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Queimada (1969) de Gillo Pontecorvo : agent provocateur

Cinq ans après La Bataille d’Alger – et grâce au succès de ce film – Gillo Pontecorvo tourne en Amérique du Sud une épopée grandiose sur une révolte d’esclaves. Il dirige pour la première fois une star américaine, Marlon Brando, alors au creux de la vague, trois ans avant le tournant du Parrain. Si le cinéaste italien se retrouve dans un contexte fort différent, il n’en oublie pas pour autant ses habitudes. Le film est ainsi une charge politique féroce, remarquablement écrite et illuminée par le génie insolent de Brando, qui brille d’autant plus qu’il était un des rares comédiens professionnels sur le plateau. Par son échelle démesurée, l’œuvre préfigure les aventures aussi géniales que suicidaires dans lesquelles se lanceront les têtes de file du Nouvel Hollywood (Coppola, Friedkin, Cimino…), quelques années plus tard. Pour rendre grâce à ce grand film un peu oublié, il fallait une édition à la hauteur ; Rimini a relevé le défi haut la main ! 

Si Gillo Pontecorvo quitte les rivages méditerranéens pour ceux des Petites Antilles, s’il voyage dans le temps jusqu’au début du XIXe siècle, il raconte finalement la même histoire que celle de La Bataille d’Alger. Dans ce scénario signé Franco Solinas (qui était déjà l’auteur de La Bataille d’Alger) et Giorgio Arlorio, Sir William Walker (Marlon Brando) débarque sur l’île fictionnelle de Queimada, sous domination portugaise. Cet agent provocateur travaillant pour la Couronne britannique est un fauteur de troubles professionnel. Sa mission ? Inspirer une révolte au sein des esclaves, majoritaires sur cette île où l’on cultive la canne à sucre pour en expédier le produit convoité en Europe. Une fois le chaos installé, l’Empire britannique pourra alors y installer un gouvernement fantoche de planteurs blancs qui sera de facto sous sa coupe… Pontecorvo, cinéaste éminemment politique, raconte donc, cinq ans après son chef-d’œuvre algérien, une nouvelle histoire d’opprimés qui se révoltent, non seulement contre un pouvoir colonialiste brutal, mais aussi contre le cynisme, la manipulation et la déshumanisation d’un système d’exploitation.

Tourné en Colombie, le film témoigne toutefois de moyens bien plus importants mis à la disposition du metteur en scène que pour son œuvre précédente, d’inspiration néoréaliste. Queimada est en effet financé par la United Artists, grâce au succès du film précédent de Pontecorvo, mais aussi et surtout grâce à la présence de Marlon Brando à l’affiche. Les financiers américains semblent néanmoins ne pas s’être rendus compte de la teneur politique du film. Lorsqu’ils prennent conscience qu’il s’agit d’un véritable brûlot anticolonialiste et anticapitaliste, ils vont s’ingénier à mettre des bâtons dans les roues de Pontecorvo, finissant par couper une vingtaine de minutes au montage et sortant le film aux États-Unis sans aucune promotion. Queimada mettra ensuite plus de dix ans à être reconnu pour ses qualités, après s’être fait remarquer en festival et en étant passé par le circuit des salles d’art et essai. Quant à l’Espagne franquiste, elle s’oppose farouchement à la représentation qu’elle juge fallacieuse du colonialisme espagnol, obligeant le cinéaste et son producteur Alberto Grimaldi à troquer l’Espagne pour le Portugal, en changeant notamment le titre Quemada en Queimada

Marlon Brando, star incontournable dans les années 50 où il figura dans nombre de chefs-d’œuvre, voit son étoile pâlir dans la décennie suivante, malgré plusieurs prestations marquantes. L’échec commercial de plusieurs longs-métrages et, surtout, son caractère de plus en plus ingérable l’écartent de plusieurs projets. En 1969, il refuse lui-même un rôle dans Butch Cassidy et le Kid de George Roy Hill pour se consacrer à Queimada, un projet beaucoup plus hasardeux, par admiration pour Pontecorvo et parce qu’il souhaitait s’impliquer dans des œuvres politiques à une époque où la question des droits civiques prend une ampleur importante aux États-Unis – il tint néanmoins à réfuter les allégations de ses penchants communismes. Dans son autobiographie Songs My Mother Taught Me, Brando estime d’ailleurs qu’il livra dans Queimada une des meilleures prestations de sa carrière, et il est vrai qu’une fois de plus, le comédien crève l’écran… d’autant plus qu’il est un des rares professionnels sur le plateau. Fidèle à ses habitudes, Gillo Pontecorvo recrute en effet un grand nombre de comédiens non-professionnels, y compris pour le rôle important de José Dolores, le leader de la révolte noire, joué par Evaristo Márquez, un gardien de troupeau illettré au moment de sa rencontre avec Pontecorvo. Ceci explique notamment les difficultés rencontrées au cours d’un tournage très long réalisé dans des conditions difficiles, certaines séquences mobilisant d’innombrables figurants. La relation entre Brando et Márquez fut excellente, ce dernier déclarant par la suite que la star ne le traita jamais avec condescendance, se tenant au contraire souvent derrière la caméra pour l’accompagner par des gestes et autres indications. La relation fut loin d’être aussi harmonieuse entre le cinéaste et le comédien, leurs innombrables différends débouchant sur des disputes qualifiées par Brando de « homériques », la star confiant par ailleurs avoir eu des envies de meurtre… L’opposition culmina lors d’une fameuse séquence complexe avec de nombreux figurants, chevaux, etc., qu’il fallut répéter 46 fois, poussant Brando au bord de la crise de nerfs… Anecdotes mises à part, l’acteur livre une prestation en tout point remarquable dans ce film qui, de son propre aveu, fut très peu vu à sa sortie…

Que l’on adhère ou non au propos de Queimada, force est de reconnaître la qualité de l’écriture, inspirée d’authentiques révoltes d’esclaves, de la guerre souterraine menée par la Grande-Bretagne contre les autres puissances coloniales au XVIIe siècle, mais aussi des personnages réels du flibustier américain William Walker et de l’agent de renseignement Edward Lansdale. De nombreuses tirades sont restées fameuses, notamment ce monologue où Walker/Brando compare les avantages entre un esclave et un ouvrier qualifié à ceux existants entre une prostituée et une épouse, métaphore brillante du capitalisme. La mise en scène de Pontecorvo, quant à elle, annonce les séquences de bravoure de certains chefs-d’œuvre du Nouvel Hollywood des années 70, lorsque des cinéastes au faîte de la gloire se lanceront dans des tournages pharaoniques (et souvent cauchemardesques) en décors réels (Apocalypse Now, Voyage au bout de l’enfer, Sorcerer…). Plus encore que dans La Bataille d’Alger, Pontecorvo traduit avec un talent hors du commun la fièvre de la révolte, installant sa caméra au milieu de foules en transe pour des séquences d’affrontement ou de danse qui plongent le spectateur au cœur de l’action. Les décors naturels offrent dans ce contexte un contrepoint splendide à la folie des hommes… Last but not least, la partition d’Ennio Morricone (qui retrouve lui aussi le cinéaste après La Bataille d’Alger), mêlant rythmes africains et chants grégoriens, est d’une originalité folle et achève de faire de ce film une épopée spectaculaire et inoubliable.

Queimada fut l’avant-dernier long-métrage de Gillo Pontecorvo, un artiste rare et très exigeant quant aux projets qu’il souhaitait porter à l’écran. On ne le retrouva que dix ans plus tard, lorsqu’il mit en scène Opération Ogre, un film sur l’assassinat de l’amiral Luis Carrero Blanco, président du gouvernement franquiste, par l’ETA, qui fut jugé trop complaisant envers la violence terroriste. Le sort de cette œuvre ultime est comme un symbole de la carrière de Pontecorvo, un artiste brillant dont l’engagement politique fut sans concession. Quelles que soient les vues personnelles du spectateur, revoir aujourd’hui le film maudit Queimada ne peut laisser indifférent, grâce aux questionnements qu’il impose mais aussi par ses nombreuses qualités artistiques. Un régal !

Synopsis : Au début du XIXe siècle, Sir William Walker débarque à Queimada, une île des Antilles. Officiellement, il est là pour son plaisir. En réalité, il a été envoyé par le gouvernement britannique pour une mission secrète : fomenter une révolte des esclaves qui avantagera les Anglais. 

SUPPLÉMENTS

Ce ne sont pas un, mais deux disques qui sont contenus dans ce très beau coffret sorti par Rimini, puisque l’éditeur propose la version courte (« américaine ») du film ainsi que sa version longue de 110 minutes, que nous vous conseillons évidemment de privilégier. Pas moins de trois suppléments vidéo (quatre en comptant la bande-annonce) extrêmement intéressants sont en outre inclus.

Gillo Pontecorvo étant hélas décédé en 2006, les deux bonus les plus conséquents consistent en des entretiens menés avec deux anciens collaborateurs du maître, le scénariste Giorgio Arlorio et le monteur Mario Morra. En près de quarante minutes, Arlorio (décédé en 2019 à l’âge de 90 ans, peu de temps après l’enregistrement) régale le spectateur par la richesse de ses souvenirs et l’acuité de son analyse – même si certains noms lui échappent, ce dont on l’excusera volontiers. Il revient ainsi en détails sur sa collaboration avec Pontecorvo, entamée avec Kapò (1960). Même s’il n’est pas crédité pour ce film (il affirme y avoir pourtant été très impliqué aux côtés de Franco Solinas), il s’étend longuement sur La Bataille d’Alger, estimant que Queimada se situe dans le sillage direct de ce grand film. Par sa critique politique, bien sûr, mais aussi à travers son sujet d’une révolte prolétaire et de l’inversion des rapports entre les personnages : au début, un homme qui n’est rien (le voyou Ali la Pointe dans La Bataille d’Alger, l’esclave José Dolores dans Queimada) se trouve face à un homme cultivé et très supérieur dans tous les domaines (le colonel Mathieu, William Walker) ; à la fin, tout a changé. Riche en anecdotes, le commentaire du scénariste détaille toutes les difficultés rencontrées par le film, de la production à la distribution, en passant par le remplacement de l’Espagne par le Portugal, obligeant l’équipe du film à modifier les dialogues lors de la postsynchronisation mais aussi… les drapeaux espagnols à l’image ! Pétri de culture, Arlorio s’attarde enfin sur le discours politique et les références historiques du film, basés sur sa conviction que le capitalisme est une révolution.

Âgé de 86 ans, l’attachant Mario Morra livre lui aussi ses souvenirs du film et de Pontecorvo (« un homme extrêmement gentil et sympathique, qui aimait les femmes ») dans un second supplément intéressant. Lui aussi entama sa collaboration avec le metteur en scène italien sur le plateau de Kapò où il travaillait comme assistant. A sa grande surprise, il fut choisi plus tard par Pontecorvo pour reprendre à son compte le montage de La Bataille d’Alger suite au décès de Mario Serandrei (Morra explique avoir dû choisir à ce moment-là entre un job fixe à la télévision où se lancer dans le bain du cinéma). Alors qu’il évoque les différents films dont il a assuré le montage, il est amusant de constater que l’homme n’a pas perdu l’habitude d’évaluer son travail en mètres de pellicule et en nombre de bobines. De l’aventure Queimada, il livre plusieurs anecdotes, dont le fait qu’Evaristo Márquez ne demanda, en guise de salaire, qu’une somme dérisoire ainsi que « quelques vaches » ! Il explique également que, sous la pression du producteur Alberto Grimaldi et à la suite d’un tournage bien plus long que prévu, plusieurs monteurs supplémentaires furent appelés en renfort pour alléger le travail de Morra, Pontecorvo ayant l’habitude de réaliser de nombreuses prises. Enfin, le monteur se souvient d’Ennio Morricone en des termes particulièrement élogieux. Celui-ci se levait très tôt et se couchait à 21h (« comme tout bon chrétien »), s’endormant parfois sur le plateau !

On termine les suppléments avec un court document d’archive, un entretien avec Gillo Pontecorvo réalisé par la télévision belge (RTBF) quelques années après la sortie de Queimada. Le souriant maestro y explique notamment refuser beaucoup de projets, ayant besoin de cinq ans en moyenne entre chacun d’entre eux. Il ne se doutait pas alors qu’il ne tournerait plus qu’un seul long-métrage… Titillé par le journaliste, il n’hésite pas à revenir sur sa relation tumultueuse avec Marlon Brando, dont il loue néanmoins l’immense talent. Niant être un « dictateur », il explique les problèmes par une différence d’approche entre le cinéma américain, où les stars ont toute latitude en ce qui concerne leur interprétation, et le cinéma européen où le metteur en scène porte un projet dans son entièreté, supervisant donc aussi le jeu des acteurs. A sa surprise et à celle du journaliste, Brando exprima malgré tout son envie de retravailler avec le cinéaste italien ; d’évidence, cela ne s’est malheureusement pas fait…

Enfin, le programme aussi roboratif que jouissif est complété par un livret de 24 pages rédigé par Stéphane Chevalier, passionné de cinéma et fondateur de l’agence de communication luxembourgeoise La Plume, qui a collaboré à cette réédition. Si nous regrettons la présence de pas mal de coquilles, le texte (illustré de nombreux photogrammes) revient sur plusieurs éléments-clés du film et dresse un portrait de Pontecorvo, Brando et Morricone. Il livre même quelques analyses originales, comme la contextualisation de l’œuvre par rapport au conflit vietnamien, dont le programme de « hameaux stratégiques » mais aussi les bombardements au napalm trouvent en effet un écho dans le film de Pontecorvo. Citant le cinéaste, Chevalier rappelle également l’importance de la culture vaudou dans la Révolution haïtienne (1791-1802) menée par Toussaint Louverture. Leur ombre plane sur Queimada : les chants et les danses vaudou galvanisent les foules d’esclaves, tandis que le personnage de José Dolores s’inspire très clairement de Louverture. En conclusion, Rimini offre avec cette réédition un package complet qu’on savourera sans compter !

Suppléments de l’édition Blu-ray :

  • le film en version courte (110 min)
  • le film en version longue (129 min)
  • livret 24 pages
  • Interview de Giorgio Arlorio, scénariste (39 min)
  • « Gillo et moi » : interview de Mario Morra, monteur (25 min)
  • Interview de Gillo Pontecorvo (archives RTBF, 5 min)
  • Bande-annonce

Note concernant le film

4

Note concernant l’édition

4.5