Chaînes conjugales est une exploration des mœurs, une analyse sociologique, une critique de la société américaine. Pour la première fois, le chef-d’œuvre de Joseph L. Mankiewicz paraît en Blu-ray, dans une édition de grande qualité signée ESC.
Quand Joseph L. Mankiewicz portraiture les banlieues résidentielles états-uniennes, tout y passe : les rues bordées d’arbres majestueux, les allées proprettes, les jardins impeccablement entretenus, les maisons surdimensionnées, les époux en costume et leurs femmes prêtes à sacrifier un samedi ensoleillé pour organiser un pique-nique avec des enfants orphelins sur les bords d’une rivière… Ce décor de carte postale ne résiste qu’un temps, avant que les trois épouses de Chaînes conjugales ne reçoivent un courrier de leur amie Addie Ross leur apprenant qu’elle quitte la ville… avec le mari de l’une d’entre elles. Ce prétexte narratif va permettre au cinéaste du verbe de façonner trois flashbacks autonomes enluminés de répliques raffinées, portant sur chacune des protagonistes.
Il suffit d’un plan insistant sur une cabine téléphonique pour comprendre que les trois femmes craignent toutes de voir leur couple péricliter. Et pour cause : elles se sentent prisonnières de leur statut ou des conditions ayant œuvré à leur union maritale. Comment s’habiller avec classe après qu’un uniforme militaire a éclipsé pendant longtemps toute différence sociale ? Deborah, campée par Jeanne Crain, a peur de faire tache dans un country club, elle dont le « papa s’endettait constamment pour les machines » et qui se voit aujourd’hui comme « la nouvelle » qui suscitera à coup sûr les regards moqueurs et les commentaires désobligeants. « Vous êtes gâtée… Brad a de la classe et du fric », lui assènera-t-on en guise de confirmation. Comment s’élever par le travail quand celui-ci ne paie pas ? C’est la question qui taraude Rita (Ann Sothern), dont le mari (Kirk Douglas), modeste professeur, gagne à peine de quoi payer la domestique. Comment lever les doutes sur la sincérité de son amour quand on a épousé un patron fortuné après l’avoir fait longuement patienter ? Lora Mae (Linda Darnell) n’est pas passée sans suspicion d’une maison jouxtant les voies ferrées, ébranlée par les allées et venues des trains, au confortable palace d’un industriel vieillissant (Paul Douglas).
À chaque fois, avec la sophistication d’un Ernst Lubitsch, initialement pressenti pour le tournage, Joseph L. Mankiewicz habille ses flashbacks de scènes, de gestes, de propos qui éclairent d’une lumière profuse les enjeux. Deborah sort dans une robe « démodée » et trouée. Rita espère faire de son mari professeur un publicitaire grassement rémunéré. Lora Mae se perçoit comme une vulgaire « marchandise », tandis que son époux, tout aussi suspicieux, se considère comme « une machine à sous » ou un « tiroir-caisse ». La fragilité des trois femmes est exprimée avec habileté et mise en parallèle avec l’insolente liberté d’une Addie Ross apparemment vénérée par tous les hommes. Quelques citations lourdes de sens permettent en outre d’identifier sans mal les us et coutumes de l’époque. Parmi celles-là, distinguons la sentencieuse « Le sexe fort est là pour subvenir aux besoins du sexe faible » et la non moins caricaturale « Les gens du show-biz boivent toujours du scotch ».
Si le verbe permet à lui seul de satiriser la bourgeoisie américaine, avec une actualité toujours brûlante, la mise en scène n’est pas en reste. S’illustrant par une authentique science du cadre et des séquences tirées au cordeau, Chaînes conjugales remporta les Oscars du meilleur réalisateur et du meilleur scénario adapté (de John Klempner en l’occurence), installant de ce fait, de manière définitive, Joseph L. Mankiewicz en bonne place à Hollywood. La critique de l’american-way-of-life et des conventions régissant la vie en société, particulièrement celles menant à l’obsession de reconnaissance sociale, semble annoncer un chef-d’œuvre tel que Le Limier, où le sentiment de supériorité dicte leur conduite à deux hommes basculant à grand fracas dans la surenchère. L’ironie de Chaînes conjugales veut toutefois qu’Addie Ross, si enviée, reparte seule après avoir interrogé une époque, un milieu social, leurs mœurs et trois couples aux vulnérabilités évidentes.
BONUS ET RESTAURATION
Le son et l’image sont très appréciables. Piqué, stabilité, granulation : le travail réalisé sur ce film mérite d’être salué. Le spectateur pourra en outre profiter d’un long entretien avec l’historien du cinéma Antoine Sire, intitulé La Femme américaine moderne. Il y explique le rôle de Darryl F. Zanuck concernant l’affinage scénaristique, revient sur les cinq actrices faisant le sel du film, évoque la satire sociale et la critique du mercantilisme placées au cœur du scénario, mais aussi l’audace cinématographique de l’après-guerre ou la manière de concevoir le personnage d’Addie Ross comme une « menace invisible » propre à nourrir tous les fantasmes.
Fiche technique
USA | 1949 | Durée : 103 mn | Image : 1.37 | Langue : anglais | Son : mono 2.0 | Sous-titres : français
Suppléments : Entretien autour du film avec Antoine Sire – Dans la même collection
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