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Les cinéphiles du dimanche #2 : Inside Man, Carnage, Welfare, Sex and Fury…

Sebastien Guilhermet Redacteur en Chef

C’est parti pour une deuxième séance de nos cinéphiles du dimanche. Une fois par mois, quelques uns de nos rédacteurs vont se réunir pour disserter, analyser et vous faire part d’une petite sélection de films vus ou revus dernièrement. Pour ce mois de septembre, on vous parle de joyeusetés comme Paper Moon, Inside Man ou Welfare.

Paper Moon de Peter Bogdanovich

Le Kansas, pendant la Grande Dépression. Un gros plan sur un visage d’enfant, dans un décor désertique. Addie assiste à l’enterrement de sa maman. Elle ne connaît pas son père, ce qui fait d’elle une orpheline à l’âge de neuf ans. Moses, un escroc qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, a la charge de la véhiculer jusqu’au Missouri, où elle doit rejoindre une tante qui se révèlera incapable de la reconnaître lorsqu’elle se présentera à sa porte. 

Paper Moon est un film sur les liens filiaux. Addie voit un père putatif derrière chaque homme. Mais elle se cramponne à l’idée que Moses, avec qui elle partage une même mâchoire, est peut-être ce géniteur qu’elle n’a jamais connu. Durant tout le périple qui les mènera du Kansas au Missouri, les deux personnages vont s’éveiller l’un à l’autre, de manière souvent facétieuse (notamment en mettant au point des escroqueries), mais aussi avec une tendresse que Peter Bogdanovich restitue parfaitement à l’écran.

Paper Moon est aussi une fresque nuancée sur l’enfance : le long métrage expose ses fragilités, sa dépendance, mais aussi ses audaces et son insubordination. Tatum O’Neal fume une clope au bout de quinze minutes de film. Puis, elle se lance dans une grande conversation sur la prostitution. Et entretemps, elle aura arnaqué des veuves et des commerçants, et aura été prise pour un garçon par un coiffeur.

Amusant, touchant, filmé en clerc, Paper Moon s’empare du road-movie pour raconter la Grande Dépression et ses contrecoups. Moses vend des Bibles à des veuves éplorées en leur faisant croire qu’il s’agit d’une commande de leur mari fraîchement disparu. Il vivote au jour le jour grâce à ses petites escroqueries. Quand il lie connaissance avec une « danseuse », celle-ci se révèle être une prostituée monnayant son corps pour cinq dollars. Et plus tard, il croisera la route d’un bootlegger et de policiers corrompus… Toutes ces rencontres ne servent finalement qu’à une chose : asseoir la relation de filiation qui s’instaure entre Moses et Addie, père et fille au civil.

Jonathan Fanara

Welfare de Frederick Wiseman

« Who’s next ? », s’exclame sans amabilité une employée de l’assistance publique. A qui le tour ? Sans doute celui de quelqu’un à qui l’on va demander d’attendre, de revenir le lendemain, de faire appel, d’aller voir ailleurs ou de rentrer chez soi. En attendant, comment se loger, comment se nourrir ? On élude la question. « On ne peut rien faire de plus ». Par contre, on peut mettre en doute ce que vous dites, des fois que vous prétendriez indûment à quelques dollars de trop. Votre dossier risque d’être clos au moindre faux pas : malheur à ceux qui ne maîtrisent pas les subtilités bureaucratiques.

Il faut prouver que vous êtes malade, enceinte, séparée de votre mari, et que vous ne faites pas n’importe quoi avec l’argent qu’on vous a filé. Vous êtes suspect parce que pauvre. Et souvent noir ou hispanophone, ce qui n’aide pas trop. Vous pouvez aussi être une femme enceinte ou une jeune mère célibataire, un ex-taulard ou un toxico, et alors on vous fait comprendre que vous avez une petite part de responsabilité dans votre situation difficile. Pour autant, les profils ne sont pas uniformes. Il y a de tout, dans cette foule bigarrée, même des gens bien mis qui ne pensaient jamais atterrir là ou encore un vétéran raciste cherchant querelle à un flic noir impressionnant de sang-froid.

De l’autre côté des guichets aussi, il y a de tout : des gens de bonne volonté, compréhensifs autant qu’impuissants, et d’autres, dépourvus de la moindre compassion, cachant fort mal leur mépris, finissant par lâcher un « Get a job ! » cinglant à un type expliquant qu’il n’a plus un rond. Chacun a sa façon de procéder, entend-on. De fait, il y a surtout des gens en train de faire leur boulot et subissant les légitimes invectives des laissés-pour-compte. « Râlez contre la loi, pas contre moi », semblent-ils penser. Eux-mêmes se plaignent, du manque de personnel ou des collègues qui grillent la priorité à l’avancement. Pendant que les nécessiteux continuent de faire la queue. Ce que retransmet la caméra du documentariste Frederick Wiseman pendant presque trois heures est de nature à affadir un chouïa les fictions de Franz Kafka.

Victor Agaty

Carnage de Roman Polanski

J’ai toujours aimé Carnage. Roman Polanski y met à mal une certaine idée de l’upper class new-yorkaise, tandis que Jodie Foster et Christoph Waltz y délivrent des numéros d’acteur déconcertants. Dans ce huis clos théâtral, il suffit d’une caméra indiscrète pour capturer toute l’hypocrisie d’un milieu social qui se voit plus beau qu’il ne l’est : une écrivaine sensible aux drames africains se mue en donneuse de leçons hystérique ; un père de famille lambda (John C. Reilly) se révèle par bribes jusqu’à faire l’étalage d’une insatisfaction interpellante ; un avocat de l’industrie pharmaceutique se montre davantage préoccupé par une affaire judiciaire en cours que par les gestes de violence dont s’est rendu coupable son fils. Les jugements à l’emporte-pièce, le nombrilisme, l’incommunicabilité, les faux-semblants, l’attachement excessif à certains objets (un livre ou un téléphone, par exemple) irriguent le film de part en part, dans une gradation maîtrisée de l’horreur domestique et humaine. Pourtant, je peux entendre un autre son de cloche : une accusation de négation de la mise en scène, des ficelles scénaristiques superficielles qui enfoncent des portes ouvertes (l’addiction au téléphone, l’alcoolisme, les déficits de parentalité, la vie de couple et ses travers…), une dénonciation systématique de tout qui ne débouche sur rien… Carnage a effectivement deux faces. Et je me demande dans quelle mesure il ne révèle pas, en première intention, ceux qui l’observent. Ou du moins leurs attentes, voire leur conception du cinéma. 

Jonathan Fanara

La Noce de Pavel Lounguine

La belle Tania revient dans le village de son enfance, après plusieurs années passées à Moscou. Elle retrouve le garçon qu’elle avait aimé dans son enfance, Michka, et, avec beaucoup d’audace, elle joue son mariage avec lui à pile ou face. La pièce tombant du bon côté, il va donc falloir organiser ces noces improvisées. Pavel Lounguine a surtout été le grand observateur des transformations de la Russie lors des années Eltsine. Pas besoin de faire de grands discours politiques, sa description de la Russie dite « profonde » est suffisamment parlante : des salaires qui n’arrivent que tous les six mois (quand ils arrivent), des habitants abandonnés à leur sort sans la moindre trace de service public, une toute-puissance des hommes d’affaires locaux, qui agissent comme des seigneurs féodaux en « achetant » la police et en cherchant à dominer toute la population locale, etc. La situation sociale de la Russie, en cette fin des années 90, est désastreuse. Et pourtant, Lounguine va faire un film joyeux, enlevé, entraînant et plein d’espoir qui n’est pas sans rappeler le cinéma d’Emir Kusturica. Omniprésence de la musique, danses, rires, boissons et nourriture, et surtout une solidarité consolidée par la nécessité de se débrouiller seuls au milieu de ce marasme : le cinéaste de La Noce montre qu’il a un grand espoir dans la population de la Russie.

Hervé Aubert

Inside Man de Spike Lee

Inside Man, c’est du Spike Lee pur jus. Mais Inside Man, ça ressemble à tout sauf à du Spike Lee. Voilà une entrée en matière des plus paradoxales. Et pourtant, Inside Man, c’est à la fois Denzel Washington, des surexpositions lumineuses, du trans-trav, des effets recherchés de mise en scène, un propos incandescent (les richesses nées du nazisme) et Jodie Foster, Clive Owen, Willem Dafoe, un film de braquage a priori « standard », 184 millions de dollars de recettes dans le monde, etc. Il y a là la règle et l’exception. Comme quoi, même quand il se normalise, Spike Lee parvient quand même à nous faire gamberger. Au-delà de ces considérations un peu superficielles, c’est un long métrage qui fonctionne à merveille – dans les limites imposées par son énoncé : la construction dramatique, le suspense, les personnages, le nœud à démêler, l’inversion des figures truandes et virginales, tout concourt à apporter au spectateur la satisfaction d’un thriller/policier (?) mené d’une main de maître. Une main jusque-là habituée aux flops commerciaux, aux polémiques et aux thématiques liées à la communauté afro-américaine.

Jonathan Fanara

Sex and Fury de Norifumi Suzuki

Sex and Fury, film de pinky violence, est une œuvre nippone débridée, féministe, à l’érotisme exacerbé grâce à la plastique suave de Christina Lindberg et de la véloce Reiko Ike. Entre deux scènes de bastons fulgurantes à coups de sabres et en kimono ponctuées d’une reconstitution d’époques admirable, ou entre deux scènes érotiques lascives, le scénario se décante avec parcimonie malgré cette multitude de personnages. Derrière cette simple histoire de vengeance, se cache une intrigue un peu plus fouillée, un engrenage plus complexe et tarabiscoté mettant en scène, la corruption d’hommes hauts placés, l’esclavagisme de la jeune Yuki et l’espionnage de Christina se retrouvant aux trousses de son amant.

Norifumi Suzuki apporte un soin tout particulier au visuel de son film en y éparpillant une créativité esthétique bienvenue, parfois flamboyante faisant du cinéma de genre un terrain de jeu récréatif comme en atteste cette immense scène où l’on voit Ocho se battre nue avec son sabre sortant de son bain contre une dizaine d’hommes. Scène à la fois drôle et terriblement épique se finissant sur un jeu d’ombres dans la neige visuellement bluffant. Quelques tics visuels un petit peu redondants mais toujours joueurs sont utilisés à bon escient pour donner un côté très western à Sex and Fury à l’image de cette partie de poker au montage parfait entre regard bluffé et image subliminale érotique. La bataille finale acharnée et iconique avec une musique blues/folk anachronique redonnera un second souffle pour finir Sex and Fury en apothéose.

Sébastien Guilhermet

Hidden de Jack Sholder

Revoir Hidden de nos jours, c’est d’abord se replonger dans un film caractéristique des années 80. L’esthétique, les voitures, les habits, la musique et même les coiffures : tout, de nos jours, apporte un arrière-goût de nostalgie à ceux qui sont attirés par cette décennie. Mais Hidden, c’est bien plus que cela. Grand Prix au festival du film fantastique d’Avoriaz en 1988, le film raconte comment un policier (interprété par Michael Nouri) et un agent du FBI (Kyle MacLachlan, qui sortait juste du Blue Velvet de Lynch) vont traquer un être énigmatique dans les rues de San Francisco. Si le mystère de l’identité de cette créature ne tient pas très longtemps, le rythme est par contre impeccable. Le passage d’un corps à l’autre relance sans cesse l’action et multiplie les situations. La tension augmente progressivement jusqu’à un excellent final. Et finalement, on se retrouve avec un très bon divertissement, et il n’est pas nécessaire d’être nostalgique des années 80 pour l’apprécier.

Hervé Aubert

My Own Private Idaho de Gus Van Sant

Si le cinéma de Gus Van Sant est l’un de ceux que l’on peut considérer comme les plus inspirés, My Own Private Idaho est l’un des rares films de son auteur qui déçoit un peu. Tout y est notable et intelligent, des flashs lorsque Mike s’endort à la construction des oppositions entre vagabonds et conformistes, le film est assez vibrant et convaincant mais l’ensemble demeure bien trop froid pour embarquer réellement son public dans le lien qui unit les deux personnages. La poésie attendue cède la place à l’indifférence malheureuse, parce que vraiment, on voulait l’aimer ce film. Reste la beauté de l’errance sur les routes américaines qui donne une nouvelle force à l’oeuvre et des images figées dans la mémoire.

Gwennaëlle Masle