Ça tourne à Manhattan, ou le métacinéma marginal des années 90

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Sorti en plein cœur des années 90, Ça tourne à Manhattan navigue entre fiction, rêve et réalité, et expose les coulisses chaotiques du tournage d’un film indépendant. Soit du cinéma conscient de lui-même, qui ne manque pas de faire preuve d’autodérision, le tout étant ponctué de situations comiques particulièrement irrésistibles. Une réussite qui traite de la dualité et la complémentarité d’Hollywood et des films à petit budget.

Avec son discours astucieux sur le cinéma, ses différentes techniques sur la forme (caméra à l’épaule, noir et blanc granuleux ou couleur selon le contexte), son regard caustique des relations humaines, Ça tourne à Manhattan est une œuvre malicieuse, en marge, qui sait narrer le tournage d’un film indépendant avec ce que le procédé sous-entend en seconde lecture (différence de réputation entre grosses et petites productions, critique générale du système).

Cette grande lucidité (des normes artistiques, des codes du genre, des différentes appréciations du public et des professionnels) participe à une vision unique et juste de ce que peut offrir le métacinéma.

Le titre original, Living in Oblivion, révèle une mise en abyme, puisqu’il est également le titre du film tourné dans le film. On se retrouve donc avec un film à petit budget sur l’histoire d’un film à petit budget, avec ses péripéties, ses imprévus, son amateurisme, ses états de crise, ses états de grâce, le tout sous le regard loufoque et bien senti de Tom DiCillo.

L’introduction expose très vite l’instrument principal du cinéma : la caméra. Un zoom lent le met en avant avec insistance et évoque le sujet du long-métrage, c’est-à-dire l’exercice filmique, soit la capacité à partager une vision, un point de vue, un discours, un narratif. Il s’agit d’un outil contenant un potentiel, un pouvoir ayant la finalité qu’on veut bien lui donner. Son utilité pratique, à travers la synergie, les différentes aspirations du réalisateur, des acteurs, des techniciens, constitue l’élément central du film.

Le tout repose sur le tournage de trois scènes. À chaque fois, le réalisateur subit des déconvenues, ce qui engendre des prises répétées au point de mettre ses nerfs à rude épreuve, pour un résultat souvent désopilant.

Trois personnages sortent du lot et participent au propos général et la grille de lecture du film : le réalisateur, l’actrice principale et la “star”.

Le réalisateur, d’abord, Nick Reve, interprété par Steve Buscemi. Ce dernier vit une crise majeure et cherche un sens profond à son travail. Un de ses rêves montré à l’écran le démontre. Il essaie plusieurs fois de se contenir malgré ce qui lui arrive, jusqu’à ce qu’il perde son sang-froid dans une scène filmée caméra à l’épaule qui fait preuve d’une certaine virtuosité. La situation semble surréaliste. Son visage crève l’écran. Il y a des échos dans sa voix et son cri soudain explose de manière elliptique. Le personnage aura besoin d’une sorte de coup de pouce du destin pour retrouver foi en son travail. En ce sens, c’est un individu qui peut être irrationnel, car ce n’est qu’à la suite d’un contexte favorable qu’il voudra continuer à tourner. Le film joue sur cette ambiguïté, en laissant supposer qu’il est comme victime d’une malédiction, d’un sort qu’il faut déjouer.

L’actrice principale, ensuite (Nicole Springer), jouée par Catherine Keener. Elle possède des points communs avec son personnage. Ces similarités donnent lieu à une scène dramatique difficile à jouer pour elle, car faisant écho à son propre vécu. Son manque de confiance vient également du fait qu’elle est connue pour sa scène de douche avec Richard Gere et un clip de Michael Bolton. Elle tourne dans un film d’auteur afin de gagner une légitimité et une crédibilité dans le milieu. Une scène hilarante la montre en train de jouer de manière exceptionnelle alors que le cadreur n’est plus là pour filmer. Une dichotomie s’opère alors entre la scène (émouvante) et son effet (le rire provoqué). Un contraste bien trouvé qui manifeste une certaine maitrise des enjeux comiques de la part Tom DiCillo.

La star, enfin, Chad Palomino, incarné par James LeGros. Il est le lien entre l’univers des grosses et des petites productions.

J’ai deux autres films après le tien. Dans l’un, je joue un violeur qui séduit Michelle Pfeiffer. Dans l’autre, je suis un serial killer sexy qui se tape Winona Ryder.

Très élogieux sur le travail du réalisateur et critique envers ce qu’il appelle la “guimauve d’Hollywood”, il est la caricature de la star qui fait mine de tout donner pour son personnage, alors qu’il passe son temps à ignorer les directives et satisfaire son ego.

La contradiction qu’il y a entre ce qu’il dit du réalisateur et sa volonté d’imposer son travail finit par générer un règlement de compte.

J’ai accepté ce rôle uniquement parce qu’il parait que t’es pote avec Quentin Tarantino ! T’es nul, mec !

Il est question ici d’opportunisme, de profiter de certaines circonstances afin de satisfaire ses intérêts personnels (sa carrière).

Les autres personnages ne sont pas en reste et participent à l’excellente ambiance générale. Que ce soit le cadreur viril, mais au cœur tendre, Wolf (Dermot Mulroney) exagérant une douleur dans son œil pour attirer l’attention de sa compagne qui veut aller voir ailleurs (Danielle von Zerneck, très à l’aise), ou Tito (Peter Dinklage, célèbre aujourd’hui pour Game of Thrones), frustré d’être une personne de petite taille, dénonçant son rôle stéréotypé dans le film : tous font preuve d’un jeu naturel, parfois déluré, et sans fausse note.

En s’attachant à déployer, renouveler certaines idées de mise en forme, à exposer les dessous du milieu, critiquer le formatage des grosses productions, mais aussi l’exploitation de la bonne réputation des films indépendants, tout en montrant ce qui est parfois de l’amateurisme dans sa pratique, Ça tourne à Manhattan est une comédie savoureuse, subtile, que les plus fins gourmets du septième art se doivent de connaître. Il s’agit sans doute de ce que le métacinéma a pu produire de mieux dans les années 90.

Bande-annonce : Ça tourne à Manhattan

Fiche technique : Ça tourne à Manhattan

Synopsis : Les affres du tournage d’un film indépendant à petit budget, oscillant entre rêves et réalité, entre noir et blanc et couleur, entre acteurs pathétiques, ambitieux et narcissiques, et réalisateur débordé. 

  • Titre français : Ça tourne à Manhattan
  • Titre original : Living in Oblivion
  • Réalisation et scénario : Tom DiCillo
  • Musique : Jim Farmer
  • Photographie : Frank Prinzi
  • Montage : Dana Congdon et Camilia Toniolo
  • Producteurs : Michael Griffiths, Marcus Viscidi et Hilary Gilford
  • Coproducteur : Meredith Zamsky
  • Producteur exécutif : Hilary Gilford
  • Coproducteurs exécutifs : Robert M. Sertner et Frank von Zerneck
  • Producteurs associés : Jane Gil, Dermot Mulroney et Danielle von Zerneck
  • Distribution des rôles : Marcia Shulman
  • Création des décors : Stephanie Carroll et Thérèse DePrez
  • Direction artistique : Janine Michelle et Scott Pask
  • Création des costumes : Ellen Lutter
  • Sociétés de production : Lemon-Sky, USA
  • Budget : 500 000 $
  • Pays : États-Unis
  • Format : Couleur et noir et blanc
  • Genre : Comédie dramatique
  • Durée : 90 minutes
  • Année de production : 1994
  • Dates de sortie en salles : 21 juin 1995 (États-Unis), 13 septembre 1995 (France)
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