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Le Roi des imposteurs : comme un pissenlit

Redécouvrir le sous-estimé Robert Mulligan est toujours source d’un grand bonheur cinéphile, et ce n’est pas ce Roi des imposteurs (The Great Impostor/1961) proposé par Elephant qui nous fera dire le contraire ! Dans un rôle qui lui va comme un gant, Tony Curtis y incarne un personnage authentique d’imposteur aux mille et une vies, qui se fait passer avec succès pour un gardien de prison, un moine et un médecin, parmi tant d’autres. Une histoire peu banale qui donne l’occasion au comédien de créer un personnage à la fois truculent et attachant, et à Mulligan de mettre en scène une œuvre hautement divertissante. Irrésistible.

C’est à raison que tous les compléments au film qui nous sont proposés (lire plus bas) s’attardent sur la figure de Robert Mulligan. En effet, le cinéaste, qui a pourtant mis en scène un grand classique du cinéma américain avec Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird/1962) et qui rencontra encore le succès avec Un été 42 (Summer of ‘42/1971), semble aujourd’hui bien oublié. Discrétion absolue (il accorda très peu d’interviews), goûts éclectiques qui rendent son parcours inégal, style difficile à définir : il faut admettre que le réalisateur ne s’est pas donné les meilleures chances pour accéder au haut de l’affiche. Il en possédait pourtant le talent, comme le prouve une bonne dizaine d’œuvres très réussies, que le public redécouvre aujourd’hui sous l’impulsion de certains éditeurs inspirés. C’est évidemment le cas de ce Roi des imposteurs.

Il ne s’agit que du quatrième long-métrage du cinéaste, qui travailla d’abord longuement pour la télévision au cours des années 1950. Après des débuts prometteurs alors qu’il officiait encore pour le petit écran (Prisonnier de la peur/Fear Strikes Out, en 1957, avec Anthony Perkins et Karl Malden), il se lance dans le grand bain avec Les Pièges de Broadway (The Rat Race/1961), un film dur sur le désenchantement d’un musicien de jazz qui tente de percer à Broadway. Un premier grand film pour Mulligan, qui tourne ensuite un vehicle pour Rock Hudson, Le rendez-vous de septembre (Come September/1961), tout à fait recommandable lui aussi. Cette première incursion dans la comédie ne restera pas sans lendemain, puisque la même année Mulligan tourne le Roi des imposteurs. Preuve de son attachement au genre, le scénario de Liam O’Brien est d’ailleurs bien plus drôle et léger que le livre de Robert Crichton sur lequel il se base. Mulligan collabore à nouveau avec Tony Curtis (après Les Pièges de Broadway), qui tenait absolument au rôle après avoir triomphé dans Certains l’aiment chaud (Some Like It Hot/1959), autre comédie du travestissement, mais aussi avec Karl Malden, qui avait joué dans sa première œuvre pour le cinéma.

Le personnage de Ferdinand Waldo Demara, campé par Curtis, est authentique. Cet imposteur de génie s’est, au cours d’une vie inénarrable, fait passer successivement pour un ingénieur, un policier, un gardien de prison, un moine, un enseignant ou un avocat – parmi d’autres. Le point d’orgue de sa « carrière » de mystificateur, facilitée par un QI élevé et une mémoire photographique exceptionnelle, fut sans doute les opérations médicales qu’il exécuta sur pas moins de seize blessés de guerre coréens, alors qu’il se faisait passer pour un chirurgien militaire sur un navire de guerre canadien. Un exploit d’autant plus grand que les opérations furent un succès et sauvèrent sans doute la vie de plusieurs hommes ! De fait, Demara fut un « gentil » imposteur, dont les innombrables frasques ne furent jamais motivées par l’appât du gain ou une quelconque volonté de nuire. D’ailleurs, il ne fut presque pas inquiété par la justice, et la plupart de ses anciennes « victimes » témoignèrent volontiers en sa faveur, contrairement à un autre escroc popularisé par le septième art, Frank Abagnale (lire « Suppléments » plus bas).

A partir d’un terreau aussi riche, Robert Mulligan a développé un récit rythmé et drôle, dans lequel l’espièglerie de Tony Curtis, véritable acteur-caméléon et donc particulièrement approprié pour ce rôle, fait des merveilles. La légèreté de l’ensemble n’empêche le film ni d’aborder des sujets plus profonds ni de comprendre quelques changements de registre qui ne font que souligner à quel point Mulligan s’est toujours méfié des catégorisations trop évidentes. Il y a ainsi trois scènes fondatrices qui permettent de mieux comprendre le personnage de Demara : celle où son père le déçoit en lui avouant qu’il n’a pas les moyens de reprendre ses anciennes activités professionnelles, celle où le père Devlin (Karl Malden) avoue avoir échoué à intégrer un ordre monastique très exigeant (ce que réussira Demara en intégrant l’ordre des moines trappistes !), et enfin celle où Demara lui-même, quoi qu’ayant obtenu les meilleurs résultats à l’examen, n’est pas admis en tant qu’officier à l’armée car il ne possède pas les diplômes requis.

Que ces faits soient fidèles ou non à la réalité importe peu. Si le parcours de Demara se révèle aussi jouissif, c’est parce qu’il symbolise un refus obstiné des déterminismes. Ses succès insolents démontrent que le talent, les rêves et la volonté ne peuvent être bridés par une absence de prérequis tristement formels comme l’obtention d’un diplôme ou le respect des règlements. Ce rejet de l’enfermement est illustré de manière presque littérale par l’excellente séquence de la prison, où Demara a été nommé sous-directeur en charge du quartier de haute sécurité. Dans cette solitude et claustration extrêmes, il rencontre des êtres dont il comprend la souffrance, lui qui s’est toujours senti à l’étroit dans ce monde. Dans une autre séquence au romantisme aussi touchant que surprenant, Demara avoue à l’objet de son amour, le lieutenant Lacey (Joan Blackman), qu’il se compare au pissenlit. Contrairement aux autres fleurs qui s’élancent vers le ciel, ce dernier pousse sur les côtés, en se dispersant de manière un peu chaotique.

Comme le souligne un des invités dans son analyse proposée en supplément, le parcours incroyable du protagoniste n’est pas dénué d’un propos moraliste. En effet, si Demara se bat pour la liberté, notion ô combien sacrée au Nouveau Monde (qu’est le rêve américain si ce n’est la liberté débridée de tout homme à accomplir son destin ?), il est aussi l’esclave de cette liberté… sans que l’on sache précisément comment Mulligan juge cette dépendance. Ses mensonges et tromperies lui permettent certes de concrétiser ses envies, mais ils le condamnent aussi à une fuite en avant permanente, qu’il s’agisse du résultat de la découverte de son imposture ou de son insatiable envie de passer à autre chose. C’est ce que soulignera son amour pour le lieutenant Lacey, incompatible avec la sincérité qu’il lui doit et son style de vie, mais aussi l’incroyable séquence des opérations chirurgicales qu’il réalise sur le navire militaire en pleine guerre de Corée. Alors qu’il a tenu entre ses mains la vie de plusieurs hommes, et en dépit du succès improbable de l’affaire, sans doute Demara réalise-t-il alors les risques inhérents à son existence et revient-il à une forme de « réalité ». S’agit-il par conséquent d’un happy end ou non ? Il revient à chacun d’en juger.

Synopsis : Ferdinand Waldo Demara est un imposteur depuis l’enfance. Tromper son monde est un sport pour lui : il n’hésite pas à truquer ses papiers, s’inventer des connaissances et des diplômes. Il deviendra tour à tour moine, gardien de prison, chirurgien de la marine, moine trappiste, etc. Tout cela, avant que la loi ne le rattrape… 

SUPPLÉMENTS

Il faut saluer les efforts de l’éditeur Elephant qui, pour compléter cet excellent opus de Robert Mulligan, propose des bonus passionnants. C’est d’abord au tour de Nachiketas Wignesan, professeur de cinéma à Paris III et I, de proposer une analyse intéressante du film. Il y insiste notamment sur plusieurs points développés plus haut dans la critique du film : comment Mulligan a quelque peu brouillé les pistes à partir d’une base comique (Wignesan cite notamment la scène de la bagarre dans la prison, un des sommets dramatiques du film), l’opposition entre liberté (célébrée par les succès du héros) et enfermement (via le sous-texte moraliste qui est révélé progressivement dans le dernier tiers), etc. Le spécialiste loue également la superbe photographie de Robert Burks, le collaborateur fidèle de Hitchcock (pas moins de douze longs-métrages entre 1951 et 1964 – dont une brochette de classiques intemporels, Fenêtre sur cour, Sueurs froids, Les Oiseaux… –, une série qui prit fin avec le décès de Burke en 1968) qui avait déjà travaillé avec Mulligan (et Curtis) sur Les Pièges de Broadway. Les séquences carcérales dans le quartier de haute sécurité sont légitimement citées en exemple.

Wignesan tisse également un lien avec Steven Spielberg, qui ne s’est jamais réclamé de Mulligan mais dans l’univers cinématographique duquel on peut percevoir des influences. Dans sa présentation du film, le producteur, journaliste et animateur de télévision Jean-Pierre Dionnet insiste lui aussi beaucoup sur les parallèles avec l’œuvre de Spielberg, même s’il s’agit cette fois d’un film bien précis, Arrête-moi si tu peux (2002). Cet autre film d’imposteurs présente en effet bien des points communs avec Le Roi des imposteurs (Curtis et Leonardo DiCaprio, le second sans copier le premier, jouent à peu près le même personnage), quoi que Frank Abagnale, le personnage dont le film de Spielberg est la biographie, soit un peu moins sympathique que Ferdinand Waldo Demara puisqu’il mit ses talents à profit pour gruger des gens et s’enrichir – ce qui lui valut d’ailleurs une peine de prison, contrairement à Demara. Dionnet a raison d’insister sur le fait que, dans les deux cas, l’imposteur parvient à tromper les autres essentiellement grâce à sa confiance en lui, au fait qu’il paraît vraiment être ce qu’il prétend.

Jean-Pierre Dionnet rempile dans un troisième bonus également remarquable, où ce grand admirateur de Mulligan décrit le parcours et la personnalité du metteur en scène, avant de procéder à une revue complète de sa filmographie. L’occasion de s’attarder sur les chefs-d’œuvre, bien sûr, mais aussi sur des réalisations oubliées (The Pursuit of Happiness, Escalier interdit) ou encore sur des films que Dionnet souhaite réhabiliter. Parmi ces derniers, citons les deux opus avec Steve McQueen (Une certaine rencontre et Le Sillage de la violence), The Nickel Ride ou l’étrange western qu’est L’Homme sauvage. Cette plongée dans une filmographie extrêmement diversifiée ne fait que confirmer le constat posé en début d’article : redécouvrir Mulligan est une joie doublée d’une nécessité !

Suppléments de l’édition combo DVD/Blu-ray : 

  • Analyse du film par Nachiketas Wignesan
  • Présentation par Jean-Pierre Dionnet
  • Portrait de Robert Mulligan par Jean-Pierre Dionnet
  • Bandes-annonces

Note concernant le film

4

Note concernant l’édition

4.5