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« John Carpenter, un ange maudit à Hollywood » : l’anti-Spielberg

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Stéphane Benaïm publie aux éditions LettMotif l’essai John Carpenter, un ange maudit à Hollywood. Il y revient, en clerc, sur le caractère fondateur, dérangeant et inventif d’un cinéaste dont le talent a été indexé, à son corps défendant, à une forme d’incompréhension publique.

S’il a disparu des radars hollywoodiens depuis The Ward (2011), John Carpenter n’en reste pas moins l’un des cinéastes les plus influents et innovants du cinéma américain. Tout au long de sa carrière, il a façonné des œuvres de grande qualité, redéfini les codes du cinéma de genre et multiplié les clins d’œil aux classiques et aux westerns. En explorant sa filmographie, Stéphane Benaïm peut marteler cette évidence : en délicatesse avec les studios – il ne se remettra jamais de l’échec de The Thing (1982) et se verra renvoyé d’Universal à sa suite –, Big John a pourtant donné ses lettres de noblesse aux boogeyman et initié le slasher avec Halloween, la nuit des masques (1978). Il a mis en scène plusieurs personnages iconiques, dont l’anti-héros Snake Plissken, indissociable de sa barbe, de ses cheveux longs et de son bandeau noir, qu’il arbore dans un monde post-apocalyptique rendu au dernier degré du désespoir. On lui doit des représentations de petites communautés menacées (The Fog ou Le Village des damnés s’ajoutent ici à Halloween) par des monstres essentiellement nocturnes (qu’il s’agisse de « The Shape », d’un brouillard ou de la faune ensauvagée de New York 1997). Admirateur d’Alfred Hitchcock ou Howard Hawks, il n’hésitera pas à parsemer ses propres films de références, que ce soit à travers Assaut, western urbain calqué sur Rio Bravo, les lieux de tournage (The Fog investit les mêmes contrées de Bodega Bay que Les Oiseaux) ou les noms de ses personnages, voire le choix de ses acteurs (la liste est longue, mais Psychose y est bien représenté).

L’anti-Spielberg

Après une monographie consacrée aux extra-terrestres au cinéma, Stéphane Benaïm se penche cette fois sur un « ange maudit » du septième art. Et quoi de mieux, pour en expliquer l’essence, qu’invoquer… les extra-terrestres ? Adapté d’une nouvelle de John W. Campbell, The Thing met en scène une créature venue d’ailleurs, ayant la capacité de se fondre dans une petite communauté sise dans une station scientifique en Antarctique, et s’apprêtant à la décimer dans un climat anxiogène et paranoïaque qui n’est pas sans rappeler L’Invasion des profanateurs de sépultures, de Don Siegel. John Carpenter prend le parti de surexposer son monstre, un animatronique protéiforme inspiré d’une représentation de Gustave Doré pour la Divine Comédie de Dante. Elle ne veut rien en cacher. Mais tandis que Big John est convaincu (à juste titre) des potentialités de son film, ce dernier essuie les critiques de la presse et le désintérêt du public. Stéphane Benaïm revient à plusieurs reprises sur le traumatisme qu’a constitué cette mésaventure. Contrairement à Steven Spielberg, son contemporain qui change en or tout ce qu’il touche, Carpenter va échouer à faire accepter son extra-terrestre, bien plus sombre, à Hollywood.

Évincé des studios Universal, John Carpenter doit accepter, à contrecœur, de réaliser Christine, une adaptation du roman de Stephen King. Bien qu’il exprime de nombreuses réserves sur les qualités intrinsèques de son film, il le tapisse de trouvailles visuelles et scénaristiques, racontant la déshumanisation de son jeune protagoniste à mesure qu’il humanise sa mystérieuse et sanguinaire Plymouth Fury. C’est dans le même esprit de « rachat » qu’il mettra en chantier les films Starman et Big Trouble in Little China, une romance fantastique et une comédie burlesque aux antipodes de ce que Big John a l’habitude de réaliser. Stéphane Benaïm l’énonce parfaitement : un décalage subsiste entre Carpenter et son public. On pourrait l’expliquer, au moins en partie, par sa volonté de dépeindre dans ses pires travers la société américaine. Racisme, individualisme, violence, instinct de prédation, dualité ne cessent de transparaître à travers sa filmographie. They Live en constitue un exemple édifiant : le cinéaste y interroge l’esprit critique, les messages subliminaux et le conditionnement mental dans une société américaine shootée au néolibéralisme et sous la coupe d’entités extraterrestres avançant masquées. Ces citoyens aux esprits formatés incapables de faire preuve de sagacité ne représenteraient-ils pas, sous forme d’écho, ces masses de spectateurs biberonnées à un cinéma conventionnel expurgé d’aspérités ? L’ouvrage apporte des éléments de réponse qui abondent dans ce sens.

Pour la postérité

Cinéphile, technicien éprouvé, John Carpenter s’inspire de nos cauchemars pour façonner son cinéma. Formé à l’Université de Californie du Sud, il aura contribué, durant sa longue carrière, à redéfinir le cinéma fantastique et d’horreur. Avec Halloween, la nuit des masques, il a introduit un nouveau type de méchants : un tueur en série impitoyable, muni d’un masque et d’une arme blanche, incarné par Michael Myers, qui a ensuite servi d’incubateur au genre du slasher. Nommément cité par Scream, parrain de Freddy Krueger ou Jason Voorhees, le film est aux boogeyman ce que The Thing sera à l’isolement et à la paranoïa au cinéma.

John Carpenter a créé des personnages iconiques et mémorables qui ont laissé une empreinte durable dans l’imaginaire cinématographique. On pourrait citer L’Antre de la folie ou They Live en plus des Halloween ou New York 1997 pour leur recours à des antihéros atypiques et ambigus, souvent confrontés à des ennemis inhumains. Par ailleurs, comme le rappelle l’auteur, le personnage de Laurie Strode (Jamie Lee Curtis) dans La Nuit des masques a consacré un nouveau modèle pour les héroïnes de films d’horreur, la final girl.

Aux motifs horrifiques (enfermement, menaces extérieures et/ou dissimulées, etc.) s’ajoutent dans son œuvre des thèmes politiques et sociaux. On l’a vu, John Carpenter, un ange maudit à Hollywood en fait abondamment état. L’ouvrage n’omet pas non plus de revenir sur ses premières productions, y compris universitaires, ni de souligner son important travail sur la bande sonore de ses films, puisque Big John a composé lui-même de nombreuses partitions passées à la postérité. Comparé à Josef von Sternberg par Stéphane Benaïm, Carpenter a certes connu des difficultés pour produire ou faire accepter ses films par le public, mais il figure aujourd’hui incontestablement parmi les réalisateurs hollywoodiens les plus influents. Réhabilité, cité, et souvent vénéré.

John Carpenter, un ange maudit à Hollywood, Stéphane Benaïm
LettMotif, octobre 2022, 216 pages

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