Que retenir de « Spike Lee, un cinéaste controversé » ?

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Régis Dubois est un spécialiste du cinéma afro-américain. Il lui a consacré plusieurs ouvrages, dont l’un des plus récents portait sur les films dits « noirs » durant les années Obama. Cette fois, il publie chez LettMotif une monographie consacrée à Spike Lee.

« C’était un peu comme le coup de fouet que donnait le maître à un esclave… mais avec lui c’était le contraire, c’était l’esclave qui donnait le coup de fouet au maître. » Dans sa préface, Jean-Claude Barny décrit en quelques lignes l’étoffe dont se pare le cinéma de Spike Lee. Ce dernier a été l’un des premiers à se mettre au niveau de la communauté afro-américaine et des banlieusards, sans condescendance ni paternalisme. C’est par ses films que des générations de Blancs ont pu enfin s’identifier aux Noirs. Surtout, le cinéaste le plus indigné d’Hollywood apparaît comme « un leader contre l’hégémonie du Blanc dans le cinéma ». Les livres en langue française consacrés à Spike Lee étant plutôt rares, l’ouvrage de Régis Dubois est d’autant plus précieux quand il s’agit de soupeser chacune de ces assertions.

Disons-le d’emblée : Spike Lee n’a pas que des amis à Hollywood. S’il a permis à nombre de techniciens et de comédiens issus des minorités de se faire un nom dans l’industrie cinématographique, il a aussi été la victime de multiples polémiques, quand il ne s’est pas frontalement opposé à certains de ses pairs. « Le Noir le plus en colère d’Amérique » (son surnom à l’époque de Malcolm X) reproche ainsi à Quentin Tarantino d’abuser du mot nègre, s’en prend à Wim Wenders qu’il suspecte de l’avoir privé de la Palme d’or à Cannes en 1989 ou envoie dans les cordes le conservateur Clint Eastwood, dont l’évocation d’Iwo Jima manquerait un peu de couleurs – c’est-à-dire de soldats noirs. Spike Lee compare Hollywood à une « plantation » et l’accuse de promouvoir une image négative des Afro-américains – des doléances semblables s’appliquant par ailleurs aux humoristes noirs. À ses yeux, on ne peut plus dessillés, Naissance d’une nation ou Autant en emporte le vent sont les coupables tout désignés, non exclusifs, du discrédit tenace dont souffrent les Noirs. L’homme a quelque chose de Martin Scorsese et Woody Allen dans sa manière d’aborder sa communauté et la ville de New York dans ses films, mais aussi beaucoup d’Oliver Stone si l’on considère la prévalence des sujets fiévreux dans son œuvre.

Programmé pour s’indigner ?

D’où peuvent lui venir ses obsessions et cette propension, désormais notoire, à défendre la cause des Noirs au cinéma ? Son père, musicien de jazz, l’initia tôt à la musique et lui apprit l’intégrité artistique. Sa mère enseignante lui fit lire les auteurs noirs, l’emmena au théâtre, au musée et au cinéma. Sa grand-mère maternelle le sensibilisa à l’histoire et la culture de ses ancêtres. En 1965, il a huit ans quand Malcolm X est assassiné à Harlem. En 1968, il en a onze lorsqu’un tueur raciste abat Martin Luther King à Memphis. Son éducation dans un foyer cultivé de la classe moyenne new-yorkaise et les événements marquants de la destinée politique des Noirs aux États-Unis ne sont pas étrangers à la formation de sa personnalité de cinéaste, même si cette dernière s’est affirmée sur le tard, puisque Spike Lee a longtemps privilégié une carrière dans le sport. Au départ, il n’imagine même pas qu’il puisse y avoir des gens derrière les films tant la magie du cinéma reste pour lui à démythifier. Ce n’est qu’après avoir vu Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino que germe en lui l’idée de devenir réalisateur.

Une carrière controversée et en dents de scie

La patte de Spike Lee est singulière : travellings embarqués, mouvements de caméra fous, angles de prise de vue insolites, images anamorphosées, photographie très contrastée ou surexposée, musique pop pensée comme un élément à part entière du métrage… Son style, il l’a façonné touche par touche, à travers une filmographie peu commune que Régis Dubois passe en revue. Un premier film financé grâce à des bourses, des dons de proches et des fonds personnels, avec – déjà – la volonté de renouveler la représentation des Noirs au cinéma et une première polémique avec les féministes. School Daze ensuite, qui dresse un état des lieux désemparé du racisme et de la vie sur les campus noirs (nouvelle polémique avec les féministes). Do The Right Thing, premier grand film « hip-hop », qui relate les tensions entre les différentes communautés, mais aussi le racisme et les bavures policières, et qui manque de peu la Palme d’Or à Cannes (polémique cette fois parce que certains n’y voient qu’un appel à la haine raciale et à l’émeute). Mo’ Better Blues, qui semble répondre au Bird déprimant de Clint Eastwood (polémique au sujet de la représentation des Juifs). C’est alors que Spike Lee devient peu à peu l’invité vindicatif des émissions télévisées. Un ambassadeur de sa communauté, un peu à son corps défendant, même s’il en jouera quelquefois. Ses relations avec Nation of Islam, qui assure la sécurité lors de ses tournages dans les ghettos noirs, et avec Public Enemy (l’affaire Professor Griff) apportent toutefois (de manière spécieuse) de l’eau au moulin de ceux qui l’accusent d’antisémitisme.

Régis Dubois continue de survoler la filmographie de Spike Lee : Jungle Fever et les relations interraciales ; l’ambitieux Malcolm X, financé par Michael Jordan, Bill Cosby, Prince ou Oprah Winfrey et attaqué par l’aile gauche des Afro-centristes, au sujet duquel il déclarera : « Je suis né pour faire ce film » ; Summer of Sam qui met en scène des Blancs et raconte l’épopée d’un tueur en série, ainsi que le black-out de 1977 ; La 25e heure et un nouveau recours aux comédiens blancs ; She Hate Me qui horripile certaines organisations homosexuelles ; un Inside Man mainstream, avec Denzel Washington, Jodie Foster et Clive Owen, plus impersonnel que ses précédents films, mais qui récolte pas moins de 184 millions de dollars de recettes dans le monde ; ensuite une seconde traversée du désert, marquée notamment par un remake totalement vain d’Old Boy et un relatif désamour public au moment où d’autres cinéastes noirs émergent, avant un retour en grâce avec BlacKkKlansman, un film-somme représentatif de toute la filmographie de Spike Lee (racisme, années 1970, culture afro-américaine, institutions…).

Au bout d’une redécouverte de ce réalisateur si emblématique, une chose semble certaine : Spike Lee a toujours offert un point de vue original sur l’Amérique. Il n’a jamais tu ses fractures, il a toujours été au bout de ses idées, quitte à s’attirer les foudres de détracteurs hystérisés, et il s’est dressé contre le système hollywoodien quand il le jugeait nécessaire. Une démarche courageuse, entière, intègre, que Régis Dubois raconte avec passion.

Spike Lee, un cinéaste controversé, Régis Dubois
LettMotif, août 2019, 180 pages

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