Connu du grand public depuis le succès de son premier long-métrage, Douze hommes en colère (1957), Sidney Lumet réalise en 1964 la plus grande des tragédies de l’âge atomique, à savoir Point Limite. Une œuvre majeure, pourtant longtemps snobée et minimisée, qu’il convient de (re)découvrir dès aujourd’hui.
Synopsis : La défaillance d’un minuscule transistor provoque l’alarme au Strategic Air Command où sont surveillés les mouvements de tous les avions du monde. Cette défaillance fait croire à l’existence d’un engin non identifié. Une escadrille de bombardiers atomiques est envoyée en direction de Moscou.
Le cauchemar peut-il devenir réalité ? La disparition de l’humanité, par le simple fait de l’Homme, est-elle vraisemblable ? Durant la guerre froide, pour pallier cette éventualité, la primauté était faite à la “dissuasion” nucléaire : la crainte de représailles doit prévenir tout passage à l’acte, le discours de la peur est censé garantir le statu quo et, par la même occasion, l’avenir de l’Homme. Seulement, comme rien n’est plus irrationnel que la peur, la possibilité de voir le “statu quo” voler en éclat n’a rien d’utopique, comme nous le rappelle par ailleurs la crise des fusées de Cuba de 1962. C’est bien pour cela que Sidney Lumet fait débuter Point Limite par une scène onirique au symbolisme évident : dans une arène politique où ne résonne plus que la voix des armes, la voie des larmes n’est jamais très loin. Dans un monde où l’on reste sourd à la raison, la mort ne s’esquive jamais éternellement.
Cinéaste politique s’il en est, Sidney Lumet aura mis son cinéma au service d’une vision progressiste du monde, condamnant de film en film l’oppression sous toutes ses formes (la peine de mort dans Douze hommes en colère, l’autoritarisme dans La Colline des hommes perdus, etc.). Lorsque survint la Crise de Cuba, il s’empara tout de suite du sujet pour rappeler que le risque d’une guerre nucléaire est réel et ne doit surtout pas être minimisé : le pire ne s’évite pas toujours, il faut en prendre conscience avant de se laisser enfermer dans une logique guerrière absurde, tel un torero dans l’arène…
Malheureusement pour lui, sa voix peinera à se faire entendre : au même moment, Stanley Kubrick aborde également la question de la bombe nucléaire, en réalisant Docteur Folamour pour le compte de la Columbia Pictures. Même si le rapport entre les deux projets est ténu, il est suffisant pour faire réagir le puissant studio qui intente immédiatement un procès. Le film de Lumet sortira tardivement et dans l’indifférence générale. La bombe cinématographique tant voulue vient de se transformer en pétard mouillé.
Bien sûr, la réhabilitation s’impose, d’autant plus que l’œuvre en question s’avère bien plus complexe qu’il n’y paraît. Car, contrairement à ce que le contexte historique peut laisser entendre, Point Limite interroge moins l’attitude des superpuissances durant la guerre froide que le délitement progressif de nos propres civilisations, et notamment de notre culture politicienne. Derrière le danger incarné par la bombe nucléaire, se cache en effet un mal beaucoup plus abstrait et profond que le préambule caractérise très bien.
Loin d’être anodines, ces séquences résument le propos de Lumet tout en octroyant au film sa dimension symbolique : le personnage de Miss Wolfe, séduite par le scénario apocalyptique qui lui est décrit, incarne ce nihilisme qui a fini par s’infiltrer dans les coulisses mêmes du pouvoir. La gifle qu’elle reçoit ne la fait pas uniquement sortir du récit, elle résume la position d’un cinéaste qui refuse de voir les valeurs humanistes être sacrifiées sur l’autel d’une quelconque idéologie : “Je ne suis pas de votre espèce”, lui assénera Walter Matthau. En effet, l’humain est encore de ce monde, mais pour combien de temps ?
Outre son aptitude à se jouer des genres (mélangeant thriller minimaliste et enjeu diplomatique), Point Limite diffuse un sous-texte allégorique qui le rend infiniment estimable : c’est la place de l’humanisme qui est questionnée, c’est le logos qui est mis à l’épreuve. Le scénario – signé par l’excellent Walter Bernstein – nous le montre très bien : plus on avance dans le récit, plus le risque de catastrophe nucléaire est grandissant, plus l’Homme semble défaillant et impuissant. C’est le renoncement de l’individu à être ce qu’il est, qui rend la crise possible : nous n’avons plus d’emprise sur les machines (un simple court-circuit suffit à entraîner le monde au bord du chaos), ou sur les protocoles que nous avons créés (une fois le “fail-safe point” atteint, les pilotes coupent les transmissions et ne sont plus que des robots exécutant leur tâche). La grande force de Point Limite sera de transformer la guerre froide en théâtre allégorique pour fustiger cette culture de la “dissuasion” qui remplace celle de la “persuasion”, c’est-à-dire celle où l’Homme a encore son mot à dire…
Ainsi, de tous les films de Lumet, Point Limite est sans doute celui qui accorde le plus d’importance au “langage”. Subtilement, d’ailleurs, la mise en scène nous le fait comprendre en faisant basculer le récit dans un univers huis clos dès que la crise s’annonce : alors qu’une “mauvaise information” est transmise aux bombardiers, on s’enfonce dans les sous-sols de la Maison-Blanche, dans un bunker souterrain, entre les quatre murs d’un minuscule bureau privé de fenêtre. Voilà, en l’espace de quelques plans, comment le cinéaste matérialise à l’écran le piège dans lequel les hommes viennent de s’enfermer ! L’action étant rejetée en hors-champ, on comprend alors que seule la parole peut éventuellement empêcher le désastre : il va falloir “persuader” son interlocuteur de sa bonne foi, il va falloir surtout rompre avec le langage “dissuasif” pour laisser exprimer celui de la raison humaine.
Seulement, dans un monde qui ressemble de plus en plus à celui de Miss Wolfe, avec sa paranoïa débordante et son culte de la machine, il est bien difficile de faire entendre raison. La parole, pour qu’elle soit entendue, doit déjà se frayer un chemin entre les différents obstacles qui se dressent devant elle : dans Point Limite, les discussions sont rarement directes et les interférences nombreuses (on communique via un interprète, un téléphone, un écran, etc.). L’autre, d’ailleurs, devient un interlocuteur dématérialisé, comme le symbolise très bien le téléphone rouge qui se substitue au président soviétique. Et lorsque la parole circule, nous dit Lumet, elle est bien souvent mal comprise : le président des Etats-Unis ne parvient pas à convaincre ses propres pilotes, tandis que ses généraux ne peuvent gagner la confiance de leurs homologues soviétiques.
Avec peu de moyens, et sans recourir au “spectaculaire”, Point Limite nous laisse voir la vision saisissante d’un monde où la politique internationale est réduite à un dialogue de sourds. Une image va tout remarquablement illustrer son propos, celle où l’état-major américain observe impuissant l’avancée des avions sur l’écran : tandis que le mécanisme d’intimidation s’exécute froidement, l’Homme est relégué au rang de simple spectateur. Lorsque celui-ci peut enfin prendre la parole, à travers la figure du président incarnée par Henry Fonda, la conciliation prend le pas sur la folie guerrière : les individus se comprennent et peuvent négocier leur survie. Ce qui n’est plus le cas dans un monde où résonne seulement le discours dissuasif, prôné notamment par Lyndon Johnson. Les dernières images du film, qui font clairement allusion à son spot de campagne, vont d’ailleurs illustrer sa rhétorique guerrière : le décompte annonce l’imminence de la bombe. Le silence, qui s’ensuit, viendra définitivement clore tout débat.
Point Limite : bande-annonce
Point Limite : fiche technique
Titre : Point limite
Réalisation : Sidney Lumet
Scénario : Walter Bernstein d’après Eugene Burdick et Harvey Wheeler
Production : Sidney Lumet, Max E. Youngstein et Charles H. Maguire
Photographie : Gerald Hirschfeld
Montage : Ralph Rosenblum
Genre : Drame, thriller
Durée : 112 minutes
Date de sortie : 1964