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« Jungle Fever » : fascination-répulsion

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Elephant Films met à l’honneur Spike Lee avec Mo’ Better Blues et Jungle Fever. Dans ce dernier, le cinéaste afro-américain s’intéresse au couple interracial, à la négrophobie, aux violences policières et aux communautés noires sous la coupe du crack.

À la charnière des années 1980-1990, Spike Lee connaît une période faste. En l’espace de quatre ans, il réalise Do the Right Thing, Mo’ Better Blues, Jungle Fever et Malcolm X. Chaque film possède des qualités artistiques évidentes… et amène son lot de polémiques. Celui qui nous intéresse aujourd’hui, Jungle Fever, n’en est pas exempt : certains critiques accusent le réalisateur afro-américain de misogynie. En plus de se perdre en conjectures, ceux-là passent évidemment à côté de l’essentiel.

Spike Lee procède par cercles concentriques : au centre de son long métrage figurent Flipper (Wesley Snipes), un architecte afro-américain, et Angela (Annabella Sciorra), une secrétaire intérimaire d’origine italienne, deux collègues bientôt poussés dans les bras l’un de l’autre. Autour d’eux gravite une galerie pléthorique de personnages : Cyrus (Spike Lee), Paulie (John Turturro), Gator (Samuel L. Jackson), Jerry (Tim Robbins), Mike (Frank Vincent) ou James (Michael Imperioli). Eux-mêmes ont partie liée avec d’autres protagonistes, ouvrant ainsi de nouveaux arcs narratifs, romantiques et/ou dramatiques.

Flipper et Angie entament une relation adultère qui va parasiter leur existence. Flipper est marié et père de famille. En flirtant avec Angie, il met son couple et sa famille en danger, en plus de s’attirer les foudres de ses parents. Angie est à peine mieux lotie : elle subit le courroux de son père lorsque ce dernier apprend qu’elle fréquente un Noir. Il lui déclare préférer se « planter un poignard dans le cœur plutôt qu’être le père d’une baiseuse de nègres ». Ses amies sont tout aussi interloquées, comme en témoigne le silence gêné qui suit la révélation de sa relation avec Flipper. « Quelle idée de se faire un morceau de charbon », avancera même l’une d’entre elles.

Angela est un personnage des plus intéressants. Au-delà des liens qui l’unissent à Flipper, et de l’observation des réactions radicales que leur relation engendre, elle permet à Spike Lee de dresser un portrait désabusé – et, avouons-le, stéréotypé – des Italo-Américains. Angie passe ses journées dans les transports et au bureau. Quand elle rentre auprès des siens après son travail, ils attendent d’elle qu’elle se mette aux fourneaux, qu’elle prenne soin d’eux, bref qu’elle se sacrifie pleinement pour son père et ses frères, pourtant désœuvrés. Elle apparaît ainsi à la fois comme une « mère » et une « sainte ». Le portrait familial italo-américain est complété par une croix christique bien en vue sur un mur ou des réflexions déplacées, désespérément paternalistes, envers les hommes qui osent approcher Angie.

La question de la couleur de peau irrigue Jungle Fever de bout en bout. « Pourquoi est-ce que je suis le seul Black à travailler dans la boîte ? », se questionne Flipper. Plus tard, attablé au restaurant en compagnie d’Angie, il voit une serveuse traiter sa maîtresse de « pétasse échevelée » et de « blanc de poulet ». Une fois regroupées, les femmes afro-américaines discutent entre elles de leur teint, regrettant que les hommes noirs veulent tous « Blanche-Neige qui trottine à leur bras ». D’ailleurs, les « putains de Blanches » ne rêvent que de coucher avec leurs hommes si l’on en croit leurs propos. Drew, la femme de Flipper, métisse, s’épanche le temps d’une séquence sur ses blessures identitaires : on l’a jadis traitée de « bâtarde », de « claire-obscure », voire de « négresse blanche ». Les Italo-Américains se plaignent quant à eux que les Noirs raflent tout dans le sport, ou qu’ils occupent désormais des postes en vue à la mairie ou dans la police. Et le père de Paulie en remet une couche en qualifiant la compagne de son fils de « grue charbonneuse ».

Il y a probablement autant de fascination que de répulsion dans les rapports interraciaux mis en images – et en paroles – dans Jungle Fever. Spike Lee ne s’y trompe pas en faisant et défaisant les couples, et en laissant les commères et les révoltés faire leur œuvre. Il tapisse de surcroît son film de sujets connexes – mais loin d’être anecdotiques. Il y a d’abord le crack, vu à travers le personnage de Gator, prêt à dépouiller ses parents pour s’offrir un bout de paradis artificiel. Une séquence mémorable dans une crack house surnommée le « Taj Mahal » servira à fixer tous les maux que la drogue a infligés à la communauté noire dans les années 1980. Il y a ensuite les efforts non récompensés de Flipper : il aspire à devenir architecte-associé, mais essuie un refus poli de la part de ses patrons. « Je constate que vous n’avez aucun respect ni pour moi ni pour mon dévouement pour cette entreprise », lâchera-t-il avant de démissionner. La scène, brillante, est immortalisée par une caméra tournoyant autour des personnages, ce qui ne constitue pas la seule expérimentation formelle de Spike Lee. Il y a enfin la violence policière, entrevue en quelques minutes, lorsqu’un jeu un peu trop démonstratif entre Flipper et Angie aboutit à une intervention policière très musclée, au cours de laquelle le spectateur, pris à témoin, a la désagréable impression d’être lui-même tenu en joue par un officier menaçant.

Si Jungle Fever est un témoignage, il porte probablement sur l’incapacité des communautés à prendre langue entre elles. Angie sur Harlem : « Je connais personne là-bas. » Flipper sur les habitudes culinaires des Italo-Américains : des « spaghettis » et des « lasagnes ». Dès qu’un personnage est appelé à donner son opinion sur une communauté tierce, il enfile les clichés comme des perles. La parade de la honte d’Angie, chassée du foyer familial en raison de sa relation avec Flipper, en dit peut-être davantage que n’importe quel discours : les voisins assistent en voyeurs à la répudiation d’une jeune femme dont le seul tort a été d’aimer un homme d’une autre couleur de peau que la sienne. Il faut lire entre les lignes : les relations interraciales sont un spectacle qui peut déboucher en toute impunité sur la réprobation ou la violence.

Jungle Fever fut l’un des plus grands succès commerciaux de Spike Lee. Le film, d’un budget d’environ 14 millions de dollars, fit 32 millions de recettes aux États-Unis et 44 à travers le monde. La musique de Stevie Wonder y occupe une place prépondérante, de même que la surexposition lumineuse typique du réalisateur américain. Avec une caméra très mobile, aux plans variables et imaginatifs, capable de traduire des états émotionnels ne serait-ce qu’en rejouant plusieurs fois un même trajet (vers l’école), Spike Lee arrive à un degré de maturité le plaçant définitivement parmi les réalisateurs les plus significatifs de son temps.

BONUS & TECHNIQUE

Tant l’image que les pistes sonores s’avèrent satisfaisantes. On notera un piqué appréciable et une image HD apparaissant revitalisée par rapport aux versions précédentes. On regrettera en revanche des bonus plutôt chiches. Le making-of ne durant que quelques minutes, c’est surtout l’intervention de Régis Dubois, spécialiste de Spike Lee, qui retient l’attention. Il évoque le meurtre de Yusuf Hawkins, les grands sujets traités dans Jungle Fever, la manière dont le film s’empare du thème de la drogue dans les communautés noires, la musique structurante de Stevie Wonder ou encore le rôle de découvreur de talents que Spike Lee s’est arrogé au fil des années. Comme à l’accoutumée, des crédits et une bande-annonce viennent compléter les suppléments.

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3.5
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