Adoubé par Steven Spielberg et Francis Ford Coppola, un certain graphiste belge a élaboré tout un tas d’affiches de cinéma alternatives qui redonnent toutes leurs lettres de noblesse à l’art de l’illustration. Laurent Durieux joue le rôle d’intermédiaire entre le public et les films qu’il promeut. Nous avons eu l’opportunité d’évoquer avec lui sa cinéphilie à travers son univers créatif et son coffret Collector Fnac de Dune : Deuxième partie, disponible dès le 10 juillet 2024.
Vous pouvez imaginer que chaque idée, chaque chose avec laquelle j’ai joué, c’est comme un Lego. J’ai besoin de voir dans quel ordre je vais les mettre et comment je vais les emboîter pour que cela fasse une belle forteresse cérébrale.
Vous avez eu l’opportunité de redonner vie à de nombreux films à travers vos posters alternatifs. Vos talents vous ont également permis de vous rapprocher un peu plus d’Hollywood et du cinéma, que vous adorez. Pouvez-vous revenir sur votre parcours artistique, votre métier ?
Je suis graphiste de formation, mais je suis un graphiste qui dessine, car en réalité aujourd’hui les graphistes ne sont pas du tout des illustrateurs. J’ai toujours été très attiré par la typographie, le visuel et la bande dessinée. Après une vingtaine d’années dans le graphisme, je me suis mis à faire des affiches pour le plaisir, parce que je m’ennuyais terriblement dans mon travail quotidien. J’étais même proche de la dépression, parce que j’avais le sentiment que je n’avais pas les boulots que je méritais. J’ai commencé à faire des affiches, mais pas du tout de cinéma, plus des illustrations avec de la typographie en 2005. Puis sans rien dire, j’ai collectionné les images que je mettais sur Flicker pendant cinq ou six ans. Puis les Américains sont tombés sur mon travail et ont commencé à me commander des affiches de cinéma. Là on est en 2010 ou 2011, j’ai appris à cette époque qu’il existait l’affiche alternative. Il s’agit de produits marketing licenciés et vendus à des collectionneurs de sérigraphie et de belles images, qui sont souvent fans du film et parfois aussi de l’artiste. Cela fait maintenant treize ans que je ne fais quasiment plus que des affiches alternatives de cinéma.
Quels sont les artistes qui vous ont influencé ? Comment définiriez-vous le style que vous employez dans vos œuvres ?
Plein d’artistes m’ont influencé. On ne se réveille pas un matin artiste avec un style défini, c’est une espèce de chemin que l’on fait tout le long de sa carrière, avec des affinités que l’on a plus ou moins avec des artistes. J’adore toujours Jean Giraud « Moebius », qui est un artiste français extraordinaire. J’aime également des artistes américains des années 30 et 40, qui sont beaucoup moins connus, et qui ont été un moteur pour moi dans la création de mon style, comme un illustrateur graphiste qui s’appelle Antonio Petrocelli. Ce sont des gens qui m’ont vraiment énormément influencé. De même pour les designers du mouvement Streamline, comme Raymond Loewy, qui était un français immigré aux États-Unis dans les années 20 et qui a fait fortune là-bas. Il a été un des plus grands designers industriels du pays. C’est pourquoi on dit souvent que mon style est rétrofutur.
Qu’est-ce qui vous a motivé à en faire votre identité artistique ?
Ce sont les thèmes rétrofuturs que j’adore. J’ai commencé par dessiner des affiches rétrofutures, parce que j’avais découvert les véhicules futuristes de Raymond Loewy ou toutes ces publicités des années 30 ou 40 qui vantaient l’an 2000. Je trouvais que c’était un sujet merveilleux aujourd’hui. Il a suffi d’un journaliste pour dire que c’est un style rétrofuturiste, mais cela ne veut rien dire. On peut dire que c’est un style rétro. J’ai eu la chance que ce style tombe à la bonne période. Les gens avaient envie de ce style rétro. Ils ont été intéressés par mon approche de la gravure, mes 2.0, une gravure digitale. C’est une lecture de Gustave Doré, mais 150 ans plus tard avec les techniques d’aujourd’hui.
Les influences, elles arrivent tous les jours, tout le temps. Quand je trouve un artiste majeur, je m’en inspire, je le mets en moi, j’attends que ça infuse et je sais qu’un jour ça ressortira dans un coin d’une de mes images. Ce n’est absolument pas du plagiat. Aujourd’hui, j’ai 53 ans. Je sais ce que je peux retirer d’une image qui m’a fait vibrer. Je ne vais certainement pas la plagier, mais je me sers de très bons artistes comme d’une espèce d’impulsion pour avoir envie de faire des choses.
Vous vous nourrissez de la nostalgie, notamment celle du cinéma américain du XXe siècle.
Il se trouve que le cinéma américain, c’est souvent le meilleur, mais c’est un hasard. Ce sont les galeries qui m’ont demandé de travailler sur les films. Ils m’ont proposé les licences et ce sont souvent de très bons films d’ailleurs. Parce que c’était très cinéphile. Je pense être un cinéphile également, mais c’est grâce à eux que mon goût pour le cinéma s’est aiguisé. Parce qu’en voyant les Universal Monsters par exemple, j’ai réalisé que c’était extraordinaire, une sensibilité fabuleuse, pas forcément ce qui était prévu sur la jaquette. Si on s’arrête aux affiches officielles, on pense que ça va être une espèce de série Z. En fait, quand on regarde les films, ils sont merveilleux. J’ai pris une claque. Des vieux films, 90 ans après, un gars au fin fond de la Belgique les redécouvre et les remet en valeur.
Selon vous, quels sont les ingrédients d’une bonne affiche pour redonner envie de découvrir ces films ?
On peut avoir une très bonne affiche, mais qui n’est pas juste. Je travaille sur des films qui ont déjà une histoire et qui n’ont plus de pression marketing donc je peux être très créatif. Pour moi, une bonne affiche alternative doit être juste avec un nouveau visuel, proposer un autre point de vue, ce qui est primordial. Et elle doit surtout donner envie aux gens de revoir le film. De se dire : « Tiens, je n’avais pas vu ce film comme ça en fait. Je vais le revoir. » C’est une espèce de connivence entre mon travail et la personne qui va le voir pour la première fois. Il va se dire qu’il connaît le film par cœur, mais le visuel le désarçonne. Cela force les gens à aller revoir le film et crée un jeu de piste. J’aime bien ne pas tout donner dans un visuel, créer des visuels mystérieux, énigmatiques, et certainement pas dessiner des choses où on en dit trop.
Il y a ma vision de l’affiche alternative et celle que l’on voit dans la rue pour les nouveautés. Ce sont deux versions différentes. L’affiche alternative doit donner envie de revoir le film, mais l’affiche officielle dans la rue doit juste donner envie d’aller voir le film. Plein de choses différentes. Aujourd’hui, sur une sortie, il y a une pression commerciale. On a plus de contraintes, évidemment. On peut être artistique, mais il faut quand même communiquer des informations : les acteurs, le registre, etc. C’est un peu autre chose, on peut un peu moins se lâcher.
On peut donc dire que vos affiches reflètent l’âme du film. En cohérence avec la vision de l’auteur ou pas toujours ?
Toujours. C’est primordial. Si ce n’est pas juste et cohérent, il vaut mieux ne rien faire du tout. Je crée de nouvelles images à partir d’autres angles de la scène. Je ne prends jamais une image d’un film telle quelle, mais il faut que le cinéaste s’y retrouve, qu’il se dise : « Je n’ai pas vu mon film comme ça, mais c’est mon film et pas un autre. » C’est vraiment l’objectif numéro un pour moi. Même raisonnement avec mon affiche de Jaws (Les Dents de la mer), c’était essayer d’être un peu hors-piste. Il y a une phrase que j’adore. Un vieux peintre un jour m’avait dit « il n’y a que les poissons crevés qui vont dans le sens du courant » : je suis toujours un peu navré de voir toujours les mêmes affiches.
Revenons sur votre visuel du coffret Collector de Dune : Deuxième partie. Afin de parvenir au résultat final, vous devez analyser les films en amont et peut-être même les voir plusieurs fois. Comment procédez-vous pour sélectionner les éléments qui apparaissent sur l’affiche ? Qu’est-ce qui sera mis en valeur finalement ?
Pour Dune : Deuxième partie, c’est très compliqué car c’est un grand et un très bon film de science-fiction. Des films comme ça, on n’en a pas souvent. On a d’abord envie d’être à la hauteur et c’est là que les problèmes commencent. Quand on a une pression comme ça, le cinéaste a donné de son temps, a engagé les meilleurs artistes, etc. Ce que je vais faire, il faut que ce soit bien. Puis on regarde le film (trois fois dans mon cas) et on essaie de jouer avec les codes, mais aussi de faire quelque chose de nouveau. Si Warner Bros. vient me voir, c’est pour avoir ma vision, mon travail d’auteur. J’essaie de créer une nouvelle image. Beaucoup de choses se font sur Dune. Beaucoup de fans et d’illustrateurs sont passionnés. La difficulté est de venir avec un visuel nouveau, différent, qui ne trompe pas le spectateur, ni la vision du réalisateur, ni la mienne. C’est une adéquation un peu compliquée. Le job est de trouver quelque chose d’intéressant, esthétique et nouveau. J’ai joué avec les éléments. Cela ne vient pas tout seul. Il y a des centaines de projets déjà faits, ça tourne toujours autour des mêmes ingrédients (le désert, le ver, Paul Atréides). Ce que j’aime faire, c’est condenser un film qui n’est pas simple, riche, en un visuel.
Les cinéastes ont un certain temps pour donner vie à leur histoire. Vous, vous devez jouer sur un référentiel différent, à la force d’une seule image et d’un cadre délimité.
Les réalisateurs ont deux heures. Moi j’ai un visuel que les gens vont regarder quelques secondes, on doit pouvoir le comprendre assez rapidement. Mon challenge est de condenser plein d’éléments iconiques de l’univers de la franchise pour en faire une image neuve. Ça a l’air simple, mais c’est compliqué. Je fais ça depuis treize ans et j’ai une mécanique huilée. Moi je fais des images valises, je prends des images et je les détourne ou joue avec les échelles. Ça crée toujours du spectaculaire. Dune est spectaculaire, il faut créer un visuel spectaculaire. Mais comment faire ce qui n’a pas déjà été fait avec les ingrédients déjà connus ? J’ai trouvé cette idée toute simple, le ver qui est en même temps l’iris, puis travaillé la forme et la couleur de l’œil, qui est une caractéristique iconique de la saga Dune. Les yeux bleus avec l’eau de vie. Il y avait plusieurs projets, d’ailleurs. Jean-Philippe Dumont de chez Warner et moi, on est rapidement tombé d’accord sur ce type de visuel parce qu’on le trouvait assez appâtant et nouveau. Par exemple, il y a peu de bleu dans les visuels de Dune. Ce sont des rouges, rouges-oranges, quelque chose de très chaud. Ici, c’est le contraire. On est en décrochage, ce qui n’est pas plus mal. De même, concernant les doubles lectures. Les gens vont peut-être voir le ver bleu et pas l’œil tout de suite. Ça aussi c’est important pour moi, pouvoir de nouveau m’amuser avec les gens qui découvrent mon travail. Il y a l’idée du cerveau gauche et du cerveau droit. Les gens qui voient les espaces positifs ou négatifs.
Dans votre illustration, vous disséminez plusieurs symboles qui s’emboîtent parfaitement pour raconter l’histoire et l’évolution de Paul Atréides. Quel est votre premier réflexe afin de rassembler et confronter minutieusement les couleurs, la lumière, les ombres, les textes et les échelles ? Vous commencez à la main ?
Oui, je commence toujours à la main parce que mon cerveau me demande systématiquement de dessiner sur du papier pour trouver une idée. Je n’arrive pas à trouver une idée en travaillant directement sur l’ordinateur. J’ai besoin de me promener. Vous pouvez imaginer que chaque idée, chaque chose avec laquelle j’ai joué, c’est comme un Lego. J’ai besoin de voir dans quel ordre je vais les mettre et comment je vais les emboîter pour que cela fasse une belle forteresse cérébrale. Donc une fois que j’ai marché, je me retrouve sur le papier et je mets en scène. Ça, j’ai besoin de le faire sur papier. Ensuite, je fais un petit croquis et puis je le mets en couleur sur l’ordinateur pour apporter le fil de ce que j’ai envie de faire. Ensuite, cela part en validation. L’image est fabriquée pendant de longues semaines, ici c’était trois semaines. Parfois sur des affiches, c’est trois mois. Trois semaines, c’est encore relativement rapide, pour moi qui suis un artiste assez lent, qui peine à faire les choses. J’ai une technique qui est très lente. Comme je travaille à l’ordinateur, je me fais piéger évidemment par cette technique, donc je veux que chaque pixel soit parfait. On arrive à des visuels gargantuesques. Si je travaillais à l’acrylique ou au crayon, cela irait beaucoup plus vite.
Parmi vos illustrations, vous avez une majorité de films de monstres, de science-fiction ou de fantastique. Ce sont vos genres de prédilections ?
J’ai grandi avec les films de SF. Je suis né en 1970. Vous avez compris ce qui est sorti en 1977 (Star Wars : Un nouvel espoir). Ce sont des films que j’ai vus quand j’étais gamin qui m’ont très impacté. Puis il y a eu Goldorak, qui est sorti au club Dorothée. J’étais gamin, j’ai pris la claque. La science-fiction était très importante pour moi. À 12 ou 13 ans, j’ai découvert Métal Hurlant, qui était le magazine ultime de la science-fiction. Donc quand on me propose Dune, évidemment je suis excité parce je pense à Frank Herbert, à Alejandro Jodorowsky et aussi à mon idole de jeunesse, Jean Giraud (Moebius). Quand on me propose Dune, c’est un cadeau, mais c’est un cadeau empoisonné, car on doit être à la hauteur.
Existe-t-il des œuvres, des cinéastes ou des univers en particulier que vous souhaiteriez mettre en lumière dans un avenir proche ?
Rien ne me vient à l’idée. C’est en fonction des commandes, mais il faut que le film me plaise. Je reçois beaucoup de commandes de gens qui veulent que je fasse des affiches pour des films qui ne me plaisent pas. Et comme je suis très lent, je n’ai pas envie de traîner pendant un mois sur un film que je n’aime pas. Il faut que cela me porte, que le film sur lequel je vais travailler m’habite quelque part. C’est comme ça qu’on fait une bonne image, parce qu’on est dépassé par ça. On a envie de se dépasser car on aime profondément le sujet et le film. À partir du moment où on me propose des bons films, c’est très compliqué pour moi de refuser.
Propos recueillis par Jérémy Chommanivong, le 18 juin 2024.