« Hors la Vie » de Maroun Baghdadi, ou les limbes de l’existence

Librement inspiré de l’ouvrage du journaliste et grand reporter français Roger Auque, Un otage à Beyrouth, Hors la Vie est un film déterminant. Déterminant pour la représentation de la guerre mais également pour l’exportation du cinéma libanais à l’étranger. Prix du jury en 1991 au Festival de Cannes (avec Europa de Lars von Trier), le film frappe là où ça fait mal. En plein corps. En plein cœur.

Un sujet actuel

Beyrouth, fin des années 1980. Factions en plein combat. Mères qui pleurent leurs fils, disparus ou tués… Patrick Perrault (Hippolyte Girardot), photographe français, une Nikon à la main, ne laisse aucun détail lui échapper. Il est là pour couvrir la Guerre du Liban. L’éthique n’importe presque plus tant son regard semble fasciné, avide de saisir, par bribes visuelles, la douleur des Libanais. Pourtant, Perrault est enlevé et séquestré. Avec une telle violence, qu’il en oublie presque ce que cela signifie de vivre avec les vivants.

Lorsque le film est présenté à Cannes, en mai 1991, la guerre du Liban vient de s’achever, à peine un peu plus de six mois plus tôt. Hors la Vie s’impose donc tout de suite comme une œuvre d’une grande actualité. Une œuvre presque documentaire et journalistique qui témoigne en interne de la situation, sans prendre parti. Le scénario de Maroun Baghdadi, Didier Decoin et Elias Khoury ne cherche de fait pas à faire une histoire de la guerre. Hors la Vie ne tente pas d’expliquer et d’analyser. Il montre.

La nécessité de documenter

En un sens, Maroun Baghdadi ne fait pas (vraiment) de politique. Bien évidemment, aborder de front la prise d’otages de Français durant la guerre civile libanaise est un sujet éminemment politique. Cependant, le réalisateur opte pour une forme assez sobre. Du moins, une forme où il s’efface pour laisser parler les images. Le film ne nous dit jamais quoi penser : il n’impose rien gratuitement. Les images, presque brutes, semblent être jetées là, par hasard. Elles ne se veulent pas dramatiques, misérabilistes, théâtrales… Elles se veulent au plus près du réel. Sans fioritures. Sans ajouts en trop. Le montage de Luc Barnier, monteur notamment des films d’Olivier Assayas, trace avec justesse ce fil, tendu, du réel. La partition musicale de Nicola Piovani, quant à elle, intervient comme un souffle. Avec délicatesse pour nous rappeler que nous sommes au cinéma. Mais jamais pour être de trop.

Finalement, comme le personnage de Patrick Perrault qui déclare « Putain, j’y comprends plus rien », le spectateur ne parvient jamais à comprendre. Nous ne pouvons cerner les raisons de l’enlèvement. Pourquoi est-il enlevé, séquestré ? De quoi est-il accusé ? Par qui ? Et pourquoi ? Ces questions, assez rhétoriques, sont à l’image même de cette guerre célèbre pour être complexe. Lorsque le protagoniste demande pourquoi il est là, on lui répond « Cherche, tu n’as que ça à faire ici ». Ironiquement, c’est dans une salle de classe que Patrick Perrault est enfermé, le lieu du savoir. Du moins, de la transmission du savoir. Les bourreaux savent-ils eux-mêmes pourquoi ils ont fait de Perrault leur otage ? Le film est nécessaire, aujourd’hui encore, justement parce qu’il ne tente pas de résoudre ce mystère mais il l’admet. Il ne tombe pas dans des interprétations faciles et sans doute fallacieuses. Encore une fois, la force du propos de Hors la Vie est de montrer.

L’absurdité de la guerre

Certes, nous sommes entraînés dans la longue chute de Patrick Perrault, puisque le film raconte l’histoire de cet homme. Néanmoins, l’œuvre de Baghdadi est bien plus une œuvre nuancée sur l’absurdité de la guerre en général qu’un discours politique bien trop poli sur la situation particulière au Liban. Alors qu’il est séquestré, Patrick Perrault se rapproche de l’un de ses bourreaux, Ali, qu’il surnomme Philippe (Habib Hammoud). Si ce dernier reste assez clair sur ses intentions, sur son « camp », les deux hommes partagent toutefois quelques moments de camaraderie, notamment en chantant du Dalida ou du Feyrouz. Baghdadi semble nous dire que rien n’est blanc et noir seulement. Les choses sont toujours plus. La question n’est même plus tant sur la Guerre du Liban ou non. Le film semble documenter sur tout type d’acharnement, de torture, contre l’intégrité humaine. Qu’elle soit physique ou morale.

Lorsque Patrick est enfermé, ses bourreaux s’amusent. Certains jouent avec les armes, d’autres draguent par téléphone. Certains imitent Robert De Niro dans Taxi Driver tandis que d’autres parlent de la retraite de Michel Platini. Ces petites scènes portent en elles un sens très fort, montrant à quel point toute cette guerre n’est qu’un jeu. Une mauvaise farce, violente et destructrice mais une farce quand même. Le personnage de Ahmed (Hassan Farhat) renvoie à la situation propre au Liban. Il raconte en effet à Patrick qu’il a aussi bien combattu pour que contre les Palestiniens. Une inconsistance qui fonde cette complexité de la Guerre du Liban.

Mourir à petit feu

Malgré tout, une chose reste certaine : la violence des conditions de séquestration illustrées par Hors la Vie. Le titre traduit bien de cette descente aux Enfers que va connaître progressivement Patrick Perrault, qui sort de la vie avec les vivants, pour rejoindre les morts. Ou plutôt, les morts-vivants. Dans ce rôle pour lequel il a perdu une dizaine de kilos, Hippolyte Girardot est criant de vérité, habité par la justesse. Devant nos yeux, il « devient cinglé » comme il le dit. « Même moi je deviens de la merde ». Il n’est plus humain, trop humain. Il est sous humain. Un cadavre qui ne tient à rien. Girardot incarne avec brio cette dépossession des sens. Du regard.

Une histoire de l’œil

Parce que la question du regard est cruciale dans Hors la Vie. De par son métier même, Patrick Perrault a besoin de ses yeux. Au début du film, ses yeux de photographe sont posés sur le malheur d’autrui. C’est son propre malheur que portent en eux ses yeux, désormais fatigués et vides, à la fin du film. L’œuvre de Maroun Baghdadi est anxiogène parce qu’elle parvient à créer ce chemin tortueux. Un crescendo glacial dans le malheur. Le film, très sombre, montre un monde extérieur douloureux puisqu’en guerre mais qui reste plus lumineux que l’enfermement. Un monde qui fonctionne toujours selon les changements, jour et nuit. Malheureusement, la lumière du dehors est un leurre. Une chimère inatteignable, bien loin de la prison froide et noire.

Le film s’ouvre donc sur les yeux actifs de Patrick Perrault. Ces mêmes yeux qui seront masqués par un sac sur sa tête puis bandés par un foulard, une fois devenu otage. On lui demande souvent de fermer les yeux. On lui dit « Si tu vois nos visages, c’est fini pour toi ». Il ne peut regarder que dans des miroirs qui seront détruits ou par le tissu de son foulard, laissant entrevoir un peu de lumière. Mais il est puni pour cela « Tu triches. Tu mets mal ton bandeau. Tu regardes en-dessous ». Comme Orphée qui descend aux Enfers, on lui intime l’ordre de ne pas se retourner. On lui dit, en anglais « This is Lebanon, man. Don’t trust your eyes. Things are never the way they look ». Patrick répondra, un peu plus tard « I’m blind ». Patrick a besoin de ses yeux. Mais il est devenu aveugle. Patrick veut voir. Et savoir. Mais il ne perd pas cette envie.

Est-ce cela qui l’aura sauvé ? Au fond, l’est-il vraiment ? Peut-être qu’il en a dorénavant trop vu.