ont accordé à Gaspard Ulliel le prix du meilleur acteur aux César de cette année-là. Discret, Ulliel épouse à la perfection les traits de Louis, qui se sait fini, qui veut annoncer lui-même la triste nouvelle à sa famille, et qui croit résolument dans la possibilité d’une telle démarche. Ses traits délicats impriment en effet cette souffrance, sa voix douce correspond au bas bruit d’un homme tourmenté et malade.

Le rôle est lourd, Jean-Luc Lagarce a écrit un texte tellement signifiant et important qu’il est enseigné en terminale dans les classes de France. Pour Louis, sa mort prochaine qui est la fin de son monde signifie tout simplement juste la fin du monde. Un rôle difficile, un texte merveilleux mais chargé. Les monologues torturés du héros tiraillé entre la fatalité de l’amour familial et ses turpitudes intimes, dans une mise en scène exacerbée, auraient pu être indigestes. Mais le jeu très rentré de ce grand acteur ramène très justement la folie de cette famille et de la réalisation tumultueuse de Xavier Dolan à une certaine forme de tempérance, d’accalmie. Gaspard Ulliel n’avait pas son pareil pour instiller une certaine forme de tendresse dans ses rôles, et dans Juste la fin du monde, il n’en va pas autrement. Une interprétation qui lui est propre, infiniment aimable puisqu’il ne s’agit jamais de composition ; on devine l’homme et l’acteur dansant constamment sur le même pied, sur la même musique, celle d’une douceur ineffable.

Les Confins du monde, Guillaume Nicloux (2018)

En 2018, quatre ans après un corps à corps avec le couturier Yves Saint Laurent, Gaspard Ulliel revenait avec une interprétation hallucinée et hallucinante d’un militaire français confronté à la mort de son frère en Indochine. Dans un projet exigeant de Guillaume Nicloux, auquel se sont frottés également rien moins que Gérard Depardieu ou Isabelle Huppert, l’acteur se montre fébrile, totalement impliqué, magnétique. Dans un rôle où solitude et folie se mêlent, il se montre carrément à la hauteur, sans aucun doute la marque d’un grand acteur qui jouait, sans le savoir, son dernier grand rôle. Il était à l’aube d’une carrière qui devait se jouer désormais aussi à l’international. En effet, nous le retrouverons certainement en mars 2022 dans la série Moon Knight qui sera diffusée sur Disney +.

Dans Les Confins du monde, comme dans Un long dimanche de fiançailles, on n’oubliera pas un regard frondeur, une sorte de fragilité brute, d’intensité sans fioriture, même dans la folie et l’inconscience. Sa carrière a alterné entre des films plus confidentiels, quelques comédies et ces rôles marquants, pas toujours suivis par le succès en salles, mais qui en ont fait un acteur dont on attendait beaucoup. En 2019, Gaspard Ulliel a d’ailleurs travaillé une seconde fois avec Guillaume Nicloux dans la série Nextflix Il était une seconde fois, un retour vers l’amour où il se montrait aussi à l’aise que juste dans ce rôle d’amoureux perdu dans son passé comme dans sa relation amoureuse. Une science-fiction comme on aurait aimé que l’annonce de sa mort, à seulement 37 ans, ne soit qu’une fiction. Non décidemment, Gaspard Ulliel ne reviendra pas et ce, « de manière définitive ». On pourra l’écouter répéter cette phrase ces prochains jours quand les chaînes de télévision lui rendront hommage par le cinéma.

Hommage écrit et illustré par :

Beatrice Delesalle, Chloé Margueritte et Sarah Anthony

Reporter LeMagduCiné