Début septembre 2022, la Mostra de Venise décernait à Catherine Deneuve un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière. L’occasion de se replonger dans la filmographie de l’actrice. Ce mois-ci, le Magduciné a choisi de se concentrer sur sa fructueuse collaboration entre Jacques Demy.
Affranchir Galathée de Pygmalion
Le cinéma est un art collectif. Cette affirmation pourrait sembler une lapalissade tant elle nous paraît évidente. Si une œuvre cinématographique ne saurait se passer du savoir-faire de l’équipe technique et artistique, son existence (et sa réussite) dépendent aussi, en grande partie, de la rencontre entre le cinéaste et son acteur. Si le cinéma américain charrie avec lui un grand nombre de duos iconiques – Robert de Niro et Martin Scorsese, Bill Murray et Wes Anderson, la liste est longue et pourrait être déclinée pendant des heures – le même constat s’impose dans l’hexagone. On pourrait citer entre autre Gerard Depardieu et Maurice Pialat ou encore Pierre Arditi et Alain Resnais.
Vous allez sans doute trouver que ces énumérations n’ont rien à voir avec le sujet de l’article. Vous auriez à la fois tord et raison. S’il est généralement admis de louer les tandems (masculins) qu’à vu naître le septième art, la réciproque n’est pas tout-à-fait vraie lorsque l’acteur est une actrice. Celle-ci est bien souvent perçue comme la « muse » d’un metteur en scène. Ce discours entraîne une perception légèrement erronée, sinon carrément problématique, puisqu’elle minimise le travail de l’actrice, cantonnée au rôle « passif » de simple inspiratrice, accréditant, au passage, l’idée que l’existence du film doit (exclusivement) à l’imagination d’un seule homme. Le cinéma est un art collectif qui ne devrait souffrir d’aucune sorte de projections stéréotypées (et misogyne). Une comédienne peut être une muse et être considérée comme partie prenante de la création artistique (au même titre qu’un acteur) me direz-vous.
La collaboration entre Jacques Demy et Catherine Deneuve illustre peut être très bien ce paradoxe. Magnifiée, emportée vers les confins de terres cinématographiques à l’inventivité folle, l’actrice n’est, cependant, jamais fétichisée par le cinéaste. L’histoire entre le réalisateur et la comédienne commence au début des années 60. Jacques Demy fait partie des jeunes loups du cinéma français. S’il n’a pas encore montré ses crocs, le cinéaste est aux aguets.
Ce dernier vient tout juste de réaliser son premier long-métrage Lola (1961), une comédie musicale sur une entraîneuse (Anouk Aimée) en mal d’amour. Grand admirateur de Max Ophüls et de Vincente Minelli, Jacques Demy a l’idée de faire une drame musical en couleur qui s’appellerait Belle d’amour. Si le projet, rebaptisé Les parapluies de Cherbourg, sera long et difficile à mettre en place, lui laissant le temps de tourner La baie des anges (1962), il parviendra, néanmoins, à voir le jour l’année suivante. Le choix de Catherine Deneuve s’impose d’emblée au cinéaste qui l’avait remarqué, l’année précédente, dans L’homme à femme (Jacques-Gérard Cornu, 1960). Si Les Parapluies de Cherbourg assoie définitivement le succès critique Jacques Demy, il impose également Catherine Deneuve dans le coeur du public.
Catherine Deneuve et Jacques Demy ou l’art de contre-balancer les stéréotypes
La carrière de Catherine Deneuve ne se résume pas à l’oeuvre de Jacques Demy. Pourtant, son nom semble aujourd’hui être indissociable du cinéaste. Ce dernier doit, en effet, à la comédienne ses plus grands succès publiques et critiques.
Dès Les Parapluies de Cherbourg, Catherine Deneuve accepte d’incarner un rôle risqué. On ne voit pas très bien aujourd’hui où se trouve le scandale dans cette comédie musicale pop acidulée. L’histoire possède pourtant tout les ingrédients pour choquer le bourgeois. Le parlé-chanté qui caractérise le film s’avère être une stratégie redoutablement efficace pour évoquer les choses qui fâchent. Le Cherbourg criard à la bonne humeur contagieuse ne doit pas nous tromper. En arrière-plan, la guerre d’Algérie fait rage, emportant avec elle, l’insouciance de la jeunesse. Geneviève découvre que la réalité n’est pas toute rose. Cette dernière comprend que l’amour ne suffit pas toujours face aux impondérables imposés par la société.
Tout juste sortie du film, l’actrice reprend le chemin des tournages. S’ouvre alors une période faste ponctué d’incursions remarquées chez les plus grands cinéastes européens de l’époque. L’actrice incarne des personnages de femmes complexes, tour à tour névrosées (Répulsion, Roman Polanski, 1965), sexuellement frustrés (Belle de jour, Luis Buñuel, 1967) ou indifférentes (La Sirène du Mississipi, François Truffaut, 1969). La comédienne se voit, cependant, très accolée l’étiquette d’actrice froide et austère. Cette image qu’elle a sciemment cultivée est, néanmoins, sans cesse contre-balancée. C’est ici qu’intervient, de nouveau, Jacques Demy.
« Amour, amour, je t’aime tant »
Après avoir passé deux ans aux Etats-Unis où il a tourné Model Shop (1967), Jacques Demi pense déjà à son prochain film. Ce dernier s’inspirerait de la culture populaire française et, tout particulièrement, du conte de fée, un genre cher au réalisateur. Le cinéaste a, en effet, choisi d’adapter le conte de Charles Perrault Peau d’âne. Fidèle à lui-même, le réalisateur dynamite les codes du conte (de fée) en proposant une relecture résolument moderne du mythe initial. L’oeuvre flirte ouvertement avec le politiquement incorrect. Peau d’âne relate, effet, l’histoire d’une princesse voulant échapper aux griffes d’un père un peu trop aimant. Jacques Demy ose aborder le tabou de l’inceste en le maquillant avec le style pop qu’on lui connaît.
En résulte, une œuvre plus grave qu’il n’y paraît. Pour fuir son père, Peau d’âne a le choix entre la misère et la mariage. Elle choisira (de raison) le mariage (d’amour). La liberté du personnage n’est pas négociable, voire est-elle carrément impossible, devant s’incarner (et s’oublier) obligatoirement dans la passion amoureuse. A l’instar des Parapluies de Cherbourg, Jacques Demy interpelle politiquement son public sans jamais en avoir l’air. Les couleurs criardes n’ont – là encore – pas vocation à faire de la figuration. La binarité rouge bleue présente dans le film sert une réflexion plus globale sur le peu d’alternatives qu’offre la société aux femmes désirant s’émanciper du joug patriarcal.
Catherine Deneuve modernise, quant à elle, le personnage de Peau d’âne, loin de correspondre au cliché de la princesse supposément « passive ». Plutôt que de subir une situation non désirée, Peau d’âne choisit de renoncer à son statut (et à l’amour de son père). Elle conserve, cependant, grâce à sa marraine la fée (Delphine Seyrig), des pouvoirs qui lui permettent de prendre sa vie en main (et si besoin est de forcer un peu le destin). Face à un désir masculin qui se veut implacable, Demy et Catherine Deneuve prouvent que le cinéma peut mettre en avant une sororité féminine bienvenue.
Des sœurs jumelles « nées sous le signe des jumeaux »
Si Peau d’âne est instantanément devenu un objet culte, un autre film, réalisé trois plus tôt par le réalisateur, devait lui aussi marquer à jamais l’histoire du septième art. Il s’appelle Les Demoiselles de Rochefort. Cette œuvre mythique s’est imposée dans le panthéon des comédies musicales les plus réussies. Delphine (Catherine Deneuve) et Solange (Françoise Dorléac) Garnier sont des sœurs jumelles « nées sous le signe des jumeaux ». Elevées seules par leur mère (Danielle Darrieux), ces dernières sont à la recherche du grand amour. Derrière ce canevas un brin « cul-cul » se cache une fable politique aussi facétieuse qui jouissive.
A l’image de Peau d’âne, et contrairement à ce que leurs vœux pourraient laisser entendre, Delphine et Solange ne sont pas à cours d’initiatives. Quand l’une décide de quitter son amant, l’autre tombe sous le charme d’un militaire en permission. Pas question pour autant de jouer le jeu de la tradition. Les deux jeunes femmes imposent leur choix et leurs préférences aux personnages masculins. Courtisée par deux danseurs, les sœurs jumelles acceptent d’être leurs partenaires de scène à la condition qu’ils les emmènent à Paris. Catherine Deneuve et sa sœur Françoise Dorléac incarnent avec panache des personnages de femme faisant fi de la morale dominante. La folie virevoltante qui émane de ce film fait écho à celle que l’on retrouve dans L’évènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune.
Quand la joie politise des questions de société
Deux ans après Peau d’âne, le duo Catherine Deneuve-Jacques Demy récidivait au cinéma, en portant cette fois sur les écrans l’histoire d’un homme (Marcello Mastroianni) qui tombe enceint. Son épouse Irène de Fontenoy tient un salon de coiffure qui devient bien malgré lui le centre de l’attention médiatique. À l’inverse de leurs précédents films, Catherine Deneuve ne tient pas ici le haut de l’affiche (du moins en apparence).
L’actrice interprète un rôle qui n’a rien de « second ». Le cinéaste lui confie – là encore – un personnage de femme très en avance sur son temps. Si les années 70 voient se développer le travail féminin, celui-ci reste encore très largement minoritaire. Irène de Fontenoy travaille en pourvoyant, à parts égales avec son conjoint, aux dépenses du ménage. Cette dernière fait également preuve d’une ouverture d’esprit dont ne peuvent pas se vanter l’ensemble des protagonistes masculins du film. Lorsqu’elle découvre l’heureux évènement, elle l’accepte gaiement, y voyant là une nouvelle plus réjouissante qu’affligeante. Ce progressisme affiché anticipe plusieurs débats actuels notamment la reconnaissance de paternité des hommes transgenres ayant donné naissance à des enfants.
Cette comédie musicale atypique et peu connue du répertoire de Jacques Demy illustre les tendances observées plus haut. On y retrouve le style coloré qui a fait la marque de fabrique de son auteur, une myriade de chansons inoubliables interprétées par Mireille Mathieu et – last but not least – un sujet politique servi par une poésie optimiste et surannée. Jacques Demy politise la joie en la mettant au service d’une réflexion qui ne s’embarrasse pas des tabous. Cette collusion permanente entre la réflexion politique et la fantaisie poétique doit beaucoup à la force d’incarnation de son actrice principale. Si Catherine Deneuve s’affirme comme l’actrice fétiche de Jacques Demy, elle ne devient jamais le « fétiche » silencieux du réalisateur. Celle-ci navigue, au contraire , avec intelligence dans un univers complexe qui lui permet d’exprimer toute l’étendue de son talent.