Après Godard par Godard, la réalisatrice Florence Platarets raconte l’immense héritage cinéphile de Demy dans un passionnant documentaire consacré à l’œuvre de l’enchanteur de la Nouvelle Vague. De Lola à Une chambre en ville en passant par Les Demoiselles de Rochefort ou encore Model Shop, Jacques Demy, le rose et le noir met en lumière la sensualité chromatique de ses comédies musicales impérissables et revient sur les secrets de fabrication d’une filmographie intemporelle, teintée de légèreté psychédélique et de mélancolie hollywoodienne. Un portrait intime qui fait à la fois l’analyse et la synthèse de Jacques Demy et laisse entrevoir une part d’ombre derrière la légende.
Réalisé par Florence Platarets (Godard par Godard), Jacques Demy, le rose et le noir est le premier portrait complet de l’un des cinéastes légendaires de la Nouvelle Vague. Véritable voyage à travers une œuvre féerique dont la sensualité chromatique a indéniablement imprégné l’histoire du cinéma jusqu’au récent La La Land de Damien Chazelle, le documentaire explore l’intimité des archives familiales et s’appuie sur des entretiens filmés par sa compagne Agnès Varda, des souvenirs personnels tournés en Super 8 et autres bribes de making-of, pour raconter au plus près l’artiste et ses complexités.
Adolescent, déjà cinéphile et passionné de technique, Jacques aménage un studio dans le grenier du garage nantais paternel afin d’y construire des décors. C’est là qu’il tourne, à l’aide de marionnettes, ses premiers courts-métrages d’animation. Amoureux de la bobine, il reconstitue également, à sa façon, des « actualités résistantes », prémices balbutiantes de ce qui lui vaudra plus tard l’appellation péjorative de cinéaste « marxiste tendance Broadway ». À dix-huit ans, il part étudier le cinéma à l’école Vaugirard de Paris et débute en tant qu’assistant de Paul Grimault, réalisateur du chef-d’œuvre Le Roi et l’Oiseau. Vers la fin des années 1950, il se rapproche de la bande des Cahiers (Rivette, Truffaut, Godard, Rohmer) et laisse libre cours à sa fantaisie immense et sans limite. Fasciné par les maîtres d’Hollywood, imprégné des propositions esthétiques chatoyantes de Donen, Minnelli et Cukor, Demy se montre particulièrement sensible au romantisme meurtri de l’âge d’or hollywoodien ; c’est en effet dans le charme, la grâce et la légèreté de la comédie musicale qu’il trouve un pouvoir merveilleux, un rapport poétique au réel, celui de fuir le terrible ennui du quotidien. Néanmoins plus proche de la spontanéité du néoréalisme que des contraintes écrasantes du studio system, Lola (1961), son premier long-métrage tourné, faute de budget, en noir et blanc et sans prise de son directe, a d’ailleurs pour héroïne une danseuse de cabaret incarnée par Anouk Aimée, qui élève seule son jeune fils jusqu’à ce que son amant revienne la tirer de la misère.
Résolument modernes, les protagonistes des films de Demy se cherchent déjà, remettent leur vie en question, tandis que la trame porte en général sur les tensions émotionnelles liées à des départs, des ruptures et des recommencements. Son célèbre mélodrame musical, Les Parapluies de Cherbourg (1964), propose quant à lui une tranche de vie stylisée empreinte de mélancolie provinciale : Geneviève et Guy, deux amants contrariés par le destin, rêvent à quoi leur vie aurait pu ressembler si le jeune homme n’avait pas été happé par la guerre d’Algérie. Mais le déclin s’amorce brusquement avec le premier échec de Model Shop (1969), parenthèse américaine pour laquelle Demy retrouve sa Lola, bien loin de Nantes, à Los Angeles. Après 1973, le cinéaste accumule tournages catastrophiques et faillites commerciales, enterrant une seconde fois le genre désuet du film musical en 1982 avec le dérangeant Une Chambre en ville, son diamant noir et manifeste testamentaire. Envahi par la frustration enfantine du mal-aimé, par la rage de l’artiste incompris, il se retire pour se consacrer à la peinture et à la photographie, s’inventant un monde parallèle à celui du cinéma. Il décède du sida en 1990, à l’âge de cinquante-neuf ans.
Prenant la forme d’une relecture rétrospective à la première personne, Jacques Demy, le rose et le noir s’applique à décortiquer le processus de création, les intentions de chaque film, mais aussi les défis qu’ils ont posés en coulisses et les anecdotes de leur fabrication. Par un habile jeu de montage, Florence Platarets et le scénariste Frédéric Bonnaud passent en revue tous les motifs et réminiscences qui traversent une filmographie hétérogène, construite en miroir, relativement brève mais toujours cohérente : les chassés-croisés amoureux dans les villes portuaires, les ballets multicolores, les papiers peints psychédéliques, l’hommage au noir et blanc onirique de Cocteau, le culte voué aux contes de fées et aux mythes médiévaux… De ses treize films espacés de longs silences, certains ne veulent conserver que l’apparence artificielle et bavarde d’une joyeuse nostalgie, forme qui dissimule pourtant un fond politique dense et le pessimisme enfoui du propos : la lutte des classes dans Les Parapluies, l’inceste dans Peau d’âne, les violences policières dans Une chambre en ville, l’addiction aux jeux dans La Baie des Anges… Car oui, chez Demy, le terrible côtoie de très près le bonheur et, quoi que le spectateur puisse en penser, son cinéma, à l’allure de carrousel polychrome et de tourbillon symphonique, s’accomplit dans une forme de radicalité formelle, avec la complicité fondamentale de Michel Legrand, son « petit frère de cinéma » et compositeur attitré. Une cosmogonie « en-chantée » qui scrute les contours des corps glorieux sans les cerner complètement.
Très juste dans son intention, le documentaire montre également que, si Jacques Demy se définissait lui-même comme un « monstre marin gris-bleu aux couleurs changeantes », revendiquant avec fierté sa liberté idéaliste, il rêvait d’un cinéma trop grand pour lui, bien au dessus de ses moyens. Très tôt dans sa carrière — ironisant en interview sur le mastodonte Cléopâtre de Mankiewicz —, il fait l’amer constat que le film est une industrie de plus en plus coûteuse où l’argent tient tout à sa merci. Ce à quoi Walt Disney lui aurait répondu : « Si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire. » Sévan Lesaffre
Jacques Demy, le rose et le noir – Extrait
Synopsis : Jacques Demy, profondément lié à ses rêves d’enfant, est resté un moraliste inébranlable, engagé dans sa vision cinématographique. Bien qu’il n’ait réalisé que treize longs métrages, il a atteint le statut d’icône avec des succès tels que Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort et Peau d’âne. Sa filmographie, remarquablement cohérente mais relativement brève, est ponctuée de longues périodes de silence. La capacité de Demy à enchanter le public était enracinée dans ses luttes personnelles et ses doutes en tant qu’homme de spectacle, ce qui l’a établi comme l’un des plus grands artistes du cinéma français.
Jacques Demy, le rose et le noir – Fiche technique
Réalisation : Florence Platarets
Scénario : Frédéric Bonnaud
Production : Muriel Meynard, Rosalie Varda, Mathieu Demy
Montage : Jean-Baptiste Blanc
Musique : Matteo Locasciulli, Mattia Feliciani, Nicholas Thomas
Distributeur : Ex Nihilo
Durée : 1h28
Genre : Documentaire
Diffusion : sur Arte le 19 décembre 2024