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Naissance des pieuvres et du cinéma de Céline Sciamma

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

Naissance des pieuvres marque en 2007 les premiers pas de Céline Sciamma en tant que réalisatrice. Après un court métrage, elle propose ce film d’adolescentes, de désir et de construction de soi. Un film tout simple mais plein d’enjeux qui dessinent le destin d’une réalisatrice passionnée et engagée à travers des fictions qui font grandir.

« Un film sur les filles, joué et fait par des filles »

Céline Sciamma réalise en 2007 un rêve d’étudiante. En effet, son scénario (département suivi à La Femis) de fin d’études devient son premier long métrage. Le film raconte l’histoire d’adolescentes en plein questionnement et dont les histoires d’amour sont le balbutiement de leurs choix identitaires. Elle déclare à son sujet en 2007 que Naissance des pieuvres est « un film sur les filles, joué et fait par des filles ». C’est cela déjà la première révolution de la réalisatrice. Elle centre son sujet : pas de parents, des filles surtout, et peu de garçons. Elle explore avant tout ce que c’est qu’avoir quinze ans et de poser ses yeux sur un être que l’on va aimer, sans pouvoir dire d’abord que c’est de l’amour. Quand Marie voit Floriane pour la première fois, elle sort de sa torpeur. L’éveil des sens est, chez Céline Sciamma, un réveil de l’âme, une mise en mouvement. Marie a l’air bougon et enfantin quand Floriane ressemble davantage à une jeune fille en train de grandir. Toutes deux sont engoncées dans des rôles qu’elles se sentent obligées de tenir. A leurs côtés, Anne aussi voudrait sortir de l’image qui lui est assignée (par sa corpulence). Toutes trois, plus ou moins ensemble, vont faire l’expérience douloureuse (mais salvatrice) qu’est celle de casser son image. La pieuvre qui apparaît dans le titre, c’est encore Céline Sciamma qui le dit, « a la particularité d’avoir trois cœurs ». Voici qu’ils se mettent à battre sous nos yeux.

« Les filles légères ont le cœur lourd »

Chez Céline Sciamma tout est une question de regards et plus encore avec ce film. Que ce soit en évoquant la dernière image vue avant de mourir par des milliers de gens ou en montrant comment une rencontre change un être, Céline Sciamma ne cesse d’évoquer la force du regard. Elle ira plus loin dans cette exploration avec Portrait de la jeune fille en feu, mais déjà Floriane pourrait dire à Marie « si vous me regardez, qui je regarde moi ? ». Car si Marie ne lâche pas Floriane des yeux, cette dernière sent qu’avec elle, elle peut être autre. Aux yeux des autres filles (et des garçons !), Floriane est celle qui a déjà eu un rapport sexuel, la fille fatale et facile. Et elle se doit, à travers les codes physiques de la natation synchronisée, croit-elle, de correspondre à l’image que les autres attendent d’elle. Pourtant, c’est autre chose qui bat dans son cœur, une envie d’indépendance qui se dessine. En plaçant son décor dans une piscine et dans cet univers ultra codifié de la natation synchronisée, Céline Sciamma construit un carcan que ses personnages devront déconstruire. La bataille est rude pour ces corps qui allient à la fois une grande puissance (le sport demande de la performance) et une féminité exacerbée (par le maquillage et les tenues). L’enjeu pour Floriane, c’est que les garçons la laissent un peu tranquille alors qu’Anne aimerait simplement qu’ils la regardent. Encore une fois rien de simpliste, Alex Beaupain l’a très bien écrit « les filles légères ont le cœur lourd ».

Sortir du cadre 

Bien longtemps avant que tous les films ne soient observés à l’ère du post #metoo, des réalisatrices comme Céline Sciamma parlaient déjà des questions de représentation, d’enjeu autour du corps des femmes. Il y a ainsi une révélation assez claire de la part de Floriane autour de son entraîneur. Révélation d’autant plus bouleversante que Floriane prétend que c’est « flatteur ». Or, son esprit, à travers le regard de Marie, va peu à peu changer. Elle refusera avec elle la normalité. Pour autant, la cruauté des sentiments (on pense notamment à l’unique scène de sexe du film où tout se lit sur les visages des deux héroïnes), la solitude de l’amoureuse sont aussi évoquées. Cruauté parce que Floriane n’est pas en capacité de répondre à l’amour de Marie qui elle-même a une fascination presque morbide pour son amie : elle va jusqu’à s’amouracher de ses déchets récupérés dans une poubelles. Marie observe beaucoup et c’est ce statut qu’endosse le spectateur. La réalisatrice filme avec beaucoup de délicatesse aussi ce monde cruel de l’adolescence, en plantant son décor dans celui de son enfance :  l’axe Majeur à Cergy-Pontoise, la piscine de la même ville. Ces deux lieux sont des moments stratégiques du film où les héroïnes se livrent et s’écrivent. Dans l’ombre, chacune des héroïnes se bagarre avec le désir, l’envie d’avancer et les apparences. Déjà, la réalisatrice écrivait des parcours hors des sentiers battus, des rêveries en contact avec le réel. Elle créait aussi ces images manquantes dont elle est spécialiste : deux amies qui se réconcilient dans une piscine, une première fois pas idéalisée et une danse lancinante qui venait clôturer un film en apparence étouffant dans lequel les héroïnes apprennent à respirer.

Naissances 

On voyait également, en même temps que la réalisatrice, naître l’actrice Adèle Haenel (dont on aurait aimé que ce soit réellement le premier film…). Fascinante, combative, à l’aise dans ses baskets, avec ce grand corps qu’elle impose à l’écran, l’actrice submergeait tout. Céline Sciamma a écrit le film en pensant à L’Effrontée pour les relations qui se nouent entre les personnages, le rapport de fascination notamment ou encore à Fucking Amal, petit bijou suédois, où des filles qui s’aiment veulent quitter leur trou. Il y a de tout cela dans le film, une volonté de sortir de l’enfance, un entre-deux, qui est celui de tous les possibles et ce regard porté sur les personnages qui les fait partenaires et non objets de l’action. Céline Sciamma n’a cessé de montrer comment tout bouge à chaque instant, chaque rencontre et chaque regard, peut nous faire basculer. Elle a signé ici avec Naissance des pieuvres un manifeste pour que rien ne soit figé et peut rejeter en bloc cette idée chantée par Céline Dion qu’ « on ne change pas ». Au contraire, c’est en se nourrissant des regards bienveillants, amicaux et amoureux, portés sur soi, que l’on avance, sans cesse. On peut ainsi, grâce à une capacité à refouler les fantasmes et les clichés, apprendre, à 15 ans en tant que fille, à manger une banane sans craindre les regards sur soi. Une véritable renaissance !

Bande annonce : Naissances des pieuvres

Reporter LeMagduCiné