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Umberto D. (1952) de Vittorio De Sica : la solitude du pauvre

Chef-d’œuvre du cinéma néoréaliste italien, Umberto D. était aussi le film préféré de son metteur en scène. Portrait particulièrement dramatique d’un vieillard dépossédé de tout, le film est le fruit d’une symbiose artistique, celle de la préoccupation sociale du théoricien Cesare Zavattini et de la fantaisie douce-amère de Vittorio De Sica, les deux hommes collaborant pour la sixième fois ensemble. Comme souvent, l’édition proposée par Carlotta est d’excellente facture, entre copie restaurée en HD et suppléments passionnants. De quoi profiter pleinement d’un moment précieux de cinéma. 

Parmi les célèbres associations formées par un cinéaste et un scénariste, le duo Vittorio De Sica-Cesare Zavattini fut une des plus riches, puisqu’ils créèrent ensemble une vingtaine de longs-métrages, parmi lesquels plusieurs grands classiques du septième art. Leur rencontre date de 1935. A cette époque, De Sica est déjà un comédien de renom tant au théâtre (auquel il restera longtemps fidèle) qu’au cinéma, où il doit sa célébrité à Almirante (à l’ère muette), Mattoli et surtout Camerini. Quant à Zavattini, qui entama une carrière de scénariste en 1936, il est aujourd’hui considéré comme le père fondateur, l’inspirateur du néoréalisme italien, dont il théorisera les célèbres treize principes en 1952, ce qui constituera de fait le manifeste du genre. Sa théorie du cheminement, qui consiste à transformer les événements quotidiens en une histoire, en mettant la caméra au service d’un enregistrement du réel, se retrouve dès son premier scénario, écrit en 1935, pour Je donnerai un million (Darò un milione) de Mario Camerini. Il poursuivra ses efforts dans les scripts qu’il signera pour plusieurs films sortis durant la guerre, s’imposant comme un véritable auteur et théoricien gardant la mainmise totale sur le sujet de l’œuvre.

En 1944, De Sica et Zavattini collaborent pour la première fois ensemble sur Les enfants nous regardent (I bambini ci guardano). Il s’agit du cinquième film de De Sica, qui réalise au contact de Zavattini son entrée dans le cinéma néoréaliste (pour la petite histoire, un jeune comédien lui aussi promis à un bel avenir y trouve son deuxième rôle au cinéma : Marcello Mastroianni). Ce film est également le premier dans lequel De Sica ne joue pas lui-même, une décision cohérente par rapport au souci de véracité du néoréalisme, alors que De Sica est à cette époque une « star » dans son pays. Les deux hommes ne se quitteront presque plus, Zavattini signant ou co-signant la grande majorité des longs-métrages de De Sica au cours des deux décennies suivantes, jusqu’à Una breve vacanza, en 1973. Il faut d’ailleurs souligner que trois des quatre Oscars qu’obtint De Sica lui furent remis pour des œuvres (co)écrites par Zavattini.

Même si le génie combiné des deux artistes produisit plus tard encore de (très) belles réussites (La ciociara, Hier, aujourd’hui et demain…), il est généralement admis que la série de cinq œuvres néoréalistes réalisées entre 1943 et 1952 sont entrées au panthéon du septième art. Après Les enfants nous regardent, Sciuscià (1946), Miracle à Milan (1951) et, surtout, Le Voleur de bicyclette (1948), toutes des œuvres extraordinaires, rencontrèrent un succès critique et commercial très important. Umberto D., tourné en 1952, acheva cette série et fut considéré par De Sica comme son film préféré – il le dédia d’ailleurs à son père prénommé Umberto.

Si ses films précédents ne sont pas dénués d’une fantaisie et d’une légèreté emblématiques du « style De Sica », et cela malgré des sujets toujours dramatiques dans le cadre d’une Italie au lendemain du second conflit mondial, Umberto D. est assurément l’œuvre la plus désespérée du lot. Suivant à la lettre les préceptes de Zavattini, la caméra enregistre le quotidien d’Umberto, un vieillard dont la maigre retraite de fonctionnaire ne permet pas de nouer les deux bouts. Le film s’ouvre d’ailleurs sur sa participation à une manifestation de retraités qui crient leur désespoir… avant d’être dispersés par la police sans ménagement. Le parcours d’Umberto n’est constitué que de vexations, insensibilité et d’hostilité face à sa situation. Sa logeuse peu scrupuleuse (elle n’hésite pas, en son absence, à louer son appartement à des couples adultères) veut le mettre à la porte dès que possible, ses anciens collègues restent sourds à sa détresse, et même les pauvres hères qui partagent un sort semblable au sien se réfugient bien vite dans leur égoïsme. Le spectateur est ainsi le témoin d’une survie au quotidien, conditionnée par la débrouillardise et les combines d’un individu qui ne baisse pas les bras : il vend toutes ses possessions pour tenter de réunir la somme nécessaire au paiement de son loyer, il se rend à la soupe populaire, prétexte une maladie pour se faire hospitaliser, etc. Confronté à l’ultime recours de la mendicité, il se rebiffe et refuse de brader l’amour-propre qui lui reste, au cours d’une merveilleuse scène burlesque inspirée par Chaplin.

Umberto D. est une représentation sans fard de la société italienne d’après-guerre, traumatisée, fracturée socialement, repliée sur elle-même. Comme le soulignent les deux intervenants des suppléments de cette édition (cf. infra), le caractère tragique du film est apporté par l’âge du héros. Contrairement aux protagonistes des autres œuvres néoréalistes du duo De Sica-Zavattini, des enfants ou des adultes, l’avenir d’Umberto semble bien noir. Que peut bien espérer en effet cet homme en proie à la misère sociale, sans famille, affaibli physiquement, qui ne travaille plus et que personne ne semble vouloir aider ? Les deux seuls rayons de soleil dans sa vie sont la petite bonne qui vit et travaille dans son immeuble, mais qui affronte ses propres problèmes (elle est enceinte, ce qui entraînera un jour ou l’autre son licenciement, et ignore l’identité du père de l’enfant), et surtout son chien Flike. La présence de ce dernier personnage, central dans le film, est du De Sica pur jus. C’est Flike qui, par sa seule existence, donne à son maître l’envie de continuer à se battre – et l’empêche par deux fois de commettre l’irréparable. Le sort de ces deux êtres est intimement lié, comme le prouve la traumatisante séquence de la fourrière où un Umberto désemparé tente de retrouver son chien avant qu’il ne soit gazé comme les autres malheureux. Tous les amoureux des animaux reconnaîtront à quel point ce lien vital entre l’homme et son compagnon sonne juste.

Dans cette œuvre en tout point admirable, le caractère désespéré est toutefois (légèrement) désamorcé par petites touches burlesques ou fantaisistes, à l’instar de cette conclusion, irréaliste mais magnifique, elle aussi inspirée par Charlot. Umberto D. est un sommet du cinéma néoréaliste (enregistrement du quotidien, comédiens non professionnels, absence d’artifices visuels et narratifs, message socio-politique), mais aussi et surtout un sommet du cinéma tout court. Hier comme aujourd’hui, il nous touche en plein cœur : c’est cela, la magie de De Sica.

Synopsis : Dans les années 1950, à Rome, un modeste fonctionnaire à la retraite, Umberto Domenico Ferrari, dispose d’une pension insuffisante pour vivre. Habitant avec son chien Flike chez une logeuse intransigeante, il s’ingénie à trouver les fonds nécessaires au paiement de son loyer et se démunit petit à petit de tout ce qui lui tient à cœur. Malgré ses efforts, il ne parvient pas à rembourser ses dettes. 

SUPPLÉMENTS

Outre un master restauré haute définition qui rend justice à ce grand film, Carlotta propose aux cinéphiles une heure de suppléments vidéo en tout point remarquables. Nous avons d’abord droit à un entretien d’une demi-heure avec Jean A. Gili, un des grands spécialistes du cinéma italien en France, et membre éminent de la rédaction du magazine Positif. Comme de coutume, le spécialiste retrace d’abord le parcours de Vittorio De Sica, grande star populaire en tant qu’acteur dans les années 30, avant qu’il ne passe à la réalisation. Il précise la place importante qu’il occupe aujourd’hui dans le cinéma mondial, notamment aux États-Unis où il est sans doute le cinéaste italien le plus célèbre, adulé en particulier par Martin Scorsese. Il détaille ensuite plusieurs clés de lecture du film, de l’importance du chien à l’extrême détresse d’un individu sans espoir, en passant par la dédicace au père du cinéaste (Gili nous précise que celui-ci ne connut pas un destin analogue au héros du film), l’influence de Chaplin, le message social de l’œuvre dans laquelle on constate le mépris et l’indifférence des gens ainsi que la cruauté du monde (il souligne que la référence explicite au gazage des chiens errants était particulièrement morbide au lendemain de la Seconde Guerre mondiale…). Gili partage également quelques anecdotes au sujet des comédiens non-professionnels, dont Carlo Battisti qui était un professeur dans la vie civile et qui raconta sa seule expérience cinématographique dans un livre publié ultérieurement. Battisti y révéla notamment qu’il y a deux chiens dans le film, le premier ne s’entendant pas bien avec le comédien amateur. De Sica était très exigeant dans le choix des acteurs, qu’il voulait authentiques. Il refusa d’ailleurs la proposition de la production d’engager un comédien américain, un choix certes possible techniquement vu les habitudes de postsynchronisation en Italie à l’époque, mais qui ne répondait évidemment pas à la démarche du metteur en scène. Enfin, Gili précise que le ton désespéré du film attira les foudres du monde politique italien, notamment de Giulio Andreotti, à l’époque directeur de l’Office central pour le cinéma et « censeur » officiel du gouvernement, qui fustigea De Sica dans un courrier public. Selon Gili, Andreotti fit d’ailleurs pression sur le festival de Cannes où le film était pressenti pour un nouveau sacre (après le Grand prix obtenu par le cinéaste pour Miracle à Milan, l’année précédente). C’est un autre film italien qui l’emporta, Deux sous d’espoir de Renato Castellani (ex-aequo avec l’Othello de Welles), autre film social… mais dont la tonalité est nettement plus lumineuse.

Après cette entretien fort intéressant et accessible, l’excellent Jean-Baptiste Thoret, réalisateur et historien du cinéma, se lance dans une analyse plus didactique mais d’une formidable pertinence, via un commentaire en voix off illustré par de multiples séquences marquantes du film. La finesse des analyses de Thoret n’est plus à démontrer, et celle-ci nous a paru une des plus réussies qu’il nous ait été donné d’entendre. Comme l’indique le titre de ce supplément (« Seuls au monde »), le grand thème qui est mis en évidence est bien sûr la solitude des pauvres. D’abord en tant que groupe (illustré dès la première séquence), ensuite celle d’Umberto, un pauvre parmi d’autres. Thoret défend également, de manière très convaincante, l’idée qu’Umberto D. n’est pas guère un film à thèse, la tentation d’une lecture marxiste étant annihilée par l’absence totale de solidarité entre démunis. Ce que De Sica dépeint avant tout, c’est donc une société détruite par la guerre et en proie à l’individualisme crasse. Tous les autres sujets abordés par Thoret sont à l’avenant : images à l’appui, le spécialiste partage son interprétation, et c’est absolument passionnant. Du très bon boulot de la part de l’éditeur, les suppléments venant enrichir une œuvre indispensable à tous les amoureux de cinéma.

Suppléments des éditions DVD et Blu-ray :

  • Entretien avec Jean A. Gili (29 min)
  • « Seuls au monde », une analyse de Jean-Baptiste Thoret (25 min)
  • Bande-annonce originale

Note concernant le film

4.5

Note concernant l’édition

4.5