Ranger le cinéma dans des cases ou des règles est souvent difficile et réducteur d’une époque ou d’un style, mais quand il est marqué d’une histoire et que celle-ci s’en retrouve l’élément central alors il convient de définir la forme par son fond. On appellera cinéma noir américain, celui où les films sont produits ou au moins réalisés par des noirs, définition parfois sujette à débat.
Mémoires de l’Histoire
Ancré dans sa société, le cinéma noir américain n’a cessé d’évoluer depuis les années 70 et de changer de tons. En lien direct avec ses dirigeants politiques et les moeurs de son époque, il raconte, crée et frappe la société qu’il subit parfois autant que les acteurs qui le font, ou ses protagonistes, érigés en porte parole des combats. Lorsque l’on plonge dans la filmographie des oeuvres afro-américaines, il apparaît très clairement le besoin de raconter, de sortir du silence les années d’esclavage qui ont marqué l’Histoire du pays et de rendre hommage aux victimes, aux héros et aux figures marquantes de cette période. Le cinéma comme devoir de mémoire dans les heures les plus sombres de l’Histoire, des films de guerre aux films d’esclavage, les drames humains ne font pas toujours de bons films mais ont le mérite de créer du débat et des émotions, souvent contradictoires. S’emparer de sujets aussi sensibles, c’est aussi prendre un risque et se mettre en danger lorsque l’on est artiste. Mais là où les films noir-américains restent pertinents, c’est dans la vérité et la réalité que retracent les scénaristes ou réalisateurs, ayant souvent à coeur de rendre hommage à leur communauté. Rétablir la vérité alors, défendre ses droits aussi, puis lutter surtout, toujours. C’est ainsi qu’ils ont fait du cinéma, sans éviter les erreurs ou les défauts mais en faisant vivre ce qui était alors invisible au cinéma, en montrant ce qui était caché ou oublié, en rappelant quelle était la réalité là où des années avant, on avait tenté de la balayer en offrant raison au Ku Klux Klan à travers The Birth of a Nation, de Griffith en 1915.
Dans les années 70, le cinéma afro-américain connaît son âge d’or avec les films de la Blaxploitation. Les Noirs y sont alors totalement revalorisés dans des premiers rôles et bien que beaucoup soient réalisés par des cinéastes blancs, quelques figures marquantes émergent. Gordon Parks fait le premier film hollywoodien avec Les sentiers de la violence puis enchaîne avec Les nuits rouges d’Harlem. Les genres se mélangent, beaucoup de séries B voient le jour dans lesquelles la violence a une part importante. L’époque cinématographique reflète la lutte des années 60-70 pour les droits civiques, et les films sont empreints de l’ambiance qui règne dans cette Amérique raciste : les Noirs sont tués par les flics ou jugés injustement coupables d’actes criminels. Même lorsque les films visent à divertir, ils sèment subtilement ou non, leurs revendications et colères. Que ce soit dans des films d’action, ou dans des comédies plus légères, on peut alors difficilement séparer les films afro-américains de la situation vécue par la communauté tant les deux sont liés. Les années 70 voient tout de même ce qui peut être considéré comme le premier film véritable sur l’esclavage avec Mandingo, de Richard Fleischer, qui répare les erreurs faites par Griffith. Mandingo n’hésite pas à donner la vérité en plein visage au spectateur. Inutile de cacher le sexe inter-racial, inutile d’endormir le spectateur dans des dialogues embellis, Fleischer n’hésite pas et présente la monstruosité d’une époque avec une honnêteté abjecte mais réelle.
Cette audace et ce goût de la percussion dans une société trop enfermée dans ses clivages, Spike Lee la retrouvera quelques années plus tard. Après avoir connu une période plutôt calme où la naissance des blockbusters aura fait mal à la production des films afro-américains, l’Amérique verra alors de nouveaux visages émerger avec l’un de ceux qui ne quittera pas le pays de si tôt, Eddie Murphy. En 1986, Spike Lee réalise son premier film avec Nola Darling n’en fait qu’à sa tête dans lequel il fait s’affranchir une femme de toutes les contraintes qu’on lui impose. Dans ce manifeste féministe, Spike Lee pose les points de départ de son cinéma contestataire et intelligent à la base du New Jack Cinema des années 90. Très vite, ces années là donnent la parole aux ghettos jusqu’à présents assez méprisés au cinéma. Do the right thing, Boys N the Hood, New Jack City, que ce soit dans les images ou les dialogues, les films noirs s’urbanisent et n’ont plus peur de montrer la vie des ghettos. Cette vague de jeunes réalisateurs rafraîchit le cinéma afro-américain en apportant un autre ton, pas moins enragé que précédemment, mais dans une quête de la justice un peu différente. Si l’avant Reagan était marqué par davantage d’optimisme et d’héroïsme, ici, on sent au contraire la révolte pure. Les années ont passé, les gouvernements réprimants également, et rien n’a changé, si ce n’est empiré. Les années 90 voient alors un repli communautaire se former, les émeutes éclatent et le cinéma est en colère. À travers Glory ou encore Malcolm X, les personnages réclament justice et n’ont plus peur d’aller directement au front avec le gouvernement ou ceux qui les oppriment quotidiennement. Là où la Blaxploitation était une libération des années de silence, le New Jack Cinema est une période de rage et de violence où la vie dans les quartiers noirs est dépeinte au plus près de la réalité et des rancœurs populaires et communautaires.
Vers l’apaisement et la légèreté
Les années 2000 voient un net recul de cette rage précédente. Les Black Panthers sont divisés et dissolus, les gangs de rue ont émergé, l’unité communautaire n’est plus vraiment présente et la révolte est lasse bien que toujours d’actualité. Le cinéma de cette époque trouve alors son industrie complexifiée par l’arrivée de Bush au pouvoir. Les thèmes afro-américains sont délaissés au profit de films mainstream « blancs ». Le cinéma afro-américain devient celui des classes moyennes des quartiers résidentiels ou celui des comédies romantiques ou familiales. Le ton change et la création évolue avec une nouvelle génération de cinéastes noirs comme George Tillman. L’époque fait évoluer les représentations des femmes noires qui sont moins sexualisées dans ce qu’on appelle alors les « black comedies ». À l’image d’Act of love, ou encore Brown Sugar, les initiatives sont plus banales mais prouvent ainsi que le cinéma noir-américain n’est pas obligé d’être politique et engagé, que le goût de la révolte qui définit souvent ce cinéma ne devrait pas avoir lieu d’être et que si les choses avaient été bien faites, aucune distinction n’aurait dû être faite entre cinéma « blanc » ou « noir ». La seule chose qui les différencie c’est l’Histoire et l’oppression d’un peuple sur un autre. Les années 2000 rappellent bien que les fictions peuvent être les mêmes, qu’importe la couleur de ceux qui les racontent, l’amour, la création est universelle et à la portée de tous.
L’arrivée de Barack Obama en 2009 relance la vague quelque peu contestataire des années 90. Des cinéastes noirs travaillent pour Hollywood, les indépendants émergent et l’héritage afro-américain est célébré. L’héritage culturel à travers des biopics musicaux comme Get on Up, Jimi, NWA permet au cinéma noir-américain de souffler sur les braises de son passé et de relancer l’optimisme populaire. L’esclavage est également remis en image avec 12 years a slave (Steve Mc Queen), The Birth of a Nation (Nate Parker) ou Django Unchained (Quentin Tarantino) où les Noirs sont érigés en héros. Outre la qualité et le ton inégaux de ces trois films, ils rendent justice aux personnes ayant vécu cette époque monstrueuse. Les films, qu’ils soient réalisés par des Blancs ou des Noirs, quand ils retracent l’histoire afro-américaine font des millions d’entrée au box office US et marquent alors un changement important dans la société américaine dont le public de cinéma évolue, et les mentalités, on essaie de s’en persuader, également. Le ton est à l’espoir revenu, aux fins à succès, le rêve d’Obama est dans la continuité de celui de Martin Luther King, la célébration d’une communauté remplit les cœurs de ceux, trop longtemps restés en marge. La mémoire est intacte, et sauvée, le long chemin des champs de coton à la Présidence d’Obama est énoncé clairement et salué internationalement. L’unité du pays est retrouvée contrairement à l’éclatement vécu dans les années 90, les conflits communautaires sont intégrés dans les films avec des arguments de toute part. Le Majordome en dresse une image intelligente où chacun mène à sa façon la lutte, qui finalement rassemble. Loin du radicalisme des années 90, l’heure est plutôt au vivre ensemble et à la réconciliation et non plus à la condamnation des Blancs. Mais certains films se refusent à se laisser endormir par l’obamania et continuent de montrer le vrai visage de la société américaine avec ses personnages en marge. De Precious à Moonlight, en passant par Blue Caprice, le cinéma n’oublie pas les problèmes sociaux qui demeurent durant l’ère Obama. Bien que ces films restent dans l’ombre des grands succès, ils n’en restent pas moins importants.
Réalité ou consensus et idéalisme ?
Les années qui suivent ne permettront pas vraiment de l’affirmer puisqu’Obama perdra quelques partisans au fil de ses mandats qui verront renaître tout ce qui avait été passé sous silence durant quelques années positives et réveillera le suprématisme blanc. La joie de l’élection d’un président noir redescend et fait à nouveau face à la réalité sociétale bien moins idéaliste. L’apartheid est toujours ancré sur le sol américain et l’héroïsme blanc surgit dans les films en se servant des Noirs pour faire apparaître les héros blancs, comme si la lutte pour l’égalité était le résultat d’une lutte des Blancs. Retour à la lutte avec le regain du racisme et des violences policières. Quatre siècles d’oppression contre 8 ans de présidence noire, la balance penche et la société américaine aussi. De nouveaux mouvements émergent, des martyrs aussi, tristement. Freddie Gray, Oscar Grant, Alton Sterling, les noms sont nombreux de ceux tombés sous les balles injustes des policiers. Avec Fruitvale Station, Ryan Coogler met frontalement en accusation le racisme policier des années 2010. Un nouveau cinéma noir-américain est en train de naître, celui du #BlackLivesMatter…
Source :
Le cinéma noir américain des années Obama, Régis Dubois