Rimini Editions propose en combo DVD/Blu-ray le second long-métrage de Martin Scorsese, le méconnu Bertha Boxcar (1972). On y découvre le maître new-yorkais dans un contexte pour le moins déstabilisant, puisqu’il tourne ici sous l’égide de Roger Corman une pure fiction d’exploitation, au budget réduit, après avoir installé sa caméra dans le Sud profond, un cadre totalement inédit pour le cinéaste. S’il demeure à des années-lumière des chefs-d’œuvre ultérieurs, Bertha Boxcar est un véritable OVNI dans la carrière de Scorsese. C’est principalement à ce titre que le film mérite d’être redécouvert, d’autant plus qu’il est accompagné ici de deux bonus fort intéressants.
Le rôle de Roger Corman dans le début de carrière de bon nombre de grands metteurs en scène et comédiens américains vaudrait un article à part entière. Le « pape du cinéma pop », un surnom plus flatteur que celui de maître du cinéma d’exploitation, influença en effet le Nouvel Hollywood dès le milieu des années 1960 et joua un rôle non négligeable dans le lancement d’artistes tels que Francis Ford Coppola, James Cameron, Ron Howard ou, de l’autre côté de la caméra, Jack Nicholson, Sylvester Stallone ou Bruce Dern. A cette liste (non-exhaustive), il convient d’ajouter le nom de Martin Scorsese. Revenir sur le parcours invraisemblable de l’homme à la cinquantaine de réalisations et environ 400 productions, encore actif aujourd’hui à l’âge de 95 ans (mais abonné à la production de nanars depuis une vingtaine d’années), prendrait beaucoup trop de temps et n’est pas l’objet de cet article. Concentrons-nous alors simplement sur la période à laquelle Bertha Boxcar (Boxcar Bertha en version originale, ne nous demandez pas pourquoi le titre français a été inversé) fut tourné. En 1970, Corman, attaché à son indépendance (même s’il compte également une longue expérience au service des majors), fonde New World Pictures, une modeste société de production. Il y renoue avec une de ses marottes, la production de séries de films thématiques (souvenons-nous que sa carrière fut ainsi véritablement lancée avec sa célèbre série d’adaptations d’œuvres d’Edgar Allan Poe) : les bikers, les infirmières, les femmes en prison, etc. Il garde une autre bonne habitude formée bien des années plus tôt : la rentabilité, la grande majorité de ses projets étant réalisés à petit budget et remportant un franc succès dans les circuits secondaires.
Comme il le faisait très régulièrement, Corman produit encore de temps en temps des films pour le compte d’autres compagnies, ce qui est le cas en 1972 avec Bertha Boxcar, qui fut produit pour AIP (American International Pictures), société pour laquelle il fut un des producteurs attitrés dès sa création en 1954 (sa première production, cela ne s’invente pas, y fut un film de bagnoles intitulé The Fast and the Furious !). Que le film soit produit indépendamment ou pour le compte d’une structure plus importante ne change cependant strictement rien aux méthodes de travail de Corman et aux thèmes qui l’inspirent. Ainsi, en 1970 il réalisa lui-même (pour le compte d’AIP) Bloody Mama, un film vaguement inspiré de la vie de la célèbre gangster Ma Baker, avec Shelley Winters dans le rôle principal, dans lequel on trouve aussi un tout jeune Robert De Niro ! Le film plaît à Corman et il remporte un joli succès commercial, alors que fait-il ? Il exploite le filon du film criminel féminin, pardi ! Son épouse Julie (cf. « Suppléments » plus bas) se lance à la recherche de sujets similaires, et tombe sur Sister of the Road, l’autobiographie d’un personnage fictionnel nommé Boxcar Bertha, écrit par Ben Reitman. Le projet est dès lors prêt à être mis sur les rails.
Et Scorsese, dans tout cela ? Après avoir tourné plusieurs court-métrages dans les années 60 (dont le saignant The Big Shave en 1967) alors qu’il étudie encore à la Tisch School of Arts de New York, il réalise son premier long-métrage sur plusieurs années, à cheval sur la fin de ses études et le début de sa carrière de cinéaste. Initialement intitulé I Call First, Who’s That Knocking at My Door (1967) contient déjà bon nombre de thèmes fétiches de Scorsese, étroitement liés à son éducation religieuse italo-américaine, notamment la culpabilité et la rédemption. A l’occasion de ce film, il collabore avec deux collègues étudiants qui deviendront des partenaires fidèles, le comédien Harvey Keitel et la monteuse Thelma Schoonmaker. En dépit de quelques critiques élogieuses, cette œuvre de jeunesse (même si Scorsese a déjà 25 ans à sa sortie), encore maladroite, ne fait pas vraiment démarrer sa carrière – pour cela il faudra attendre Mean Streets, son troisième opus. Le cinéaste mettra cinq ans à mettre sur pied son second projet, période qu’il mettra à profit pour rencontrer quelques futures grandes figures du cinéma américain des années 70 (parmi lesquels Robert De Niro, que lui présente Brian De Palma, ainsi que John Cassavetes qui deviendra son premier mentor) ainsi que monter et assister le réalisateur Michael Wadleigh sur le documentaire Woodstock (1970).
Peut-être est-ce cette longue attente qui précipita la collaboration par ailleurs improbable entre Scorsese et Roger Corman. Ce dernier, qui croit au talent du jeune cinéaste après avoir vu son premier long-métrage, lui propose de réaliser son nouveau projet, Bertha Boxcar. Cette vraie série B est à l’évidence un projet de Corman, non de Scorsese à qui sont imposés le scénario, les acteurs et 24 jours de tournage en Arkansas, loin de sa « base » new-yorkaise. Soyons clairs : si vous voyez ce film aujourd’hui sans savoir que c’est le futur metteur en scène de Taxi Driver, Raging Bull et Les Affranchis, parmi tant d’autres chefs-d’œuvre, qui l’a réalisé, il est presque impossible de le deviner. Rien que le cadre sudiste et rural, la bande-son omniprésente constituée de country et de bluegrass, et l’héroïne féminine (très rare chez le cinéaste) en font presque un exercice de contre-emploi pour Scorsese !
Le scénario du film, écrit par les époux Joyce et John William Corrington (plutôt spécialisés dans les productions télévisées) est à la fois simple et assez lâche, puisqu’il conte les aventures de Bertha Thompson (Barbara Hershey), une jeune vagabonde qui sillonne les Etats-Unis de la Grande Dépression en empruntant clandestinement des wagons de marchandises. Elle fait la rencontre de « Big » Bill Shelly (David Carradine), un syndicaliste communiste qui pousse ses collègues cheminots à la grève. Le couple, bientôt rejoint par deux acolytes, Rake (Barry Primus) et Von (Bernie Casey), devient une bande de gangsters qui attaque les trains et fuit une justice expéditive. Au sein de la distribution inégale, la relation entre la femme-enfant Bertha et le syndicaliste à l’éthique compromise Bill sonne juste. Et pour cause : Hershey était à l’époque la compagne de Carradine (dont le père John joue également dans le film), dont elle attendait même l’enfant. Le récit sans fil directeur, si ce n’est la violence et le sexe – répondant ainsi aux critères du genre –, ne laisse pas beaucoup d’espace pour que Martin Scorsese puisse y imprimer son style encore naissant. C’est du moins le cas jusqu’à cette très surprenante scène finale de crucifixion, analysée à juste titre dans les suppléments (lire ci-dessous). Dans cette violence christique, aussi brutale qu’inopinée, on reconnaît enfin la « patte » Scorsese… alors que la scène était déjà incluse dans le scénario !
Synopsis : Pendant la Grande Dépression, Bertha Thompson assiste à la mort accidentelle de son père. Elle se retrouve à vagabonder en utilisant les wagons des trains de marchandises pour se déplacer. Elle fait la connaissance de « Big » Bill Shelly, un syndicaliste qui va lui transmettre son sentiment de révolte. Associés à deux autres acolytes, ils deviennent des pilleurs de trains.
SUPPLÉMENTS
Deux suppléments intéressants sont proposés par Rimini. Le plus important consiste en une interview d’Alexis Trosset, co-auteur du livre Martin Scorsese (2003). Celui-ci revient d’abord en détail sur la genèse du projet (début de carrière de Scorsese, rencontre avec Roger Corman, etc.), expliquant notamment que Corman avait imaginé Bertha Boxcar pour le circuit secondaire, celui des petites salles de cinéma et drive-in, où le film performa à la hauteur des attentes – passant plus ou moins inaperçu dans le circuit traditionnel. Le caractère impersonnel de l’œuvre est bien sûr analysé, notamment via la présence de Barbara Hershey, dont Trosset loue les capacités à jouer avec son corps, alors que Scorsese, qui a toujours porté un regard distancié et admiratif sur les femmes, leur a toujours offert des rôles de personnages forts et inaccessibles. Trosset identifie par contre le style précoce du cinéaste dans certains éléments tels que les effets de montage (dont Scorsese s’est chargé), certes appliqués parfois maladroitement mais « l’empreinte » est bel et bien là. Quant à la scène de la crucifixion, elle est l’occasion pour l’auteur de rappeler l’importance de l’éducation catholique du cinéaste dans ses œuvres, ainsi que la fréquence de brusques explosions de violence dans plusieurs films (il cite l’exemple de Casino, auquel on peut ajouter celui des Infiltrés, parmi d’autres). En passionné de Scorsese, Trosset propose une analyse vivante et riche en anecdotes, comme en révélant que lorsque le metteur en scène entama la préproduction de son troisième film, Mean Streets, Corman se proposa à nouveau pour l’aider… à condition qu’il déplace l’intrigue dans le milieu afro-américain ! Après quelques hésitations, Scorsese préféra heureusement conserver le projet tel qu’il l’avait imaginé, c’est-à-dire beaucoup plus proche de son propre milieu. And the rest is history, comme on dit…
C’est ensuite au tour de Julie Corman, l’épouse du célèbre réalisateur-producteur et productrice associée de Bertha Boxcar, de se prêter à un entretien plus court mais également intéressant. Elle revient notamment sur l’importance du film précédent de son mari, Bloody Mama, dans son envie de réaliser un autre opus avec une femme gangster, exploitant ainsi la veine ouverte plus tôt par Bonnie et Clyde (Arthur Penn/1967). Julie Corman fut chargée de dénicher une histoire d’une criminelle féminine, ce qui ne fut guère aisé, le sujet étant relativement tabou à l’époque. Elle retient enfin l’incroyable sens du détail de Scorsese, qui avait minutieusement storyboardé chaque scène, une habitude qu’il gardera durant toute sa carrière.
En conclusion, si le film s’adresse surtout aux fans jusqu’au-boutistes du maître new-yorkais et aux curieux souhaitant le découvrir dans un contexte insolite, on se réjouit du soin apporté à cette édition de qualité.
Suppléments de l’édition combo DVD/Blu-ray :
- interview d’Alexis Trosset, co-auteur du livre Martin Scorsese (2003)
- interview de Julie Corman, productrice associée du film
Note concernant le film
Note concernant l’édition