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« Ema » : exploration du Chili contemporain

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le catalogue d’Arcadès s’enrichit d’Ema, une incursion de Pablo Larraín dans les méandres du Chili moderne. Disponible en DVD et en blu-ray, le film traite d’une jeune femme magnétique, mère démissionnaire au comportement autodestructeur.

Un feu de circulation incendié. Il ne faut en aucun cas sous-estimer la portée symbolique des premières images d’Ema. Pablo Larraín arrime en effet sa caméra, d’un bout à l’autre de son long métrage, à un personnage en inadéquation avec les conventions : c’est une mère démissionnaire, une femme fatale, une pyromane urbaine, une femme libérée de tout carcan, social comme sexuel. Quoi de mieux, dès lors, pour le réalisateur, qu’ouvrir son film avec un signe du pouvoir disciplinaire partant en fumée ? La séquence contient d’ailleurs un autre indice sur la teneur d’Ema : son recours à l’apparat chromatique, avec des teintes colorées souvent envoûtantes.

Pablo Larraín ne cache pas que son film comporte des parentés avec le Théorème de Pier Paolo Pasolini. Ema, le personnage principal, se trouve ainsi au centre de toutes les attentions. Elle conditionne le récit de la même manière qu’elle affecte tous ceux qu’elle croise : puissamment, inexorablement. Un montage-séquence érotisant l’indique très clairement, puisque son seul invariant est précisément cette jeune danseuse professionnelle tourmentée par une adoption qui a mal tourné. Là se situe le point de départ du long métrage : Ema n’est autre qu’une mère démissionnaire aux comportements déplacés. C’est ainsi que la société la perçoit – on le comprend notamment lors d’une réunion scolaire. Elle demeure cette femme dépourvue d’instinct maternel qui a sorti le jeune Polo de l’orphelinat avant de l’y remettre après qu’il a provoqué un incendie ayant blessé sa tante. « La trahison d’une mère, c’est inhumain. » Et d’ailleurs, « il faut être une mauvaise femme » pour tourner le dos à un enfant.

Succédant à plusieurs films historiques (No, Neruda ou Jackie), Ema se distingue en s’emparant enfin du Chili contemporain. Pablo Larraín prend pour cadre la ville aux mille couleurs de Valparaiso, moderne, labyrinthique et hautement cinégénique. C’est là que Mariana Di Girólamo, dont c’est le premier grand rôle au cinéma, va exprimer toute sa sensibilité : avec un corps libéré se déhanchant au rythme du reggaeton, par les douleurs parentales qu’elle exprime, en usant de son magnétisme pour séduire ses futur.e.s amant.e.s, en signifiant sa position avancée parmi la jeunesse insurrectionnelle à coups de lance-flammes. Même si sa vulnérabilité ne transparaît qu’occasionnellement à l’écran, et essentiellement au travers de postures figées (son regard désabusé à travers une vitre, sa prostration dans le bus ou sur un manège), Mariana Di Girólamo campe avec talent cette femme abîmée doublée d’une mère déchue.

Pablo Larraín se garde de porter tout jugement de valeur sur son personnage. Il préfère l’effeuiller peu à peu, faire état de sa complexité et de sa pluralité, le tout dans une construction narrative éclatée qui se marie parfaitement aux fêlures mises en scène. Si Ema est considérée comme une mère démissionnaire coupable d’avoir perverti son enfant, c’est avant tout parce qu’elle cherche à s’affranchir d’un conditionnement social qui nous renvoie, dans la filmographie de Pablo Larraín, aux longs métrages consacrés à Augusto Pinochet ou Gabriel González Videla. Car quel que soit le Chili portraituré par le cinéaste, on en revient toujours aux mêmes questions d’émancipation, de liberté et d’épanouissement. Dans Ema, ces considérations se traduisent par les incendies, le papillonnage charnel ou l’abandon de la charge parentale (en plus de la danse). Le corps s’appréhende avant tout pour son potentiel libérateur, le sexe n’étant qu’une version accentuée des chorégraphies répétées par Ema et sa troupe. Cette logique finit d’ailleurs par former une boucle : Ema sera engagée dans une école pour initier des jeunes aux subtilités de l’expression corporelle.

Formellement, Ema possède une grandeur incontestable. L’élégance de la mise en scène, les travellings et panoramiques en série, les plans aux couleurs variées et aux symétries étudiées, les lumières enchanteresses (des feux de circulation aux clignotants en passant par les spots, les éclairages multicolores ou les gyrophares), les panoramas sur la mer ou une ville labyrinthique, les séquences dévolues à la danse, les peintures criardes sur les murs et les façades, tout contribue à conférer à Ema des qualités figuratives appréciables.

Par extension, le film porte sur la vie et la mort, sur le désir et ce qui l’entrave, sur la construction identitaire et les comportements autodestructeurs, sur les conventions et les pulsions qui invitent à les transgresser. Et le moindre des paradoxes d’Ema n’est certainement pas ce corps en mouvement si expressif… mais orné d’un visage fermé et très peu engageant. Pablo Larraín y présente des artistes instables, des couples dysfonctionnels, une sexualité dégagée de tout cadre hétéronormé. Et il laisse le feu s’insinuer partout : dans des répliques incendiaires, des désirs et des danses enflammés, un mobilier urbain calciné… Le 35mm anamorphique laisse une place prépondérante aux décors, éclatants de couleurs et semblant, in fine, s’inscrire en faux contre un Chili conservateur et corseté.

BONUS

Aux côtés d’un clip et d’une bande-annonce, le seul supplément notable est un petit livret contenant une interview instructive de Pablo Larraín et Mariana Di Girólamo. On y évoque l’écriture du film, jamais définitive, évolutive tant sur le tournage qu’au montage. On y décrit Ema comme une artiste laissant son empreinte sur la ville par le biais de ses incendies. On y revient aussi sur le choix de Valparaiso, sur l’utilisation du grand angle, sur les ponts avec Chagall et Gauguin ou sur la volonté de construire des personnages de femmes indépendantes, en quelque sorte en autarcie et ce, y compris pour le sexe.

Fiche technique :

Editeur : POTEMKINE
Public légal : tous publics
Langue 1 : espagnol Dolby Digital 5.1
Sous-titrage 2 : français
Format image : 4/3
Qualité : Pal
Durée : 103 Minutes
couleur/noir blanc : Couleur
Stéréo / Mono : stéréo
Bonus : Bande originale de Nicolas Jaar, Livret avec interview de Pablo Larrain, Clip du film, Bande annonce du film

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3.5
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